LIV EL CANON DEL RIO SECO.

Les paysages américains ont un aspect grandiose et majestueux, dont rien en Europe ne peut donner une idée juste et complète.

La hache du pionnier a depuis si longtemps jeté à bas nos vieilles forêts gauloises et scandinaves que, dans les sites les plus abruptes et les plus accidentés, la main de l’homme se fait toujours sentir ou du moins se devine.

Tant de générations se sont succédé sur le sol de la vieille Europe, tant d’empires ont surgi comme des volcans du sein de cette terre féconde, pour s’engloutir après, qu’il est impossible, sous ces ruines entassées où la poussière humaine a fini par former le terrain que nous foulons, de reconnaître le sceau de Dieu, ce stigmate que l’on retrouve à chaque pas en Amérique et qui inspire à l’homme, auquel il est pour la première fois donné de le contempler, un inexprimable respect.

Il n’y a pas d’athées dans le Nouveau-Monde.

Il ne peut pas y en avoir.

C’est la terre de la foi vive et de la croyance naïve, parce que là, Dieu se fait partout visible aux yeux de l’homme qui ne le verrait pas ou seulement essaierait de douter.

Des savants ont essayé de prouver que l’Amérique était toute nouvelle, comparativement à l’ancien monde connu ; cette hypothèse est absurde, aussi absurde que celle qui veut que cette terre ait été peuplée par l’Asie au moyen du détroit de Behring.

Les ruines imposantes de Palenguè, cette ville découverte depuis peu dans le Iucatan, prouvent non-seulement une antiquité plus éloignée que tout ce que nous ont conservé les Égyptiens, mais encore une civilisation que les anciens n’ont jamais possédée.

La race rouge, quoi qu’on en ait dit, n’a aucun rapport avec les races blanches, noires et jaunes, et, comme elles, est primordiale ou autochtone.

À ce sujet, nous nous souvenons d’une repartie que fit un jour un chef comanche auquel un missionnaire, je ne sais trop à quel propos, cherchait à prouver qu’il n’y avait pas eu de race aborigène en Amérique, se fondant assez maladroitement, à notre avis, sur ce passage de la Bible qui dit que Noé eut trois fils, dont l’un peupla l’Europe, le second l’Asie et le troisième l’Afrique, qu’ainsi il fallait que les habitants du Nouveau-Monde descendissent de l’un de ces enfants de Noé.

– Frère, dit l’Indien, le père a oublié ceci, c’est que ceux qui ont conservé la tradition de ce Noé ne lui ont donné que trois fils, parce que, à cette époque, notre terre n’était pas connue, sans cela il en eût certainement eu quatre.

Cette réponse vaut un gros livre.

Mais revenons à notre sujet.

Le territoire chilien, et surtout la partie araucanienne, est un des plus accidentés et des plus bouleversés du Nouveau-Monde.

Le Chili possède vingt et quelques volcans, toujours en irruption, dont quelques-uns, tel que celui d’Autaco, atteignent une immense hauteur ; aussi, dans ce pays, les tremblements de terre sont-ils extrêmement fréquents.

Il ne se passe pas d’année sans qu’une ou plusieurs villes ne soient englouties par ce terrible fléau.

L’Araucanie, ainsi que nous l’avons dit, se divise en quatre contrées parfaitement distinctes.

Celle qui borde la mer, et que l’on nomme contrée maritime, est plate, mais cependant on sent incessamment sous ses pas ces ondulations de terrain qui vont en s’exhaussant peu à peu jusqu’aux Cordillères et qui, dans certains endroits, sont déjà presque des montagnes.

À dix lieues environ de San-Miguel de la Frontera, misérable bourgade peuplée par quelque vingt ou trente pasteurs huiliches, sur la route d’Arauco, le terrain se soulève rapidement et forme subitement une imposante muraille de granit, dont le sommet est couvert de forêts vierges, de pins et de chênes, impénétrables aux rayons du soleil.

Un passage de dix mètres au plus de large est ouvert par la nature dans cette muraille. Sa longueur est de près de cinq kilomètres, il forme une foule de capricieux et inextricables détours qui semblent constamment revenir sur eux-mêmes. De chaque côté de ce formidable défilé, le sol couvert d’arbres et de halliers étagés les uns au-dessus des autres peut, en cas de besoin, offrir d’inexpugnables retranchements à ceux qui défendraient le passage ; aussi Antinahuel n’avait pas exagéré la force de cette position, en disant que cinq cents hommes résolus pouvaient hardiment s’y défendre contre toute une armée.

Cet endroit se nommait el canon del rio seco, nom assez commun en Amérique, parce que, bien que la végétation eût depuis longtemps recouvert les parois de cette muraille d’un tapis d’émeraude, il était évident que dans des temps reculés, une rivière, ou du moins un desaguadero, c’est-à-dire le conduit par lequel les eaux des plateaux supérieurs des Andes débordant, soit à la suite d’un tremblement de terre, soit à cause de tout autre cataclysme naturel, s’étaient violemment et naturellement frayé un passage vers la mer.

Du reste le sol, entièrement composé de cailloux, arrondis et roulés par les eaux, ou de grandes masses de rochers éparses ça et là, usées et luisantes, en offrait aux yeux les moins clairvoyants des preuves irréfragables.

À quelle époque avait eu lieu ce bouleversement ? comment les eaux étaient-elles venues et s’étaient-elles taries ensuite ? C’est ce que personne dans le pays n’aurait pu dire.

Depuis la plus haute antiquité, le lit de la rivière servait de passage, sans que jamais la rivière se fût révélée.

Le soleil commençait à apparaître à l’horizon, les objets étaient encore à demi-voilés par les ombres de la nuit qui décroissaient rapidement en leur donnant les aspects les plus fantastiques ; le majestueux paysage, dont nous avons essayé de donner une idée au lecteur, sortait insensiblement de l’épais manteau de brume qui le couvrait et se déchirait aux pointes aiguës des rochers ou aux hautes branches des arbres. Le plus profond silence régnait dans le cañon qui semblait plongé dans la plus profonde solitude.

Au plus haut des airs, des troupes d’énormes vautours chauves des Andes tournoyaient lentement au dessus du défilé. Parfois, au milieu d’un taillis, perchée en équilibre sur la pointe d’un roc, une vigogne dressait sa tête intelligente, humait l’air avec inquiétude et disparaissait.

L’homme auquel il aurait été donné en ce moment de planer auprès des vautours, aurait joui d’un spectacle étrange et d’un intérêt saisissant.

Il eût compris au premier coup d’œil que ce silence trompeur et cette solitude factice cachaient un orage terrible.

Cet endroit si solitaire en apparence était littéralement gorgé de monde.

Antinahuel, ainsi qu’il l’avait annoncé au Cerf Noir, s’était rendu au défilé, dont il prétendait défendre le passage contre les Espagnols.

Le toqui, en chef expérimenté, avait établi son bivouac sur les versants des deux murailles, à une certaine hauteur du lit desséché de la rivière.

Vers le soir, le Cerf Noir parut à la tête de quinze cents guerriers.

Antinahuel les embusqua à droite et à gauche de la route, de manière à ce qu’ils fussent invincibles, leur recommandant de se borner à faire glisser du poste élevé qu’ils occupaient des quartiers de roc sur leurs ennemis, et surtout de ne pas descendre pour en venir à l’arme blanche.

Ces diverses dispositions furent assez longues à prendre.

Il était plus de deux heures du matin avant que chacun fût convenablement installé.

Antinahuel, suivi pas à pas par la Linda qui voulait tout voir par elle-même, visita les postes, donna des instructions nettes et précises aux Ulmènes, puis il regagna le bivouac qu’il avait choisi et qui formait l’avant-garde, de l’embuscade.

– À présent, qu’allons-nous faire ? lui demanda doña Maria.

– Attendre, répondit-il.

Et, s’enveloppant dans son poncho, il s’étendit sur le sol et ferma les yeux.

La Linda, à laquelle on avait construit une espèce de cabane en branchages entrelacés, se retira sous cet abri afin de prendre quelques heures d’un repos que les fatigues des jours passés lui rendaient nécessaires.

De leur côté, les Espagnols s’étaient mis en route un peu avant le lever du soleil.

Ils formaient une troupe compacte de cinq cents cavaliers, au centre de laquelle s’avançait sans armes, entre deux lanceros chargés de lui brûler la cervelle au moindre geste suspect, le général Bustamente, le front pâle, le sourcil froncé et l’air pensif.

En avant de cette troupe, il y en avait une autre d’une force presque égale ; celle-là était en apparence composée d’Indiens.

Nous disons en apparence parce que ces hommes étaient en réalité des Chiliens, mais leur costume araucan, leur armement, et jusqu’aux caparaçons de leurs chevaux, tout dans leur déguisement était si exact, qu’à une distance même très proche il était impossible que les yeux exercés des Indiens eux-mêmes les reconnussent.

Ces soi-disant Indiens étaient commandés par Joan, qui marchait à leur tête, tout en fouillant, sans paraître y attacher d’importance, d’un regard inquisiteur, les hautes herbes qu’il traversait, afin de s’assurer que nul espion n’était aux aguets.

À vingt-cinq kilomètres de Valdivia, à moitié route du cañon, la seconde troupe fit halte, tandis que celle commandée par Joan continuait à avancer.

Comme cette bande de faux Indiens marchait au grand trot, elle ne tarda pas à prendre une avance considérable et à disparaître entièrement dans les méandres de la route.

C’était probablement ce qu’attendait le second détachement, car à peine le premier eut disparu qu’il se remit en marche.

Seulement il ne s’avançait que lentement et semblait redoubler de précautions.

Quatre cavaliers étaient demeurés en arrière.

Ces quatre cavaliers, qui causaient vivement entre eux, étaient don Tadeo de Léon, don Gregorio Peralta, Curumilla et le comte Louis.

– Ainsi, dit don Gregorio, vous ne voulez personne avec vous ?

– Personne, à nous deux nous suffirons, répondit Curumilla en désignant le jeune Français.

– Pourquoi ne pas m’emmener avec vous ? demanda don Tadeo.

– Je ne vous refuse pas de nous accompagner, reprit le chef, si je ne vous l’ai pas offert c’est que j’ai cru que vous préfériez rester avec vos soldats.

– Je veux le plus tôt possible rejoindre ma fille.

– Venez donc, alors. Vous, ajouta-t-il en se tournant vers don Gregorio, souvenez-vous que vous ne devez vous risquer dans le défilé que lorsque vous aurez vu briller un feu au sommet du Corcobado – bossu.

– C’est entendu ; maintenant, adieu et bonne chance !

– Bonne chance ! répondit le comte.

Les quatre hommes se séparèrent après s’être chaleureusement serré la main.

Don Gregorio rejoignit ses soldats au galop, tandis que don Tadeo et le comte, guidés par Curumilla, gravissaient la montagne.

Ils montèrent pendant près d’une heure une rampe assez raide et bordée de profonds précipices ; arrivés à une espèce de plate-forme naturelle de quelques mètres seulement d’étendue, Curumilla s’arrêta.

– Pied à terre, dit-il en joignant l’exemple au précepte.

Ses compagnons l’imitèrent.

– Dessellons nos chevaux, continua le chef, les pauvres bêtes ne pourront nous servir de longtemps. Je connais, non loin d’ici, un endroit où elles seront parfaitement abritées, et où nous les reprendrons en revenant, si nous revenons, ajouta-t-il avec un sourire équivoque.

– Holà, chef, demanda Louis, avez-vous donc une aussi mauvaise opinion de la démarche que nous tentons ?

– Och ! reprit l’Ulmen, mon frère est jeune, son sang est très-chaud, Curumilla est vieux, il est sage.

– Merci, chef, dit le jeune homme d’un ton de bonne humeur, il est impossible de traiter plus poliment de fou un de ses amis.

Tout en causant ainsi entre eux, les trois hommes avaient continué à monter, en traînant leurs chevaux après eux par la bride ; chose qui n’était pas facile, sur ce sentier étroit où les animaux butaient à chaque pas, renâclaient et dressaient les oreilles avec terreur.

Enfin ils atteignirent avec mille peines l’entrée d’une grotte naturelle dans laquelle ils parvinrent à faire entrer les nobles bêtes.

On les fournit abondamment de nourriture, puis l’entrée de cette grotte fut bouchée au moyen de grosses pierres, entre lesquelles on pratiqua seulement une étroite ouverture pour laisser passer l’air et filtrer un peu de lumière.

Ce soin rempli, Curumilla se tourna vers ses compagnons.

– Partons ! dit-il.

Ils rejetèrent leurs fusils sur l’épaule et se remirent résolument en marche.

À partir du lieu qu’ils quittaient, il n’existait plus de sentier tracé ; ils étaient obligés de monter en s’accrochant aux racines, aux branches d’arbres ou aux touffes d’herbes, et de s’enlever continuellement à la force du poignet.

Cette ascension était non-seulement hérissée de difficultés sans nombre, mais encore excessivement périlleuse et surtout des plus fatigantes.

Le moindre faux pas, une position mal prise ou mal assurée, un mouvement mal calculé, suffisaient pour les précipiter dans un abîme d’une profondeur incommensurable, au fond duquel ils ne seraient arrivés qu’en lambeaux, car ils grimpaient presque à pic, en rampant comme des reptiles le long des flancs escarpés de la montagne, et en s’aidant des pieds et des mains.

Quant à Curumilla, il montait avec une facilité et une légèreté, qui remplissaient ses compagnons d’admiration, et que, dans le fond du cœur, ils ne pouvaient s’empêcher d’envier.

Parfois il se retournait pour les encourager ou leur tendre la main.

Après cinq quarts d’heure de cette pénible ascension, l’Ulmen s’arrêta.

– C’est ici, dit-il.

Les trois hommes avaient atteint le sommet d’un pic élevé du haut duquel un immense et splendide panorama se déroulait à leurs yeux.

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