IV L’Exécution

Vers l’an 1450, le Chili fut envahi par le prince Sinchiroca, plus tard Inca, qui s’empara de la vallée de Mapocho, nommée alors Promocaces, c’est-à-dire Lieu de danses et de réjouissances.

Pourtant, le gouvernement péruvien ne put jamais être établi solidement dans le pays, à cause de l’opposition armée des Promocians, alors campés entre les rivières Rapel et Maulè.

Aussi, bien que l’historien Garcilasso de la Vega place les limites du territoire conquis par les Incas, sur le Rio Maulè, tout prouve qu’elles étaient sur le Rapel, car, près du confluent du Cachapoul et du Tingiririca, qui prend alors le nom de Rapel, se trouvent les ruines d’une ancienne forteresse péruvienne, construite absolument comme celles de Callo et d’Assuay, dans la province de Quito. Ces forteresses servaient à marquer la frontière.

Le conquérant espagnol, don Pedro de Valdivia, fonda, le 24 février 1541, la ville de Santiago, dans une délicieuse position, sur la rive gauche du Rio Mapocho, à l’entrée d’une plaine de cent kilomètres d’étendue, bornée par le Rio Purahuel et la montagne d’El Pardo, qui n’a pas moins de quatre mille pieds d’élévation.

Cette plaine, que baigne également le Rio Maypo, forme un réservoir naturel, où les terrains meubles entraînés des hauteurs voisines, se sont nivelés et ont formé un des plus riches territoires du Nouveau Monde.

Santiago, qui devint plus tard la capitale du Chili, est une des plus belles villes de l’Amérique espagnole. Ses rues sont larges, tirées au cordeau, et rafraîchies par des Acequias, ou ruisseaux d’une eau claire et limpide ; ses maisons, bâties en adobes, élevées d’un étage seulement, à cause des tremblements de terre, si fréquents dans ce pays, sont vastes, aérées et bien disposées.

Elle possède un grand nombre de monuments dont les plus remarquables sont le pont en pierres à cinq arches, jeté sur le Mapocho et le Tajamar ou brise-eaux formé de deux murs en briques, dont l’intérieur est rempli de terre et qui sert à préserver les habitants des inondations.

Les Cordillères, aux sommets couronnés de neiges éternelles, quoique éloignées de quatre-vingts kilomètres de la ville, semblent suspendues sur elle et offrent un aspect des plus majestueux et des plus imposants.

Le 5 mai 1835, vers dix heures du soir, une chaleur étouffante pesait sur la cité ; l’air n’avait pas un souffle, pas un nuage.

Santiago, si folle et si rieuse d’ordinaire, où, à cette heure de nuit, on est sûr de voir étinceler à tous les balcons des yeux noirs et sourire des lèvres roses ; où chaque fenêtre envoie aux passants, comme une provocante invitation, des bouffées de Sambacuejas et des lambeaux de chansons créoles, semblait plongée dans une sombre tristesse. Les balcons et les fenêtres étaient garnis, il est vrai, de têtes d’hommes et de femmes, pressées les unes contre les autres, mais l’expression de toutes les physionomies était grave, tous les regards étaient pensifs et inquiets ; plus de sourire, plus de joie ; partout, au contraire, des fronts plissés, des joues pâlies, des yeux pleins de larmes.

Çà et là, dans les rues, des groupes nombreux stationnaient au milieu de la chaussée ou sur le pas des portes, discutant à voix basse et avec vivacité.

À chaque instant, des officiers d’ordonnance sortaient du palais du gouvernement et s’élançaient au galop dans diverses directions.

Des détachements de troupes quittaient leurs casernes et se rendaient au son des tambours sur la Plaça Mayor, où ils se formaient en bataille, passant silencieux au milieu des habitants consternés.

C’était surtout la Plaça Mayor qui, ce soir-là, offrait un aspect inaccoutumé.

Des torches, secouées par des individus mêlés à la foule, jetaient des reflets rougeâtres sur le peuple rassemblé, et qui semblait dans l’attente d’un grand événement.

Mais parmi tous ces gens réunis dans un même lieu et dont le nombre croissait de seconde en seconde, pas un cri, pas un mot, ne se faisait entendre. Seulement, par intervalles, s’élevait un murmure sans nom, bruit de la mer avant la tempête, chuchotement de tout un peuple anxieux, expression de l’orage qui grondait dans toutes ces poitrines oppressées.

Dix heures sonnèrent lentement à l’horloge de la cathédrale.

À peine les Serenos eurent-ils, suivant l’usage, chanté l’heure, que des commandements militaires se firent entendre, et la foule violemment rejetée en divers sens, avec force cris et jurons, accompagnés de coups de crosses de fusils, se partagea en deux parties à peu près égales, en laissant au milieu de la place un vaste espace libre.

En ce moment, s’élevèrent des chants religieux, murmurés d’un ton bas et monotone ; et une longue procession de moines déboucha sur la place.

Ces moines appartenaient tous à l’ordre des frères de la Merci. Ils marchaient lentement sur deux lignes, la cagoule rabattue sur le visage, la tête baissée et les bras croisés sur la poitrine, en psalmodiant le De profundis.

Au milieu d’eux, dix pénitents portaient chacun cercueil ouvert.

Puis venait un escadron de cavalerie, précédant un bataillon de miliciens, au centre duquel dix hommes, la tête nue, les bras attachés derrière le dos, étaient conduits, chacun d’eux monté au rebours sur un âne, qu’un moine de la Merci guidait par la bride ; un détachement de lanceros venait immédiatement après et fermait cette lugubre procession.

Au cri de halte, proféré par le commandant des troupes rangées sur la place, les moines s’écartèrent à droite et à gauche, sans interrompre leurs chants funèbres, et les condamnés restèrent seuls au milieu de l’espace laissé libre pour eux.

Ces hommes étaient des patriotes qui avaient tenté de renverser le gouvernement établi, pour lui en substituer un autre, dont les bases plus larges et plus démocratiques seraient, à leur sens, plus en rapport avec les idées de progrès et de bien-être de la nation.

Ces patriotes tenaient aux premières familles du pays.

La population de Santiago voyait avec un morne désespoir la mort de ceux qu’elle considérait comme des martyrs.

Il est probable qu’un soulèvement aurait eu lien en leur faveur, si le général don Pancho Bustamente, ministre de la guerre, n’avait pas déployé un appareil militaire capable d’en imposer aux plus déterminés et de les obliger à assister silencieux à l’exécution de ceux qu’ils ne pouvaient sauver, mais qu’ils se réservaient de venger plus tard.

Les condamnés mirent pied à terre, ils s’agenouillèrent pieusement, et se confessèrent aux moines de la Merci restés près d’eux, tandis qu’un peloton de cinquante soldats prenait position à vingt pas.

Lorsque leur confession fut achevée, ils se relevèrent bravement, et, se prenant tous par la main, ils se rangèrent sur une seule ligne devant les soldats désignés pour leur donner la mort.

Cependant, malgré le nombre considérable de troupes rassemblées sur la place, une sourde fermentation régnait dans le peuple. La foule s’agitait en sens divers ; des murmures de sinistre augure et des malédictions prononcées à voix haute contre les agents du pouvoir, semblaient engager ceux-ci à en finir de suite, s’ils ne voulaient pas se voir ravir leurs victimes.

Le général Bustamente qui, calme et impassible, présidait à cette lugubre cérémonie, sourit avec dédain à cette expression de la désapprobation populaire. Il leva son épée au-dessus de sa tête et commanda un changement de front qui fut exécuté avec la rapidité de l’éclair.

Les troupes firent face de tous les côtés à la foule ; les premiers rangs couchèrent en joue les citoyens pressés devant eux, tandis que les autres dirigèrent leurs fusils vers les fenêtres et les balcons encombrés de monde.

Alors, il se fit dans la place un silence de mort, qui permit de ne pas perdre un mot de la sentence lue par le greffier aux patriotes, sentence qui les condamnait à être passés par les armes, comme fauteurs ou complices d’une conspiration ayant pour but de renverser le gouvernement constitué et de plonger leur pays dans l’anarchie.

Les conjurés écoutèrent leur arrêt avec un visage impassible.

Lorsque le greffier, qui tremblait de tous ses membres, eut terminé sa lecture, ils s’écrièrent tous d’une seule voix :

– Vive la Patrie ! vive la Liberté !

Le général fit un signe.

Un roulement de tambours couvrit la voix des condamnés.

Une décharge de mousqueterie éclata comme un coup de foudre.

Et les dix martyrs tombèrent sur le sol, en proférant encore une fois leur cri de liberté, cri qui devait trouver de l’écho dans le cœur de leurs compatriotes terrifiés.

Les troupes défilèrent, les armes hautes, enseignes déployées et musique en tête, devant les cadavres renversés les uns sur les autres, et regagnèrent leurs casernes.

Lorsque le général eut disparu avec son escorte, que toutes les troupes eurent quitté la place, le peuple se précipita en masse vers l’endroit où gisaient pêle-mêle les martyrs de sa cause. Chacun voulait leur faire un suprême adieu et jurer sur leurs corps de les venger ou de tomber à son tour.

Enfin peu à peu la foule devint moins compacte, les groupes se dissipèrent, les dernières torches s’éteignirent, et ce lieu, où s’était accompli, il y avait une heure à peine, un drame terrible, resta complètement désert.

Un laps de temps assez long s’écoula sans qu’aucun bruit vînt troubler le silence solennel qui planait sur la Plaça Mayor.

Tout à coup, un profond soupir s’échappa du monceau de cadavres, et une tête pâle, défigurée par le sang et la boue qui la souillaient, s’éleva lentement au-dessus de ce charnier humain, écartant avec effort les corps qui la cachaient.

La victime, qui survivait par miracle à cette sanglante hécatombe, jeta un regard inquiet autour d’elle, et passant la main sur son front baigné d’une sueur froide :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle avec angoisse donnez-moi la force de vivre afin que je puisse me venger !

Alors avec un courage inouï, cet homme, trop faible à cause du sang qu’il avait perdu et de celui qu’il perdait encore, pour se remettre debout et s’échapper en marchant, commença à ramper sur les mains et sur les genoux, laissant derrière lui une longue trace humide, se dirigeant du côté de la cathédrale ; a chaque seconde il s’arrêtait pour reprendre haleine et poser la main sur ses blessures, que les mouvements qu’il faisait rendaient plus douloureuses.

À peine s’était-il éloigné d’une vingtaine de mètres du centre de la place, et cela avec des difficultés immenses, que d’une rue qui s’ouvrait juste en face de lui, sortirent deux hommes qui s’avancèrent en toute hâte de son côté.

– Oh ! s’écria le malheureux avec désespoir, je suis perdu ! Dieu n’est pas juste !

Et il s’évanouit.

Les deux inconnus, arrivés auprès de lui, se penchèrent sur son corps et l’examinèrent avec soin.

– Eh bien ? demanda l’un au bout de quelques secondes.

– Il vit, répondit l’autre d’un ton de conviction.

Sans prononcer un mot de plus, ils roulèrent le blessé dans un poncho, le chargèrent sur leurs épaules, et disparurent dans les sombres profondeurs de la rue par laquelle ils étaient venus et qui conduisait au faubourg de la Canadilla.

Share on Twitter Share on Facebook