V La traversée

Le voyage est long, du Havre au Chili !

Pour l’homme habitué aux mille agitations et au tourbillon enivrant de l’atmosphère parisienne, la vie de bord, si calme et si réglée, semble bien insipide et bien monotone !

Rester des mois entiers confiné sur un bâtiment, relégué dans une chambre de deux mètres carrés au plus, sans air, sans soleil, presque sans clarté ; n’ayant pour promenade que le pont étroit du navire, pour horizon que la mer houleuse ou tranquille, mais toujours et partout la mer !

La transition est trop brusque.

Le Parisien, accoutumé au bruit et au mouvement de la grande ville, ne peut comprendre la poésie de cette vie de marin qu’il ignore, les sublimes jouissances et les âcres voluptés qu’éprouvent incessamment ces hommes au cœur de granit, continuellement en lutte avec les éléments, qui se rient de la tempête et bravent l’ouragan, vingt fois par minute, voient la mort face à face et sont parvenus à si bien la mépriser qu’ils ont fini par ne plus y croire.

Les heures sont d’une longueur interminable au passager qui aspire après la terre : chaque jour lui semble un siècle.

Les yeux constamment fixés sur le point qu’il se figure ne jamais devoir atteindre, il tombe, malgré lui, dans une espèce de nostalgie sombre, que la vue du port tant désiré est seule assez puissante pour dissiper.

Le comte de Prébois-Crancé et Valentin Guillois avaient, eux aussi, subi toutes les désillusions et tous les ennuis de la vie de bord.

Pendant les premiers jours, ils avaient rappelé les souvenirs, si palpitants encore, de cette autre vie avec laquelle ils rompaient pour toujours. Ils s’étaient entretenus de la surprise que causerait dans la haute société la disparition subite du comte, qui était parti sans avertir personne et sans qu’aucun indice pût mettre sur ses traces.

Leur esprit, franchissant les distances qui les séparaient de l’Amérique, vers laquelle ils se dirigeaient, ils avaient longuement causé des jouissances inconnues qui les attendaient sur ce sol doré, terre promise des aventuriers de toutes sortes, mais qui, hélas ! garde souvent à ceux qui vont y chercher une facile fortune, tant de déboires et de déceptions !

Comme tout sujet, si intéressant qu’il soit, finit toujours par s’épuiser, les deux jeunes gens, pour échapper à la monotonie fatigante du voyage, avaient eu le bon esprit d’organiser leur existence de façon à ce que l’ennui eût sur eux moins de prise que sur les autres passagers.

Deux fois par jour, le matin et le soir, le comte, qui parlait parfaitement espagnol, donnait leçon à son frère de lait, leçons dont celui-ci profita si bien, qu’après deux mois d’études, il fut capable de soutenir une conversation en espagnol. Aussi, pendant les dernières semaines de la traversée, les jeunes gens avaient pris l’habitude de ne plus parler que cette langue entre eux et avec les quelques personnes qui à bord la comprenaient.

Cette habitude produisit le résultat qu’ils en attendaient ; c’est-à-dire que Valentin arriva en fort peu de temps à se servir de l’espagnol, qui, du reste, est excessivement facile à parler aussi couramment que du français.

Par moments, Valentin devenait professeur à son tour. Il faisait faire à Louis des exercices gymnastiques, de façon à développer sa vigueur naturelle, rompre son corps à la fatigue et le mettre à même de supporter les rudes exigences de sa nouvelle position.

Nous reviendrons ici sur le caractère de Valentin Guillois, caractère dont le lecteur, d’après la manière de parler et d’agir du jeune homme, pourrait se former une opinion complètement fausse et que nous croyons à propos de rectifier.

Au moral, Valentin Guillois était un garçon qui s’ignorait lui-même, gouailleur, mauvaise tête et sans souci par excellence, dont, à la surface, la nature avait été viciée par des lectures faites sans discernement, mais dont le fond était essentiellement bon, et qui résumait en lui tous les individus d’une certaine classe qui ; n’étant jamais sortis de chez eux, ne connaissent le monde que d’après les romans ou les drames du faubourg du Temple.

Il avait poussé comme un champignon sur le pavé de Paris ; faisant pour vivre, ainsi qu’il le disait lui-même, les métiers les plus excentriques et les plus impossibles.

Soldat, il avait vécu au jour le jour, heureux du présent, et ne songeant nullement à un avenir qu’il savait fort bien ne pas exister pour lui.

Seulement, dans le cœur de l’insouciant gamin, un sentiment nouveau avait germé, et, en quelques jours, pris de profondes racines ; un dévouement de séide pour l’homme qui lui avait tendu la main, avait eu pitié de sa mère, et le retirant du bourbier dans lequel il pataugeait, sans espoir d’en sortir jamais, lui avait donné la conscience de sa valeur personnelle.

La mort de son bienfaiteur le frappa comme un coup de foudre.

Il comprit toute l’importance de la mission dont le chargeait son colonel mourant, le lourd fardeau qu’il lui imposait, et il jura avec la ferme résolution de tenir son serment coûte que coûte, de veiller, comme une mère attentive et dévouée, sur le fils de celui qui avait fait de lui un homme semblable aux autres.

Les deux traits les plus saillants de son caractère étaient une énergie que les obstacles ne faisaient qu’augmenter au lieu de l’abattre, et une volonté de fer.

Avec ces deux qualités, portées au degré auquel les poussait Valentin, un homme est sûr d’accomplir de grandes choses et si la mort ne le surprend pas en route, d’atteindre, à un moment donné, le but, quel qu’il soit, qu’il s’est une fois marqué.

Dans les circonstances présentes, ces qualités étaient précieuses pour le comte de Prébois-Crancé nature rêveuse et poétique, caractère faible et esprit timide, qui, habitué depuis sa naissance à la vie facile des gens fortunés, ignorait entièrement les difficultés incessantes de l’existence nouvelle, dans laquelle il se trouvait jeté subitement.

Ainsi que cela arrive toujours, lorsque deux hommes aussi diversement doués se rencontrent, Valentin n’avait pas tardé a prendre sur son frère de lait une influence morale extrême, influence dont il se servait avec un tact infini, sans jamais la faire sentir à son compagnon, dont il semblait faire toutes les volontés, tout en lui imposant les siennes.

Enfin ces deux hommes, qui s’aimaient foncièrement et n’avaient qu’une tête et qu’un cœur, se complétaient l’un par l’autre.

La façon de parler employée par Valentin, dans les premiers chapitres de cette histoire, ne lui était nullement habituelle, et l’avait sincèrement étonné lui même.

S’élevant à la hauteur de la situation dans laquelle le plaçait la résolution du jeune homme qu’il voulait sauver du désespoir, il avait compris, avec cette intelligence du cœur innée chez lui et qu’il ne soupçonnait même pas, qu’au lieu de s’attendrir sur le malheur qui frappait si inopinément son frère de lait, il devait s’attacher au contraire à lui rendre le courage qui lui manquait.

Ainsi qu’on l’a vu, il trouva dans son cœur des arguments si péremptoirement décisifs, que le comte consentit à vivre et à s’abandonner à ses conseils.

Valentin n’hésita pas. Le départ de doña Rosario lui fournit le prétexte dont il avait besoin pour ravir son frère de lait au gouffre parisien, qui après avoir dévoré sa fortune, menaçait de le dévorer lui-même. Comprenant surtout l’urgence de le dépayser, il persuada Louis de suivre celle qu’il aimait en Amérique, et tous deux ils partirent gaiement pour le Nouveau-Monde, abandonnant sans regret cette patrie qui s’était montrée si ingrate envers eux.

Bien souvent, pendant la traversée, le jeune comte avait senti faiblir son courage, et sa foi en l’avenir fut prête à l’abandonner, en songeant à la vie de luttes et d’épreuves qui l’attendait en Amérique. Mais Valentin, grâce à sa gaieté inépuisable, à sa faconde inouïe et à ses saillies incessantes, parvenait toujours à dérider le front soucieux de son compagnon qui, avec sa nonchalance habituelle, et surtout à cause de son caractère sans énergie, se laissait aller à subir complètement cette influence occulte de Valentin qui le retrempait à son insu et peu à peu en faisait un autre homme.

Voici dans quelle situation d’esprit se trouvaient nos deux, personnages, lorsque le paquebot jeta enfin l’ancre dans la rade de Valparaiso.

Valentin, avec son imperturbable assurance, ne doutait de rien. Il était persuadé que les gens avec lesquels il allait se trouver en rapport étaient fort au-dessous de lui comme intelligence, et qu’il en aurait bon marché pour atteindre le double but qu’il se proposait.

Le comte s’en rapportait entièrement à son frère de lait du soin de retrouver la femme qu’il aimait et qu’il était venu chercher si loin. Quant à refaire sa fortune, il n’y songeait même pas.

Valparaiso – Vallée du Paradis – ainsi nommée, probablement par antiphrase, car c’est bien la ville la plus sale, la plus laide de l’Amérique espagnole, n’est qu’une étape pour les étrangers que des intérêts commerciaux n’appellent pas dans le Chili.

Les jeunes gens n’y firent que le séjour strictement nécessaire pour s’équiper à la mode du pays, c’est-à-dire prendre le chapeau de Panama, le poncho et les polenas, puis, armés chacun de deux pistolets doubles, d’une carabine rayée et d’un long couteau dans la botte, ils quittèrent le port, et, montés sur d’excellents chevaux, se dirigèrent vers Santiago, la veille du jour où devait avoir lieu l’exécution que nous avons rapportée dans notre précédent chapitre.

Le temps était magnifique. Les rayons d’un ardent soleil tamisaient la poussière et faisaient étinceler les cailloux pailletés d’or de la route.

– Ah ! fit Valentin avec un soupir de satisfaction, dès qu’ils se trouvèrent sur le superbe chemin qui conduit à la capitale du Chili, c’est bon de respirer l’air de la terre, caramba ! comme ils disent ici. Nous y voilà donc enfin dans cette Amérique si vantée ! c’est à présent qu’il faut moissonner l’or !

– Et doña Rosario ? dit son frère de lait d’une voix mélancolique.

– Avant huit jours nous l’aurons retrouvée, répondit Valentin avec un aplomb étourdissant.

Sur ces consolantes paroles, il piqua son cheval, et les deux jeunes gens disparurent dans les détours du chemin.

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