VI La Linda .

La nuit était sombre.

Aucune étoile ne brillait au ciel ; la lune, cachée derrière les nuages, ne répandait qu’une lueur pâle et blafarde qui, lorsqu’elle disparaissait, rendait les ténèbres plus épaisses encore.

Les rues étaient désertes : de loin en loin, on entendait résonner les pas furtifs des serenos qui veillaient seuls à cette heure.

Les deux hommes que, sur la Plaça Mayor, nous avons vus enlever le blessé, marchèrent longtemps chargés de leur étrange fardeau, s’arrêtant au moindre bruit suspect et se cachant dans l’enfoncement d’une porte, ou à l’angle d’une rue, pour laisser passer, sans être découverts, les serenos qui auraient pu leur demander compte de leur présence dans les rues à une heure indue.

Depuis la découverte de la conspiration, ordre était donné qu’à onze heures du soir tous les citoyens fussent rentrés chez eux.

Après des détours sans nombre, les inconnus s’arrêtèrent dans la rue d’El Mercado, l’une des plus retirées et des plus étroites de Santiago.

Au bruit de leurs pas, une porte s’ouvrit.

Une femme, vêtue de blanc, tenant à sa main une chandelle dont elle cachait la lumière avec la paume de la main gauche, parut sur le seuil.

Les deux hommes s’arrêtèrent.

L’un d’eux sortit une mèche de la poche de sa veste et battit le briquet en faisant jaillir le plus d’étincelles qu’il pouvait de la pierre.

À ce signal, car c’en était évidemment un, la femme éteignit sa lumière en disant à voix haute, comme se parlant à elle-même :

– Dios proteje a Chile ! – Que Dieu protège le Chili !

– Dios lio ha protejido ! – Dieu l’a protégé ! – répondit l’homme au briquet, en remettant son ustensile dans sa poche.

La femme poussa un cri de joie, étouffé par la prudence.

– Venez ! venez ! dit-elle à demi-voix.

En un instant les deux hommes furent à ses côtés.

– Il vit ? demanda-t-elle avec anxiété.

– Il vit ! répondit un des inconnus.

– Entrez ! au nom du ciel ! reprit-elle.

Les porteurs, guidés par la femme qui avait rallumé sa chandelle, disparurent dans la maison, dont la porte se referma immédiatement sur eux.

Toutes les maisons de Santiago se ressemblent quant aux dispositions intérieures ; en décrire une, c’est les décrire toutes.

Une large porte ornée de pilastres conduit au patio, grande cour d’entrée, au fond de laquelle se trouve la pièce principale, qui est ordinairement une salle à manger.

De chaque côté, sont des chambres à coucher, des salons de réception et des cabinets de travail.

Derrière ces appartements se trouve la huerta ou jardin, disposé avec goût, orné de fontaines et planté d’orangers, de citronniers, grenadiers, tilleuls, cèdres et palmiers, qui poussent avec une force de végétation incroyable.

Après le jardin vient le corral, vaste enclos destiné aux chevaux et aux voitures.

La maison dans laquelle nous avons introduit le lecteur ne différait des autres que par le luxe princier de son ameublement, qui semblait indiquer que son propriétaire était un personnage important.

Les deux hommes, toujours précédés par la femme qui leur servait de guide, entrèrent dans un petit salon dont les fenêtres donnaient sur le jardin.

Ils déposèrent leur fardeau humain sur un lit de repos et se retirèrent sans prononcer une parole, après s’être inclinés respectueusement.

La femme resta un instant immobile, écoutant le bruit de leurs pas qui s’éloignaient.

Lorsque tout fut rentré dans le silence, elle s’élança d’un bond vers la porte et en poussa les verrons par un geste fébrile ; puis elle revint se placer devant le blessé qui ne donnait pas signe de vie, et attacha sur lui un long et triste regard.

Cette femme, qui avait trente ou trente-cinq ans, en paraissait vingt à peine.

Elle était douée d’une beauté admirable, mais étrange, qui produisait une impression de répulsion instinctive. Malgré la splendeur majestueuse de sa taille svelte et gracieuse, l’élégance de sa démarche, la désinvolture de ses mouvements remplis de volupté et de laisser aller, malgré la pureté des lignes de son visage d’un blanc mat, légèrement doré par les chauds rayons du soleil américain, que les magnifiques tresses de ses cheveux noirs aux reflets bleuâtres encadraient délicieusement, ses grands yeux bleus ornés de longs cils veloutés, et couronnés de sourcils d’un arc parfait, son nez droit aux ailes mobiles et roses, sa bouche mignonne dont les lèvres d’un rouge de sang tranchaient admirablement avec ses dents d’un blanc de perle, il y avait dans cette splendide créature quelque chose de fatal qui faisait froid au cœur. La profondeur de son regard, le sourire ironique qui, presque toujours, contractait le coin de ses lèvres, le pli imperceptible qui formait sur son front une ligne dure et tranchée, tout chez elle, jusqu’au son mélodieux de sa voix au timbre fortement accentué, tuait la sympathie et commandait pour ainsi dire, non pas le respect, mais la crainte.

Seule, dans cette chambre, à peine éclairée par la lueur tremblotante d’un flambeau, par cette nuit calme et silencieuse, en face de cet homme pâle et sanglant qu’elle considérait, les sourcils froncés, elle ressemblait, avec ses longs cheveux tombant en désordre de ses épaules sur sa robe blanche, à l’une de ces fatidiques sorcières thessaliennes, se préparant à accomplir une œuvre mystérieuse et terrible.

L’inconnu était un homme de quarante-cinq ans tout au plus, d’une taille haute, bien prise et parfaitement proportionnée. Ses traits étaient beaux, son front noble, et l’expression de son visage altière, franche et résolue.

La femme resta longtemps plongée dans une contemplation muette.

Son sein se soulevait précipitamment, ses sourcils se fronçaient de plus en plus, elle paraissait épier les progrès si lents du retour à la vie de l’homme qu’elle venait de sauver de la mort.

Enfin, la parole se fit jour à travers ses lèvres serrées, et elle murmura d’une voix basse et entrecoupée :

– Le voilà !… cette fois, il est bien en mon pouvoir !… consentira-t-il à me répondre ? Oh ! j’aurais peut-être mieux fait de le laisser mourir !

Elle s’interrompit et poussa un soupir, mais elle continua presque immédiatement :

– Ma fille !… ma fille dont cet homme s’est emparé !… que, malgré toutes mes recherches, il a su cacher dans un asile inviolable jusqu’ici ! Ma fille ! il faut qu’il me la rende ! je le veux ! ajoutait-elle avec une énergie indicible ; il le faut ! dussé-je le livrer de nouveau aux bourreaux auxquels j’ai ravi leur proie ! ces blessures ne sont rien ; la perte de son sang et la terreur ont seuls causé l’évanouissement dans lequel il est plongé !… Allons ! le temps se passe ! on pourrait s’apercevoir de mon absence. Pourquoi hésiter davantage ? sachons de suite ce que j’ai à espérer de lui !… peut-être se laissera-t-il attendrir par mes larmes et mes prières… lui à qui tout sentiment humain est inconnu… mieux vaudrait implorer l’Indien le plus implacable ! mais lui !… il rira de ma douleur ; il répondra par des sarcasmes à mes cris de désespoir ! oh ! malheur ! malheur à lui, alors !

Elle considéra encore un instant le blessé, toujours immobile, puis elle ajouta résolument :

– Essayons !

Elle sortit de son sein un flacon de cristal curieusement travaillé, souleva la tête de l’inconnu et le lui fit respirer.

Il y eut un moment d’attente suprême.

La femme suivait d’un œil avide les mouvements convulsifs, précurseurs du retour à la vie, qui agitaient le corps du blessé.

Il poussa un profond soupir et ouvrit lentement les yeux.

– Où suis-je ? murmura-t-il d’une voix faible, en se laissant retomber en arrière et en refermant les yeux.

– En sûreté, répondit la femme.

Le son de cette voix produisit sur le blessé l’effet d’une commotion électrique. Il se redressa d’un mouvement brusque et regardant autour de lui avec un mélange de dégoût, d’effroi et de colère :

– Qui donc a parlé, ici ? fit-il d’une voix sourde.

– Moi ! répondit fièrement la femme en se plaçant devant lui.

– Ah ! reprit-il avec un geste et en retombant sur le lit de repos, toujours elle !

– Oui ! toujours moi ! toujours moi, don Tadeo ! moi ! dont, malgré vos dédains et votre haine, la volonté n’a jamais failli ! moi, enfin, dont vous avez toujours obstinément refusé les secours, et qui vous ai sauvé malgré vous !

– Oh ! cela vous était facile, madame ! répondit le blessé avec mépris ; n’êtes-vous pas au mieux avec mes bourreaux ?

La femme ne put retenir à cette réponse insultante un mouvement de colère.

Une rougeur subite envahit son visage.

– Pas d’insultes, don Tadeo de Léon ! dit-elle en frappant du pied, je vous ai sauvé ! Je suis femme, et vous êtes chez moi !

– C’est vrai ! répondit-il en se relevant et s’inclinant avec ironie, je n’y songeais pas, madame, je suis chez vous ; soyez donc assez bonne pour m’indiquer par où l’on en sort, afin que je m’éloigne au plus vite.

– Ne vous hâtez pas tant, don Tadeo. Vos forces ne sont pas encore suffisamment revenues. À quelques pas d’ici, vous tomberiez peut-être pour être relevé par les agents du pouvoir qui, cette fois, je vous le jure, ne vous laisseraient pas échapper.

– Et qui vous dit, madame, que je ne préfère pas à la chance de rester plus longtemps auprès de vous, celle d’être repris et exécuté une seconde fois ?

Il y eut un instant de silence, pendant lequel les deux interlocuteurs s’observèrent attentivement.

La femme reprit la parole :

– Écoutez-moi, don Tadeo ! dit-elle, malgré tous vos efforts, le destin, ou pour mieux dire, le génie féminin auquel rien ne résiste, nous a remis en présence. Si vous vivez, si vous n’avez reçu que de légères blessures, c’est que j’ai acheté à prix d’or les soldats chargés de votre exécution ; je voulais vous contraindre à cette explication que depuis longtemps je vous demande, que vous m’avez toujours refusée, mais que vous ne pouvez plus éviter à présent. Soumettez-vous donc de bonne grâce. Nous nous séparerons, sinon amis, du moins indifférents, pour ne jamais nous revoir. Sans vouloir ici réclamer des droits à votre reconnaissance, vous me devez la vie ; ne serait-ce que pour ce service, vous êtes obligé de m’entendre.

– Eh ! madame ! répondit fièrement don Tadeo, pensez-vous donc que je considère ce que vous avez fait comme un service ? de quel droit m’avez-vous sauvé la vie ? Vous me connaissez bien mal, si vous avez cru que je me laisserais attendrir par vos larmes ? Non ! non ! trop longtemps j’ai été votre dupe et votre esclave, Dieu soit loué ! aujourd’hui, je vous connais, et la Linda, la maîtresse du général Bustamente, le tyran de mon pays, le bourreau de mes frères et le mien, n’a rien à attendre de moi ! Tout ce que vous direz, tout ce que vous ferez, sera inutile. Je ne vous répondrai pas. Épargnez-vous, croyez-moi, cette feinte douceur, qui ne va ni à votre caractère, ni à votre façon de comprendre la vie. Je vous ai follement aimée, jeune fille pure et sage, lorsque, dans la cabane du digne huaso, votre père, dont vos débordements ont causé la mort, on vous nommait Maria. À cette époque, pour vous j’aurais avec joie sacrifié ma vie et mon bonheur, vous le savez, madame ? maintes fois, je vous ai donné des preuves de cet amour insensé ; mais la Linda, la courtisane éhontée qui, dans une orgie, se livre sans vergogne, la Linda, cette femme marquée, au front comme Caïn, d’un stigmate d’infamie, cette misérable créature, je ne la connais pas. Arrière, madame ! il n’y a rien de commun entre vous et moi !

Et, d’un geste d’une autorité suprême, il l’obligea à s’écarter.

La femme l’avait écouté, l’œil étincelant, la poitrine haletante, frissonnante de rage et de honte. La sueur coulait sur son visage couvert d’une rougeur fébrile.

Lorsqu’il se tut, elle lui serra le bras avec force, et approchant son visage du sien :

– Avez-vous tout dit ? fit-elle d’une voix basse et saccadée. M’avez-vous abreuvée d’assez d’outrages ? m’avez-vous jeté assez de fange à la face ? N’avez-vous rien à ajouter encore ?

– Rien, madame, répondit-il avec un accent de froid mépris. Vous pouvez, quand vous le voudrez, appeler vos assassins, je suis prêt à les recevoir.

Et, se laissant aller sur le lit de repos, il attendit de l’air le plus insolemment indifférent que l’on puisse imaginer.

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