LV AVANT LE COMBAT.

En mettant le pied sur la plate-forme qui terminait la montagne, don Tadeo et le comte tombèrent épuisés.

Curumilla les laissa reprendre haleine, puis, lorsqu’il jugea qu’ils étaient un peu remis de la fatigue qu’ils avaient éprouvée, il les invita à regarder autour d’eux.

Les deux hommes se retournèrent.

Le spectacle qui s’offrit à leur vue les frappa de surprise et d’admiration.

Ils avaient à leurs pieds le cañon del rio seco, avec ses masses granitiques imposantes et ses épais fourrés de verdure.

Rien ne trahissait dans le défilé la présence de l’homme, il n’y semblait régner que la solitude calme et majestueuse du désert.

Un peu à gauche, deux tourbillons de poussière, du sein desquels sortaient par instant des masses noires et animées, signalaient les deux troupes qui, à une distance considérable l’une de l’autre, continuaient leur route ; et dans les lointains bleuâtres de l’horizon la mer traçait une ligne foncée qui se confondait avec le ciel.

– Oh ! s’écria Louis avec enthousiasme, que c’est beau.

Don Tadeo, blasé depuis son enfance sur la vue de ces sublimes panoramas, ne jetait qu’un regard distrait et indifférent sur cette magnifique perspective, son front restait pensif, son œil triste et voilé.

Le Roi des ténèbres pensait à sa fille, à son enfant chérie qu’il espérait délivrer bientôt, il calculait avec angoisse les minutes qui devaient encore s’écouler avant qu’il pût reconquérir et serrer dans ses bras celle qui pour lui était tout.

Oh ! quoi qu’en aient dit les détracteurs de la famille, l’amour paternel est bien réellement un sentiment divin dont l’Être suprême a déposé le germe dans le cœur de l’homme pour le régénérer et fournir un but à sa vie, en lui donnant le courage nécessaire à la lutte incessante de chaque jour, lutte entreprise seulement pour le bonheur des enfants et qui sans eux ne serait plus qu’une mesquine recherche des jouissances physiques, sans intérêt comme sans portée, mais que l’amour paternel ennoblit et qu’un baiser de l’innocente créature, pour laquelle seule on s’y obstine, paye avec usure en en faisant oublier tous les déboires et toutes les déceptions !

– Est-ce que nous allons demeurer à cette place ? demanda don Tadeo.

– Pendant quelques instants, répondit Curumilla.

– Comment nommez-vous cet endroit ? dit le comte avec curiosité.

– C’est le pic que les visages pâles appellent le Corcovado, répondit l’Ulmen.

– Celui sur lequel vous êtes convenu d’allumer le feu du signal ?

– Oui, hâtons-nous de le préparer.

Les trois hommes ramassèrent du bois sec, dont de grandes quantités étaient éparses çà et là, et, sur la pointe la plus avancée de la montagne, ils élevèrent un immense bûcher.

– Maintenant, reprit Curumilla, reposez-vous un peu, et surtout ne bougez pas jusqu’à mon retour.

– Où allez-vous donc, chef ? demanda le comte.

– Compléter notre plan d’attaque.

Et, sans entrer dans plus de détails, Curumilla se lança sur la pente abrupte de la montagne où il disparut presque instantanément au milieu des arbres.

Les deux amis s’assirent auprès du bûcher, et attendirent en rêvant le retour de l’Ulmen.

La troupe commandée par Joan s’approchait du défilé en affectant toutes les allures indiennes.

Bientôt elle se trouva à moins d’une portée de fusil du cañon.

Antinahuel l’avait aperçue. Depuis longtemps déjà il surveillait ses mouvements.

Malgré sa finesse, le toqui ne soupçonna pas un instant un piège.

Il se croyait certain que les Espagnols ignoraient l’embuscade qu’il leur avait dressée.

Qui aurait pu les en avertir ?

La présence en tête de la troupe de Joan, qu’il reconnut au premier coup d’œil, acheva de le rassurer et de lui inspirer la plus entière confiance.

Il supposa, ce qui du reste était probable, que ces Indiens étaient des retardataires qui, à cause de l’éloignement de leur campement, n’avaient pas été prévenus à temps par les émissaires du vice-toqui, et qui se hâtaient de rejoindre leurs compagnons.

De son côté, le Cerf Noir, avec non moins de raison, supposa que Antinahuel avait, en se rendant au cañon après leur entrevue, fait prévenir les arrivants.

Tout conspirait donc pour plonger les deux chefs dans la plus complète erreur.

Joan s’avançait toujours avec la même audace ; seulement, au fur et à mesure qu’il approchait du défilé, par une manœuvre convenue entre lui et les Espagnols, il pressait son cheval de telle sorte qu’à l’entrée du cañon il était à environ soixante pas de sa troupe.

Il s’enfonça dans le défilé sans témoigner la moindre hésitation.

À peine avait-il fait une dizaine de pas en avant, qu’un Indien sortant d’un épais taillis sauta légèrement sur le sol, en face de lui.

Cet Indien était Antinahuel lui-même.

Joan tressaillit intérieurement à la vue du chef redouté de tous, mais son visage demeura impassible.

– Mon fils arrive bien tard, dit le toqui en lui jetant un regard louche.

– Mon père me pardonnera, répondit respectueusement Joan, je n’ai été prévenu que cette nuit, et ma tolderia est éloignée.

– Bon, reprit le chef, je sais que mon fils est prudent ; combien de lances amène-t-il avec lui ?

– Guaranca ! – mille.

Ainsi qu’on le voit, Joan doublait bravement le nombre de ses soldats, mais il ne faisait en cela que suivre les instructions de Curumilla.

– Oh ! oh ! fit le toqui avec joie, on peut venir tard quand on amène une troupe aussi nombreuse.

– Mon père sait que je lui suis dévoué, répondit hypocritement l’Indien.

– Je le sais, mon fils est un brave guerrier ; a-t-il vu les Huincas ?

– Je les ai vus.

– Sont-ils loin ?

– Non, ils arrivent ; dans isthenalliaganta – moins d’une heure – ils seront ici.

– Nous n’avons pas un instant à perdre ; mon fils s’embusquera de chaque côté du cañon, proche du cactus brûlé.

– Bon, cela sera fait ; que mon père s’en rapporte à moi.

En ce moment la troupe des faux Indiens parut à l’entrée du défilé, dans lequel elle entra résolument à l’exemple de son chef.

La circonstance était critique. La moindre hésitation de la part des Espagnols pouvait, en découvrant l’imposture, causer la perte de tous.

– Que mon fils fasse diligence, dit Antinahuel.

Et il regagna son poste.

Joan et ses hommes prirent le galop ; ils étaient alors surveillés par mille ou quinze cents espions invisibles qui, au moindre soupçon, au premier geste suspect, les auraient massacrés sans rémission.

Il fallait une prudence extrême.

Joan après avoir fait mettre pied à terre à ses hommes et cacher les chevaux en arrière, dans un coude naturel formé par le lit de la rivière, les distribua avec le plus grand calme et une désinvolture capable de bannir à jamais tous les soupçons dans l’esprit du chef, si par hasard il en avait eu.

Dix minutes plus tard, le défilé paraissait aussi solitaire qu’auparavant.

Joan avait à peine fait quelques pas dans les buissons, afin de reconnaître les environs du poste qu’il occupait, qu’une main se posa sur son épaule.

Il se retourna en tressaillant.

Curumilla était devant lui.

– Bon, murmura celui-ci d’une voix basse comme un souffle, mon fils est loyal, qu’il me suive avec ses hommes.

Joan fit un geste d’assentiment.

Alors, avec des précautions extrêmes et en gardant le plus grand silence, trois cents hommes commencèrent à escalader les rochers à la suite de l’Ulmen.

Curumilla les distribua dans plusieurs directions, de façon qu’il établit une double ligne de soldats qui formaient un large cercle autour du poste choisi par Antinahuel pour le bivouac de l’élite de sa troupe.

Cette manœuvre fut d’autant plus facile à exécuter, que, nous le répétons, le toqui n’avait et ne pouvait avoir aucun soupçon, et que, loin de surveiller ce qui se passait autour de lui, il suivait attentivement des yeux le détachement de don Gregorio qui commençait à paraître au loin dans la plaine.

Les trois cents soldats de Joan, qui avaient escaladé la muraille du défilé, du côté opposé du cañon, s’étaient partagés en deux troupes.

La première avait pris position au-dessus du Cerf Noir, et la seconde, forte de cent hommes, s’était massée en arrière-poste, prête, si le besoin l’exigeait, à exécuter une charge et à prendre l’ennemi à revers.

Aussitôt que Curumilla eut fait préparer la manœuvre que nous venons de décrire, il quitta Joan et rejoignit ses compagnons qui l’attendaient au sommet du Corcovado.

– Enfin ! s’écrièrent-ils en le voyant paraître.

– Je commençais à craindre qu’il ne vous fût arrivé malheur, chef, lui dit le comte.

Curumilla sourit.

– Tout est prêt, dit il, et quand ils le voudront, les visages pâles pourront pénétrer dans le défilé.

– Croyez-vous que votre plan réussisse ? lui demanda don Tadeo avec inquiétude.

– Je l’espère, répondit l’Indien ; mais Pillian seul peut savoir ce qui arrivera.

– C’est juste. Qu’allons-nous faire, maintenant ?

– Allumer le feu et partir.

– Comment, partir ? et nos amis ?

– Ils n’ont pas besoin de nous ; dès que le feu sera allumé nous nous mettrons à la recherche de la jeune fille.

– Dieu veuille que nous puissions la sauver !

– Pillian est tout-puissant, répondit Curumilla en sortant son mechero de sa ceinture et en battant le briquet.

– Oh ! nous la sauverons, il le faut ! s’écria le jeune homme avec exaltation.

Curumilla, après avoir allumé un peu de chiffon brûlé qui lui servait d’amadou, renfermé dans une boîte de corne, réunit avec ses pieds des feuilles sèches, déposa ce chiffon dessus et souffla de toutes ses forces.

Les feuilles calcinées à demi par les rayons du soleil, ne tardèrent pas à s’allumer ; Curumilla en jeta d’autres dessus et y ajouta quelques branches de bois mort qui prirent feu presque immédiatement ; le chef plaça alors ces branches sur le bûcher, le feu, avivé par la bise qui à cette hauteur soufflait avec violence, se communiqua rapidement de proche en proche, et bientôt une épaisse colonne de flammes monta en tourbillonnant vers le ciel.

– Bon ! dit Curumilla à ses compagnons qui comme lui regardaient avidement dans la plaine, ils ont vu le signal, nous pouvons partir.

– Partons donc sans plus tarder, s’écria le comte avec impatience.

– Allons, dit don Tadeo.

Les trois hommes s’enfoncèrent dans l’immense forêt vierge qui couvrait le faîte de la montagne, en laissant derrière eux ce phare sinistre, signal de meurtre et de destruction.

Dans la plaine, don Gregorio Peralta, craignant de trop s’avancer avant de savoir positivement à quoi s’en tenir, avait donné l’ordre à sa troupe de s’arrêter.

Il ne se dissimulait pas les dangers de sa position, il savait qu’il allait avoir à braver un péril immense, il voulait donc mettre toutes les chances possibles de succès de son côté, pour que, s’il succombait dans le combat qu’il était sur le point de livrer, son honneur fût sauf et sa mémoire sans reproche.

– Général, dit-il en s’adressant à Cornejo qui, ainsi que le sénateur, se trouvait auprès de lui, vous êtes un brave homme de guerre, un soldat intrépide, je ne vous cacherai donc pas que nous sommes dans une situation hérissée de périls.

– Oh ! oh ! fit le général en relevant sa moustache et en lançant un regard railleur à don Ramon qui, à cette annonce faite ainsi à brûle-pourpoint, était devenu tout pâle, expliquez-moi donc cela, don Gregorio ?

– Oh ! mon Dieu ! répondit celui-ci, c’est d’une simplicité enfantine : les Indiens sont embusqués en force dans le défilé pour nous en disputer le passage.

– Voyez-vous cela, les gaillards ! mais ils vont nous assommer, alors, fit le général toujours calme.

– C’est un épouvantable guet-apens ! s’écria le sénateur attéré.

– Caspita ! si c’est un guet-apens, reprit le général, je le crois bien. Du reste, ajouta-t-il avec un sourire narquois, vous serez à même d’en juger tout à l’heure ; vous m’en donnerez des nouvelles après, si, ce qui est peu probable, vous en réchappez, cher ami !

– Mais je ne veux pas aller fourrer ma tête dans cet affreux traquenard, s’écria don Ramon hors de lui de frayeur, je ne suis pas soldat, moi, que diable !

– Bah ! vous vous battrez en amateur, cela sera très-beau de votre part, vu que vous n’en avez pas l’habitude.

– Monsieur, dit froidement don Gregorio, tant pis pour vous, si vous étiez tranquillement resté à Santiago, comme c’était votre devoir, vous ne vous trouveriez pas dans cette alternative.

– C’est vrai, cher ami, appuya en riant le général, pourquoi, vous qui êtes poltron comme un lièvre, vous avisez-vous de faire de la politique militante ?

Le sénateur ne répondit pas à cette dure apostrophe, il était hébété par la peur, déjà il se croyait mort.

– Quoi qu’il arrive, puis-je compter sur vous, général ? reprit don Gregorio.

– Je ne puis vous promettre qu’une chose, répondit noblement le vieux soldat, c’est de ne pas marchander ma vie, et, le cas échéant, de me faire bravement tuer. Quant à ce poltron, ajouta-t-il en désignant don Ramon, ne vous inquiétez pas de lui, je me charge de lui faire accomplir des prodiges de valeur.

À cette menace, le malheureux sénateur sentit une sueur froide inonder tout son corps.

Une longue colonne de flamme brilla au sommet du Corcovado.

– Il n’y a plus à hésiter, Caballeros, s’écria résolument don Gregorio, en avant ! et que Dieu protège le Chili !

– En avant ! répéta le général en dégainant son sabre.

La troupe partit dans la direction du défilé.

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