LIII CONTRE-MINE.

Conformément à la prédiction de Trangoil Lanec, Louis de Prébois-Crancé se rétablissait avec une promptitude étonnante.

Soit désir de commencer plus tôt ses recherches, soit à cause de sa bonne constitution, la veille du jour fixé pour le départ il était parfaitement dispos et annonçait à don Tadeo qu’il était en état de se mettre en route quand on le voudrait.

Dans les romans, il est assez ordinaire de voir des gens grièvement blessés la veille recommencer le lendemain, comme si de rien n’était, le cours de leurs pérégrinations aventureuses, mais dans la vie réelle il n’en est pas de même. La nature a des droits imprescriptibles devant lesquels l’homme le plus fort est contraint de se courber. Si, cinq jours à peine après avoir été blessé, le jeune Français était debout, c’est que ses blessures n’étaient que des estafilades sans conséquence, qui n’avaient eu d’autre résultat que celui de l’affaiblir en lui occasionnant une grande perte de sang, et qu’elles se trouvaient alors cicatrisées, grâce aux compresses souvent renouvelées d’orégano, plante qui possède cette qualité précieuse de guérir les plaies presque instantanément.

Néanmoins tout porte à croire que le jeune homme, aveuglé par son amour, se trompait en affirmant que ses forces étaient revenues. L’impatience qui le dévorait le lui faisait croire sans doute. Dans tous les cas, le mouvement qu’il se donnait portait à supposer qu’il disait vrai, et qu’en effet il était bien guéri.

Une autre inquiétude minait encore le jeune homme : Valentin, son chien César et Trangoil Lanec étaient partis depuis trois jours, sans que l’on sût ce qu’ils étaient devenus.

Curumilla, dont l’arrivée avait été annoncée par Joan, n’avait pas non plus donné signe de vie.

Toutes ces raisons augmentaient dans des proportions énormes l’impatience du jeune homme.

De son côté, don Tadeo n’était pas plus tranquille.

Le pauvre père, les yeux constamment fixés sur les hautes montagnes araucaniennes, frémissait de douleur à la pensée des souffrances auxquelles sa fille chérie était exposée au milieu de ses ravisseurs.

Cependant, par une singulière inconséquence de l’esprit humain, à cette immense douleur, qui lui serrait le cœur comme dans un étau, se mêlait chez don Tadeo un sentiment indéfinissable de joie en songeant aux tortures qu’il infligerait à son tour à doña Maria, en lui révélant que celle qu’elle avait pris tant de bonheur à martyriser était sa fille, c’est-à-dire le seul être qu’elle aimât réellement au monde ; la cause innocente de sa haine contre don Tadeo, celle enfin pour laquelle, dans son amour de bête fauve, elle voudrait racheter chaque larme par une pinte de son sang.

Don Tadeo, âme d’élite, doué de sentiments nobles et élevés, repoussait avec force cette pensée inspirée par la haine, mais toujours elle revenait plus vive et plus tenace, tant le désir de la vengeance est inné dans le cœur de l’homme.

Don Gregorio, entre les mains duquel don Tadeo avait remis le pouvoir, hâtait, poussé par Louis qui ne le quittait pas une minute, les préparatifs de départ pour le lendemain.

Il était environ huit heures du soir, dans une des salles réservées du cabildo, don Gregorio, après leur avoir donné certaines instructions, avait congédié le général Cornejo et le sénateur Sandias, chargés d’accompagner don Pancho Bustamente à Santiago. Ils causaient avec don Tadeo et le comte du voyage du lendemain, seul sujet qui, en ce moment, pût intéresser nos trois personnages, lorsque la porte s’ouvrit brusquement et un homme entra.

À sa vue ils poussèrent un cri de joie et d’étonnement.

Cet homme était Curumilla.

– Enfin ! s’écrièrent ensemble Louis et don Tadeo.

– Me voici ! répondit tristement l’Ulmen.

Le pauvre Indien paraissait accablé de fatigue et de besoin, on le fit asseoir et on se hâta de lui offrir des rafraîchissements.

Malgré toute l’impassibilité indienne et la dignité à laquelle les chefs sont habitués dès leur enfance, Curumilla se jeta littéralement sur les vivres qu’on lui servit et les dévora.

Cette façon d’agir, si en dehors des coutumes araucanes, donna fort à réfléchir aux blancs qui supposèrent que, pour que l’Ulmen oubliât si complètement les traditions de son peuple, il fallait qu’il eût bien souffert.

Dès que son appétit fut calmé, Curumilla, sans se faire prier, raconta dans les plus grands détails ce qui s’était passé depuis son départ du camp, de quelle manière il avait délivré la jeune fille, et comment, une heure plus tard à peine, il avait été contraint de la laisser retomber au pouvoir de ses ennemis.

Lorsqu’il avait quitté doña Rosario, le brave Indien ne s’était éloigné d’elle que juste assez pour ne pas, lui aussi, être pris par les ravisseurs ; mais bien qu’invisible à leurs yeux, il les avait suivis à la piste, ne les perdant pas de vue et épiant tous leurs mouvements, ce qui lui fut d’autant plus facile qu’ils avaient renoncé à le chercher.

Le Roi des ténèbres et le comte le remercièrent de ce dévouement si pur et si loyal.

– Je n’ai rien fait encore, dit-il, puisque tout est à recommencer, et maintenant, ajouta-t-il en hochant sa tête d’un air de doute, ce sera plus difficile, car ils se tiennent sur leurs gardes.

– Demain, répondit vivement don Tadeo, nous nous remettrons tous ensemble sur la piste.

– Oui, reprit le chef, je sais que demain vous devez partir.

Les trois hommes se regardèrent avec étonnement, ils ne comprenaient pas comment la nouvelle de leur départ avait pu s’ébruiter avec les précautions dont ils avaient usé pour se cacher.

Curumilla sourit.

– Il n’y a pas de secrets pour les Aucas, dit-il, lorsqu’ils veulent savoir. Antinahuel n’ignore rien de ce qui se passe ici.

– Mais c’est impossible ! s’écria don Gregorio avec violence.

– Que mon frère écoute, répliqua paisiblement le chef, demain, au lever du soleil, un détachement de mille soldats blancs quittera Valdivia pour conduire à Santiago le prisonnier, celui que les visages pâles nomment le général Bustamente, est-ce bien cela ?

– Oui, répondit don Gregorio, je dois en convenir, ce que vous me dites là est de la plus grande exactitude ; mais qui vous a si bien renseigné ? voilà ce qui me confond.

– Je dois avouer, fit l’Ulmen en souriant, que celui qui m’a donné ces détails circonstanciés les adressait à une autre personne, et ne se doutait nullement que mon oreille les recueillît.

– Expliquez-vous, chef, je vous en supplie, s’écria don Tadeo, nous sommes sur des charbons ardents, nous désirons savoir comment nos ennemis ont été si bien renseignés sur nos mouvements ?

– Je vous ai dit que je suivais la troupe de Antinahuel, je dois ajouter que parfois je la dépassais ; avant hier, au lever du soleil, le toqui et ses mosotones, toujours accompagnés de cette femme pâle qui doit être Guécubu, le génie du mal, arrivèrent dans la prairie où s’était accompli le renouvellement des traités ; rampant comme un serpent dans l’herbe haute de la plaine, je me blottis à vingt pas en avant de la troupe.

Le Cerf Noir, dès qu’il aperçut le grand toqui araucan, mit son cheval au galop pour le rejoindre ; comme je me doutais que pendant leur conférence ces deux hommes laisseraient échapper des paroles qui plus tard nous serviraient, je me rapprochai d’eux le plus possible afin de ne pas perdre un mot de ce qu’ils diraient, et voilà comment, sans s’en douter, ils m’ont mis au courant de leurs projets.

– De leurs projets ? demanda vivement don Gregorio, songeraient-ils donc à nous attaquer ?

– La femme pâle a fait jurer à Antinahuel de délivrer son ami, qui est prisonnier.

– Eh bien ?

– Eh bien, Antinahuel le délivrera.

– Oh ! oh ! fit don Gregorio, ce projet est plus facile à former qu’à exécuter, chef.

– Mon frère se trompe.

– Comment cela ?

– Les soldats sont obligés de traverser le canon del rio seco.

– Sans doute.

– C’est là que Antinahuel attaquera les visages pâles avec ses mosotones.

– Sangre de Christo ! s’écria don Gregorio, que faire ?

– L’escorte sera défaite, observa don Tadeo avec accablement.

Curumilla gardait le silence.

– Peut-être, dit le comte, je connais le chef, il n’est pas homme à mettre ses amis dans l’embarras sans avoir un moyen de leur faire éviter le péril qu’il leur montre.

– Mais, reprit don Tadeo, ce péril n’est malheureusement que trop imminent, il n’existe pas d’autre passage que ce défilé maudit, il faut absolument le franchir, et cinq cents hommes résolus peuvent y tenir en échec toute une armée et même la tailler en pièces.

– C’est égal, reprit le jeune homme avec insistance, je répète ce que j’ai dit, le chef est un guerrier habile, son esprit est fertile en ressources, j’affirme qu’il sait comment nous sortir de ce mauvais pas.

Curumilla sourit au Français en lui faisant un signe d’assentiment.

– J’en étais sûr, dit Louis, voyons, parlez, chef, n’est-ce pas que vous connaissez un moyen de nous faire éviter ce passage dangereux ?

– Je ne certifie pas cela, répondit l’Ulmen, mais si mes frères les visages pâles consentent à me laisser agir, je me charge de déjouer les projets de Antinahuel et de ses compagnons, et peut-être du même coup, ajouta-t-il, de délivrer la jeune vierge aux yeux d’azur.

– Parlez ! parlez ! chef, s’écria vivement le comte, expliquez-nous le projet que vous avez formé, ces caballeros s’en rapporteront complètement à vous, n’est-ce pas, messieurs ?

– Oui, répondit don Tadeo, nous vous écoutons, chef.

– Mais, reprit Curumilla, que mes frères y réfléchissent bien, il faut qu’ils me laissent maître absolu de diriger l’expédition.

– Vous avez ma parole, Ulmen, dit don Gregorio, nous ne ferons que ce que vous commanderez.

– Bon ! fit le chef, que mes frères écoutent.

Et alors, sans plus tarder, il leur détailla le plan qu’il avait formé, et qui, comme cela devait être, obtint l’assentiment général.

Don Tadeo et le comte en étaient surtout enthousiasmés, ils se promettaient les plus beaux résultats.

Lorsque les dernières mesures furent prises, que tout fut bien convenu, la nuit était fort avancée, les quatre interlocuteurs avaient besoin de prendre du repos afin de se préparer aux hasards qui les attendaient le lendemain dans leur aventureuse expédition ; Curumilla surtout, qui depuis quelques jours avait pris à peine le temps de dormir, tombait littéralement de fatigue.

Seul, Louis ne semblait pas éprouver le besoin de réparer ses forces ; si on avait voulu l’écouter on se serait mis immédiatement en marche.

Mais la prudence exigeait que quelques heures fussent accordées au sommeil, et malgré les observations du comte on se sépara.

Le jeune homme, contraint malgré lui d’obéir aux remontrances des hommes expérimentés qui l’entouraient, se retira de mauvaise humeur en se promettant in petto de ne pas laisser ses amis oublier l’heure fixée pour le départ.

Comme tous les amoureux, ne pouvant voir celle qu’il aimait, il entraîna avec lui Curumilla afin d’avoir au moins la consolation de parler d’elle.

Mais le pauvre Ulmen était si fatigué que, dès qu’il fut étendu sur la natte qui lui servait de lit, il tomba dans un si profond sommeil que le jeune homme renonça à l’en tirer.

Nous devons ajouter à la louange de Louis qu’il prit assez facilement son parti de cette contrariété, en réfléchissant que de Curumilla dépendait le succès du coup de main qu’ils allaient tenter, et que, pour qu’il fût en possession de toutes ses qualités et les servit bien, il fallait qu’il fût dispos.

Il poussa un soupir de regret et laissa l’Ulmen dormir tant qu’il voulut.

Mais comme il lui était impossible d’en faire autant, que l’impatience et l’amour, ces deux tyrans de la jeunesse, lui brûlaient le cerveau, il monta sur l’azotea – toit – du palais et, le regard fixé sur les hautes montagnes qui dessinaient leurs sombres contours à l’horizon, il se mit à penser à doña Rosario.

Rien n’est pur, calme et voluptueux comme une nuit américaine.

Ce ciel d’un bleu noir, plaqué d’un nombre infini d’étoiles, au milieu desquelles rayonne la splendide croix du Sud, les senteurs embaumées de l’atmosphère rafraîchies par la brise de mer qui y mêle ses âcres parfums, tout dispose l’âme à la rêverie.

Louis s’oublia longtemps à penser ainsi, seul, dans la nuit.

Lorsqu’il songea à redescendre dans le palais, les étoiles s’éteignaient successivement dans les profondeurs du ciel, et une teinte nacrée commençait à nuancer légèrement l’horizon.

Le jour n’allait pas tarder à paraître.

– Il est temps, dit le jeune homme, et il descendit rapidement l’escalier de l’azotea pour aller réveiller ses compagnons.

Mais il les trouva debout et prêts à partir.

Lui seul était en retard.

La chose est facile à comprendre.

Louis avait rêvé ; les autres avaient dormi.

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