XXXV La révolte

La multiplicité des scènes que nous avons à rapporter et les exigences de notre récit nous contraignent à abandonner doña Rosario et la Linda pour retourner à Valdivia, où la révolte avait pris les proportions gigantesques d’une révolution.

Électrisés par l’action héroïque du Roi des ténèbres, les patriotes combattaient avec un acharnement inouï.

Les Cœurs Sombres semblaient avoir le don d’ubiquité ; ils se multipliaient, partout ils se trouvaient à la tête des insurgés, les excitant du geste, de la voix et surtout leur donnant l’exemple.

La ville était complètement coupée de barricades, contre lesquelles le peu de troupes restées fidèles au général Bustamente, luttaient en vain.

Écrasés par les ennemis qui, de toutes parts, surgissaient contre eux, aux cris mille fois répétés de : – Vive la Patrie ! vive le Chili ! vive la Liberté ! les soldats reculaient pas à pas, abandonnant les uns après les autres les différents postes, dont, au commencement de l’action, ils s’étaient emparés, et ils se massaient sur la place Mayor dont, à leur tour, ils avaient, eux aussi, barricadé les issues.

La ville était au pouvoir des insurgés ; la bataille désormais concentrée sur un point, il n’était plus difficile de prévoir à qui resterait la victoire, car les soldats découragés par le mauvais succès de leur coup de main, et comprenant qu’ils s’étaient faits les champions d’une cause perdue, ne combattaient plus que pour obtenir des conditions honorables.

Les officiers du général Bustamente et les sénateurs qu’il avait achetés pour en faire ses partisans, tremblaient en songeant au sort qui les menaçait s’ils tombaient aux mains de leurs ennemis ; le succès justifie tout : dès qu’ils n’avaient pas réussi, ils étaient traîtres à la patrie, et, comme tels, ils n’avaient aucun droit à une capitulation ; aussi excitaient-ils leurs soldats à lutter vaillamment, en leur annonçant un prompt secours, et tâchaient de leur rendre le courage en leur disant que leurs adversaires n’étaient que des bourgeois dont ils auraient facilement raison s’ils voulaient prendre hardiment l’initiative ou seulement résister une heure encore.

Le général qui commandait la garnison, et que nous avons vu avec tant d’arrogance lire sur les marches du cabildo le sénatus-consulte qui changeait la forme du gouvernement, se mordait les lèvres avec rage et faisait des prodiges de valeur pour donner à don Pancho Bustamente le temps d’arriver ; dès qu’il avait vu la tournure que prenaient les choses, il lui avait en toute hâte expédié un exprès.

Cet exprès était don Diego, ce vieux soldat dévoué au général Bustamente.

– Lieutenant ! lui avait-il dit en terminant, vous voyez dans quelle position nous sommes, il faut que vous arriviez, coûte que coûte.

– J’arriverai, général, soyez tranquille, répondit intrépidement don Diego.

– Moi, je tâcherai de tenir jusqu’à votre retour.

Don Diego s’était alors précipité tête baissée au milieu des rangs les plus pressés des insurgés, poussant son cheval en avant et faisant tourner avec une rapidité extrême son sabre autour de sa tête. Les Cœurs Sombres, étonnés de cette attaque terrible d’un seul homme, s’étaient, dans le premier moment, ouverts devant lui comme une grenade trop mûre, incapables de résister au choc impétueux de ce démon qui semblait invulnérable, et qui, à chaque coup, les fauchait impitoyablement.

Diego profita habilement du désordre jeté dans leurs rangs par son élan téméraire ; il poussa toujours en avant, et, après des efforts gigantesques, il parvint enfin à sortir de la ville.

Dès qu’il fut en sûreté, la surexcitation fébrile qui, jusque-là, l’avait soutenu, tomba subitement, et, à quelques pas des portes, il fut contraint de s’arrêter pour reprendre haleine et remettre un peu d’ordre dans ses idées bouleversées.

Le vieux soldait lava les flancs et les naseaux de son cheval avec un peu d’eau et d’eau-de-vie, puis, aussitôt ce devoir rempli, comprenant que le sort de ses compagnons dépendait de la célérité avec laquelle il remplirait sa mission, d’un bond il se remit en selle et partit avec la rapidité d’une flèche.

Le général n’avait pas hésité à retourner à Valdivia.

Il sentait trop bien l’avantage énorme qu’il retirerait d’un succès, et l’échec irréparable qu’il recevrait s’il était battu.

Vainqueur, sa route jusqu’à Santiago ne serait plus qu’une marche triomphale ; les autorités des villes qu’il traverserait viendraient à l’envi les unes des autres se ranger sous son drapeau, au lieu que, contraint d’abandonner Valdivia en fugitif, il se verrait traqué comme une bête fauve et forcé de chercher son salut dans une prompte fuite, soit en Bolivie, soit à Buenos-Ayres, et ces projets, qu’il nourrissait depuis si longtemps, dont il croyait avoir de longue-main assuré le succès, se trouveraient ajournés et peut-être détruits pour toujours.

Aussi le général était-il en proie à une de ces rages froides, d’autant plus terribles qu’elles ne peuvent s’exhaler au dehors.

Les cavaliers s’avançaient au milieu d’un nuage de poussière soulevé par leur course précipitée, roulant comme un tourbillon sur la route avec le bruit du tonnerre.

À deux longueurs de lance, en avant des soldats, don Pancho, courbé sur le cou de son cheval, le front pâle et les dents serrées, galopait à fond de train, l’œil fixé sur les hauts clochers de Valdivia, dont les silhouettes sombres grandissaient de plus en plus à l’horizon.

À un demi mille de la ville le général arrêta sa troupe.

Le bruit sec et sifflant de la fusillade résonnait avec force, par intervalles le grondement sourd du canon y mêlait sa lugubre basse.

La bataille continuait toujours.

Le général se hâta de faire ses derniers préparatifs avant de tenter un effort suprême.

Les fantassins mirent pied à terre et se formèrent en pelotons.

Les armes furent chargées.

Les troupes amenées par le général, à notre point de vue européen, où l’on est habitué à voir se choquer de grandes masses, n’étaient pas nombreuses ; elles se composaient au plus de huit cents hommes.

Nous disons, nous autres, que la victoire reste aux plus gros bataillons ; en Amérique, où les armées les plus considérables ne sont souvent que de trois mille hommes, ce mot se modifie tout naturellement, et ce n’est ordinairement que le plus adroit ou le plus hardi qui reste maître du champ de bataille.

Don Pancho Bustamente était un rude soldat, habitué aux luttes des guerres civiles qui, la plupart du temps, ne se composent que de coups de mains audacieux ; doué d’un courage à toute épreuve, d’une témérité sans égale, d’une ambition immense, il se disposa avec sang-froid à rétablir par une attaque irrésistible ses affaires compromises.

La campagne aux environs de Valdivia est un véritable jardin anglais, entrecoupé de bosquets, de pommiers, de bois taillis et de minces cours d’eau qui tous vont se jeter dans le fleuve.

Il fut facile au général de dissimuler entièrement sa présence.

Deux soldats furent détachés en éclaireurs afin d’apprendre des nouvelles.

Au bout de quelques instants ils revinrent ; les abords de la ville étaient solitaires ; les insurgés avaient refoulé les troupes dans l’intérieur, et au dire des batteurs d’estrade, avec l’imprudence de bourgeois métamorphosés tout à coup en hommes de guerre, ils n’avaient pas laissé de réserve ni même placé des sentinelles pour assurer leurs derrières et se garantir d’une surprise.

Ces nouvelles, au lieu de rendre la sécurité au général, lui firent froncer les sourcils ; il pressentit un piège et, tandis que ses officiers faisaient des gorges chaudes à propos de la tactique savante des insurgés, il jugea nécessaire de redoubler de précautions.

Les troupes furent divisées en deux corps qui devaient au besoin se soutenir l’un l’autre ; et, comme on attaquait une ville entièrement barricadée, les lanceros eurent ordre de mettre pied à terre pour renforcer l’infanterie ; seulement un escadron d’une centaine de cavaliers resta en selle, caché à vingt-cinq mètres de la place, afin de soutenir la retraite ou de sabrer les fuyards si la surprise réussissait.

Ces dispositions prises, le général fit une chaleureuse allocution à ses soldats, auxquels il promit en cas de succès le sac de la ville, puis il se plaça en tête du premier détachement et donna l’ordre de marcher en avant.

Les troupes s’avancèrent alors à l’indienne, s’abritant derrière chaque pli de terrain et chaque arbre qui se trouvait devant eux.

Ils arrivèrent ainsi sans avoir donné l’éveil jusqu’à portée de pistolet de la place.

Le silence morne qui continuait à régner autour de lui, la tranquillité parfaite des alentours de la ville, contrastaient d’une façon lugubre avec la fusillade et le bruit de la canonnade qui se faisaient d’instants en instants plus intenses dans l’intérieur, et redoublaient les inquiétudes du général.

Un sombre pressentiment l’avertissait qu’il était menacé d’un grand danger, qu’il ne savait comment éviter, puisqu’il ignorait de quelle sorte il était.

Toute hésitation à ce moment suprême pouvait entraîner des malheurs irréparables.

Le général serra avec force la poignée de son épée dans sa main crispée, et se tournant vers ses soldats :

– En avant ! cria-t-il d’une voix retentissante.

Le détachement, qui n’attendait que cet ordre, se précipita en hurlant, et franchit au pas de course l’espace qui le séparait de la ville.

Fenêtres et portes, tout était fermé ; n’eût été le bruit lointain de la fusillade qu’on entendait au cœur de la ville, on l’aurait crue déserte.

Le premier détachement ne trouvant pas d’obstacles devant lui, continua sa route ; le second détachement entra aussitôt.

Alors, tout à coup, devant, derrière et sur les flancs des deux troupes, un cri formidable éclata en même temps, et à chaque fenêtre parurent subitement des hommes armés de fusils.

Don Pancho Bustamente était entouré, il s’était laissé prendre, qu’on nous pardonne la trivialité de cette comparaison, comme un rat dans une souricière.

Les soldats, une seconde étonnés, se remirent bientôt, ils firent face en avant et en arrière, et se ruèrent avec rage sur la double barrière qui les enfermait.

Mais en vain, ils se heurtèrent contre elle, ils ne purent la rompre.

Ils comprirent alors qu’ils étaient perdus, qu’ils n’avaient pas de quartier à attendre, et ils se préparèrent à mourir en gens de cœur.

Le général jetait des regards farouches et désespérés autour de lui, cherchant, mais sans succès, une issue au milieu de cette forêt menaçante de baïonnettes croisées contre lui, qui l’enserraient comme dans un réseau de fer.

Quelques auteurs se sont divertis souvent aux dépens des guerres et des batailles américaines où, disent-ils, les deux armées ont toujours le soin de se placer hors de portée de canon, si bien qu’elles n’ont jamais un homme tué.

Cette plaisanterie de fort mauvais goût a pris aujourd’hui les proportions d’une calomnie qu’il est bon de réfuter, car elle attaque l’honneur des Américains du Sud qui, nous le proclamons hautement, sont doués d’un courage intrépide et à toute épreuve, courage qui s’est brillamment montré pendant les guerres de l’indépendance contre les Espagnols. Malheureusement aujourd’hui ce courage s’use dans les luttes fratricides sans convictions.

Trois fois les soldats se précipitèrent sur les insurgés, trois fois ils furent repoussés avec une perte énorme.

La bataille était horrible, sans merci, on combattait à l’arme blanche, pied contre pied, poitrine contre poitrine, jusqu’au dernier souffle, ne tombant que mort.

Les troupes, décimées par cet affreux carnage, perdaient peu à peu du terrain ; l’espace qu’elles occupaient se resserrait de plus en plus, et l’instant n’était pas loin où elles allaient disparaître sous le flot populaire qui montait toujours et menaçait de les engloutir sous sa masse irrésistible.

Le général réunit une cinquantaine d’hommes résolus à mourir ou à s’ouvrir un passage, et il tenta un effort suprême.

Ce fut un choc de géants.

Pendant quelques minutes, les deux masses lancées l’une contre l’autre demeurèrent presque immobiles par la force même de leur élan ; don Pancho faisait tournoyer son épée autour de lui, et, levé sur ses étriers, il abattait tout ce qui s’opposait à son passage.

Soudain un homme se dressa devant lui comme un roc qui surgit du fond de la mer.

À sa vue, le général recula malgré lui en étouffant un cri de surprise et de rage.

Cet homme était don Tadeo de Léon.

Son ennemi mortel !

Celui que déjà il avait condamné à mort et qui avait, d’une façon incompréhensible, survécu à son exécution.

Aujourd’hui Dieu semblait le placer fatalement devant lui pour être l’instrument de sa vengeance et la cause de sa ruine et de sa honte !

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