III La résolution

– J’écoute, dit Louis, en se penchant en avant comme pour mieux entendre.

Valentin sourit tristement.

– Nous sommes au 1er janvier 1835, fit-il, avec la dernière vibration de minuit, ton existence de gentilhomme vient de finir. Tu vas, à partir d’aujourd’hui, commencer une existence d’épreuves et de lutte, en un mot, tu vas te faire homme !

Le comte lui jeta un regard interrogateur.

– Je m’expliquerai, continua Valentin, mais pour cela, il faut d’abord que tu me laisses, en quelques mots, te raconter ta propre histoire.

– Mais je la sais, interrompit le comte avec impatience.

– Peut-être ! dans tous les cas, laisse-moi parler ; si je me trompe, tu rectifieras les faits.

– Agis à ta guise, répondit Louis en se rejetant en arrière, avec le geste d’un homme que les convenances obligent malgré lui à entendre un discours ennuyeux.

Valentin n’eut pas l’air de remarquer ce mouvement de son frère de lait. Il ralluma son cigare qu’il avait laissé éteindre, caressa le chien dont la bonne grosse tête était appuyée sur ses genoux, et commença comme s’il avait été convaincu que Louis lui prêtât la plus sérieuse attention :

– Ton histoire est, à peu de chose près, celle de tous les hommes de ta caste, dit-il. Tes ancêtres, dont le nom remonte aux Croisades, t’ont légué à ta naissance un beau titre et quarante mille livres de rente. Riche, sans avoir eu besoin d’user tes facultés à gagner toi-même ta fortune, ignorant, par conséquent, la valeur réelle de l’or, tu devais le dépenser sans compter, le croyant inépuisable. C’est ce qui est arrivé ; seulement, un jour, au moment ou tu t’y attendais le moins, le spectre hideux de la ruine s’est dressé tout à coup devant toi ; tu as entrevu la misère, c’est-à-dire le travail, alors tu as reculé épouvanté en te réfugiant dans la mort.

– Tout cela est vrai, interrompit le comte, mais tu oublies de dire, qu’avant de prendre cette résolution suprême, j’ai eu le soin de régler mes comptes et de payer tous mes créanciers. J’étais donc maître de disposer de ma vie.

– Non ! et voilà ce que ton éducation de gentilhomme n’a pu te faire comprendre. Ta vie n’est pas à toi ; c’est un prêt que te fait Dieu. Elle n’est, en conséquence, qu’une attente ou un passage ; pour cette raison, elle est courte, mais il faut qu’elle profite à l’humanité. Tout homme qui, dans des orgies ou des débauches, gaspille les facultés qu’il tient de Dieu, commet un vol envers la grande famille humaine. Souviens-toi que nous sommes tous solidaires les uns des autres, et que nous devons nous servir de nos facultés au profit de tous !

– Trêve de sermons, je t’en prie, frère ! ces théories plus ou moins paradoxales, peuvent avoir du succès dans un certain monde, mais…

– Frère ! interrompit Valentin, ne parle pas ainsi. Malgré toi, ton orgueil de race te dicte des paroles que tu ne tarderais pas à regretter. Un certain monde ! voilà donc le grand mot lâché ! Louis ! que tu as de choses à apprendre encore ! Bref, en rassemblant toutes tes ressources, combien as-tu réuni ?

– Que sais-je ?… une misère.

– Mais encore ?

– Oh ! mon Dieu ! une quarantaine de mille francs, tout au plus, qui pourront monter à soixante, avec le prix des futilités qui sont ici, dit négligemment le comte.

Valentin bondit sur son fauteuil.

– Soixante mille francs ! s’écria-t-il, et tu désespérais ! et tu étais résolu à mourir ! mais malheureux insensé ! ces soixante mille francs bien employés sont une fortune ! ce sont eux qui te feront retrouver celle que tu aimes ! combien de pauvres diables se croiraient riches, s’ils possédaient une pareille somme !

– Enfin, que comptes-tu faire ?

– Tu vas le savoir. Comment se nomme la femme dont tu es amoureux ?

– Doña Rosario del Valle.

– Très-bien ! elle est, m’as-tu dit, partie pour l’Amérique ?

– Depuis dix jours ; mais je dois t’avouer que doña Rosario, que tu ne connais pas, est une noble et douce jeune fille, qui jamais n’a prêté l’oreille à une seule de mes flatteries, ni remarqué le luxe ruineux que j’étalais pour lui plaire.

– Au fait, c’est possible ; et puis, pourquoi chercherai-je à t’enlever cette douce illusion ? Seulement, je ne comprends pas bien comment, dans ces conditions-là, tu as pu faire fondre ta fortune, qui était considérable, comme une motte de beurre au soleil.

– Tiens, lis ce mot de mon agent de change.

– Oh ! fit Valentin en repoussant le papier, tu jouais à la Bourse ! tout m’est expliqué, pauvre pigeon, que les milans de la coulisse ont plumé ! Eh bien ! frère, il faut prendre ta revanche.

– Oh ! je ne demande pas mieux, s’écria le jeune homme en fronçant les sourcils.

– Nous sommes du même âge ; ma mère nous a nourris tous deux : devant Dieu nous sommes frères ! Je ferai de toi un homme ! je t’aiderai à revêtir cette armure d’airain qui doit te rendre invincible. Pendant que, protégé par ton nom et ta fortune, tu te laissais insoucieusement vivre, ne prenant de la vie que la fleur, moi, pauvre misérable, égaré sur le rude pavé de Paris, je soutenais, pour exister, une lutte de Titan ! lutte de toutes les heures, de toutes les secondes, où la victoire était pour moi un morceau de pain, et l’expérience chèrement achetée, je te le jure ; car bien souvent, lorsque j’ouvrais les portières, que je vendais des contremarques, ou que je servais de Paillasse à un saltimbanque, enfin, que je faisais ces mille métiers impossibles du Bohême, l’abattement et le découragement m’ont pris à la gorge ; bien souvent j’ai senti mon front brûlant et mes tempes serrées dans l’étau de la misère ; mais j’ai résisté, je me suis roidi contre l’adversité ; jamais je n’ai été vaincu, quoique j’aie laissé aux ronces du chemin bien des lambeaux de mes plus chères illusions, et que mon cœur tordu par le désespoir ait saigné par vingt blessures à la fois ! Courage, Louis ! nous serons deux à combattre désormais ! tu seras la tête qui conçoit, moi, le bras qui exécute ! toi, l’intelligence, moi, la force ! maintenant la lutte sera égale, car nous nous soutiendrons l’un l’autre. Crois-moi, frère, un jour viendra où le succès couronnera nos efforts !

– Je comprends ton dévouement, et je l’accepte. Ne suis-je pas à présent une chose à toi ? ne crains pas que je te résiste. Mais, te le dirai-je ? je crains que toutes nos tentatives ne soient vaines, et que nous ne soyons tôt ou tard contraints d’en revenir au suprême moyen que tu m’as empêché d’employer.

– Homme de peu de foi ! s’écria Valentin avec exaltation ; dans la route que nous allons suivre, la fortune sera notre esclave !

Louis ne put s’empêcher de sourire.

– Encore faut-il avoir des chances de réussite dans ce que l’on entreprend, dit-il.

– La chance est la consolation des sots ; l’homme fort lui commande.

– Mais enfin, que veux-tu faire ?

– La femme que tu aimes est en Amérique, n’est-ce pas ?

– Je te l’ai déjà dit plusieurs fois.

– Eh bien ! c’est là qu’il nous faut aller.

– Mais je ne sais même pas quelle partie de l’Amérique elle habite.

– Qu’importe ! le Nouveau-Monde est le pays de l’or, la patrie des aventuriers ! nous referons notre fortune en la cherchant. Est-ce une chose si désagréable ? Dis-moi… cette femme est née quelque part ?

– Elle est Chilienne.

– Bon ! elle est retournée au Chili, alors ; c’est là que nous la retrouverons.

Louis regarda un instant son frère de lait, avec une espèce d’admiration respectueuse.

– Eh quoi ! sérieusement tu ferais cela, frère ? dit-il d’une voix émue.

– Sans hésiter.

– Tu abandonnerais la carrière militaire, qui t’offre tant de chances de succès ? je sais qu’avant six mois tu seras nommé officier…

– Je ne suis plus soldat depuis ce matin ; j’ai trouvé un remplaçant.

– Oh ! ce n’est pas possible !

– Cela est.

– Mais ta vieille mère, ma nourrice, dont tu es le seul soutien ?

– Sur ce qui te reste, nous lui laisserons quelques mille francs qui, joints à ma pension de légionnaire, lui suffiront pour vivre en nous attendant.

– Oh ! s’écria le jeune homme, je ne puis accepter un tel sacrifice ; mon honneur me le défend !

– Malheureusement, frère, dit Valentin d’un ton qui imposa au comte, tu n’es pas libre de refuser. En agissant ainsi, j’accomplis un devoir sacré.

– Je ne te comprends pas.

– À quoi bon t’expliquer ?…

– Je l’exige !

– Soit ! du reste, cela vaut peut-être mieux. Écoute donc : lorsqu’après t’avoir nourri, ma mère t’eut rendu à ta famille, mon père tomba malade et mourut à la suite d’une maladie de huit mois, nous laissant, ma mère et moi, dans la plus profonde misère. Le peu que nous possédions avait servi à acheter des médicaments et à payer les visites du médecin. Nous aurions pu avoir recours à ta famille qui, certes, ne nous eût pas abandonnés ; ma mère ne voulut jamais y consentir. Le comte de Prébois-Crancé a fait pour nous plus qu’il ne devait, répétait-elle, il ne faut pas l’importuner davantage.

– Elle eut tort, dit Louis.

– Je le sais, reprit Valentin. Cependant la faim se faisait sentir. Ce fut alors que j’entrepris ces métiers impossibles, dont je te parlais il y a quelques minutes. Un jour, sur la place du Caire, après avoir avalé des sabres et mangé des étoupes enflammées, aux applaudissements de la foule, je faisais la quête, lorsque je me trouvai tout à coup en face d’un officier de chasseurs d’Afrique, qui me regardait avec un air de bonté et de pitié qui m’alla au cœur. Il m’emmena avec lui, me fit conter mon histoire, et exigea que je le conduisisse dans le grabat que ma mère et moi habitions. À la vue de notre misère, le vieux soldat se sentit ému, une larme qu’il ne songea pas à retenir, coula silencieusement sur ses joues hâlées. Louis, cet officier était ton père.

– Mon noble et bon père ! dit le comte en serrant la main de son frère de lait.

– Oh ! oui, noble et bon ! il assura à ma mère une petite rente viagère qui lui permit de vivre, et moi, il m’engagea dans son régiment. Il y a deux ans, pendant la dernière expédition contre le bey de Constantine, ton père reçut une balle dans la poitrine et mourut au bout de deux heures en appelant son fils.

– Oui, dit le jeune homme avec des larmes dans la voix. Je le sais !

– Mais ce que tu ignores, Louis, c’est que, sur le point de mourir, ton père se tourna vers moi. Depuis la blessure qu’il avait reçue, je ne l’avais pas quitté.

Louis serra silencieusement la main de Valentin.

Celui-ci continua :

– Valentin, me dit-il d’une voix faible, entrecoupée par le râle de la mort, car l’agonie commençait déjà, mon fils reste seul et sans expérience ; il n’a plus que toi, son frère de lait. Veille sur lui, ne l’abandonne jamais. Qui sait ce que l’avenir lui réserve ! Puis-je compter sur ta promesse ? elle me rendra la mort plus douce. Je m’agenouillai auprès de lui, et saisissant respectueusement la main qu’il me tendait : mourez en paix, lui dis-je, à l’heure de l’adversité je serai toujours aux côtés de Louis. Deux larmes coulèrent des yeux de ton père, larmes de joie à cette heure suprême ; et d’une voix attendrie : Dieu a reçu ton serment, me dit-il. Il expira doucement, en cherchant une dernière fois à me presser la main et en murmurant ton nom. Louis ! je dois à ton père le bien-être dont jouit ma bonne mère ; je dois à ton père les sentiments qui font de moi un homme, cette croix qui brille sur ma poitrine. Comprends-tu, maintenant, pourquoi je t’ai parlé ainsi que je l’ai fait ? tant que tu as marché dans ta force, je me suis tenu à l’écart, mais aujourd’hui, que l’heure est venue d’accomplir mon serment, aucune puissance humaine ne saurait m’en empêcher.

Il y eut un moment de silence entre les deux jeunes gens.

Enfin Louis cacha sa tête dans la loyale poitrine du soldat et dit en fondant en larmes :

– Quand partons-nous, frère ?

Celui-ci le regarda.

– Est-ce sans arrière-pensée, que tu veux commencer une vie nouvelle ?

– Oui, répondit Louis, d’une voix ferme.

– Tu ne laisses aucun regret derrière toi ?

– Aucun.

– Tu es prêt à supporter bravement toutes les épreuves qui t’attendent ?

– Oui.

– Bien, frère ! c’est ainsi que je veux que tu sois. Nous partirons dès que nous aurons réglé le bilan de ta vie passée. Il faut que tu entres libre d’entraves et de souvenirs amers dans l’existence nouvelle qui s’ouvrira devant toi.

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Le 2 février 1835, un paquebot de la compagnie transatlantique quittait le Havre et cinglait pour Valparaiso.

À bord se trouvaient embarqués comme passagers, le comte de Prébois-Crancé, Valentin Guillois son frère de lait, et César leur chien de Terre-Neuve, César le seul ami qui leur était resté fidèle et dont ils n’avaient pas voulu se séparer.

Sur la jetée, une femme d’une soixantaine d’années le visage baigné de larmes, resta les yeux obstinément fixés sur le navire, tant qu’elle put l’apercevoir.

Lorsqu’il eut disparu à l’horizon, elle jeta un regard désolé autour d’elle, et reprit à pas lents le chemin d’une maison située non loin de la plage, où elle demeurait depuis trois jours.

– Fais ce que dois, advienne que pourra !… dit-elle d’une voix étouffée par la douleur.

Cette femme était la mère de Valentin Guillois.

Elle était la plus à plaindre ; elle restait seule !…

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