LXIII DANS LA GUEULE DU LOUP.

Nous sommes forcé d’interrompre notre récit, afin de raconter différents incidents qui étaient arrivés dans le camp des Aucas, à la suite du combat livré aux Espagnols dans le défilé.

Les hommes embusqués au sommet des rochers leur avaient fait souffrir des pertes sensibles.

Les principaux chefs araucaniens, échappés sains et saufs à la lutte acharnée du matin, avaient été grièvement blessés, frappés par des mains invisibles.

Le général Bustamente, jeté à bas de son cheval, avait reçu une balle qui, heureusement pour lui, n’avait fait qu’entamer assez légèrement les chairs.

Les Araucans, furieux de cette attaque à laquelle ils étaient loin de s’attendre, et dans le premier paroxysme de la colère, avaient juré de se venger sans désemparer.

Résolution qui mettait les aventuriers dans une position fort critique.

Le général Bustamente avait été enlevé évanoui du champ de bataille et caché dans les bois, ainsi que la Linda.

Don Pancho, presque immédiatement pansé, revint promptement à lui.

Son premier mouvement fut de chercher à savoir où il était et de s’informer de ce qui s’était passé.

Antinahuel le lui dit :

– Quelle conduite tiendra mon frère ? lui demanda le général.

– Le Grand Aigle a ma parole, répondit le chef avec un regard louche, qu’il tienne sa parole, je tiendrai la mienne.

– Je n’ai pas la langue double, dit le général, que je revienne au pouvoir et je restituerai au peuple araucan le territoire qui lui a appartenu.

– Alors, que mon père ordonne, j’obérai, reprit Antinahuel.

Un sourire d’orgueil plissa la lèvre dédaigneuse du général, il comprit que tout n’était pas encore fini pour lui et se prépara à jouer hardiment cette dernière partie, d’où dépendait sa fortune ou sa perte.

– Où sommes-nous ? demanda-t-il.

– Embusqués en face des visages pâles qui nous ont si rudement salués, il y a une heure, à notre entrée dans la plaine.

– Et que prétend mon frère ?

– M’emparer d’eux, répondit Antinahuel, ces hommes mourront.

Sur ces derniers mots, il salua le général et se retira.

Après son départ, don Pancho resta plongé dans une sombre mélancolie ; cette obstination des Aucas à réduire une poignée d’aventuriers, dont la résistance serait longue sans doute, pouvait faire manquer le plan que déjà il mûrissait dans sa tête, en donnant aux patriotes le temps de se préparer à cette lutte nouvelle.

Pour la réussite de ses projets, la célérité était la condition sine qua non, et il maudissait l’orgueil des Indiens, qui leur faisait sacrifier à une vaine entreprise, sans autre intérêt que la mort de quelques hommes, des questions pour lui d’un si haut intérêt.

La tête tristement appuyée sur la main, il se plongeait dans ces réflexions lorsqu’il sentit qu’on le tirait légèrement par son habit.

Il se retourna avec surprise et retint avec peine un cri d’horreur.

Doña Maria, les vêtements déchirés et maculés de sang et de boue, le visage enveloppé de compresses et de linges sanglants.

La courtisane devina l’impression qu’elle avait produite sur l’homme que jusqu’à ce moment elle avait tenu courbé devant elle, obéissant à ses moindres caprices, elle comprit qu’avec la beauté s’était en allé l’amour ; un sourire amer crispa ses lèvres.

– Je vous fais horreur, don Pancho ? dit-elle d’une voix lente, avec un accent de tristesse indéfinissable.

– Madame ! fit vivement le général.

Elle l’interrompit.

– Ne vous abaissez pas à un mensonge indigne de vous et de moi. Qu’a d’étonnant ce qui se passe ? n’en est-il pas toujours ainsi ?

– Madame, croyez bien…

– Vous ne m’aimez plus, vous dis-je, don Pancho, je suis laide, à présent, reprit-elle avec amertume ; du reste ne vous ai-je pas tout sacrifié, il ne me restait plus que ma beauté, je vous l’ai donnée avec joie.

– Je ne répondrai pas aux récriminations déguisées que vous m’adressez, j’espère vous prouver par mes actes que…

– Laissons là, interrompit-elle violemment, ces banalités dont ni vous ni moi ne croyons un mot ; si l’amour ne peut plus nous unir, que la haine soit le lien qui nous attache l’un à l’autre : nous avons le même ennemi.

– Don Tadeo de Leon ! fit-il avec colère.

– Oui, don Tadeo de Leon, celui qui, il y a quelques jours à peine, nous a abreuvés de tant d’humiliations.

– Mais je suis libre aujourd’hui, s’écria-t-il avec un accent terrible.

– Grâce à moi, dit-elle avec intention, car tous vos lâches partisans vous avaient abandonné.

– Oui, répondit-il, c’est vrai, vous seule m’êtes restée fidèle.

– Les femmes sont ainsi, elles ne comprennent pas les sentiments bâtards, chez elles tout est franchement dessiné, elles aiment ou elles haïssent ; mais assez sur ce chapitre, il faut vous hâter de profiter de votre liberté : vous connaissez l’habileté et la froide bravoure de votre ennemi, si vous lui en donnez le temps, en peu de jours il deviendra un colosse dont il vous sera impossible de saper les larges bases de granit.

– Oui, murmura-t-il comme en se parlant à lui-même, je le sais, je le sens, hésiter c’est tout perdre ! mais que faire ?

– Ne pas se désespérer d’abord, et examiner tout ce qui se passera ici. Oh ! ajouta-t-elle en penchant la tête en avant, entendez-vous ce bruit ? c’est peut-être le secours que nous attendons qui nous arrive.

Il se fit un grand mouvement dans le bois, c’était l’escorte de don Ramon qui était entourée et faite prisonnière par les Indiens.

Antinahuel apparut, amenant un personnage que les deux interlocuteurs reconnurent aussitôt.

Cet homme était don Ramon Sandias.

En apercevant la Linda, il fit un saut de frayeur, et si le chef ne l’avait pas retenu, il se serait enfui au risque de se faire tuer par les Indiens.

– Misérable ! s’écria le général en lui serrant la gorge.

– Arrêtez, dit la Linda en dégageant le sénateur plus mort que vif.

– Comment, vous défendez cet homme ! s’écria le général au comble de l’étonnement, vous ne savez donc pas qui il est ? non-seulement il m’a indignement trahi avec son complice Cornejo, mais encore c’est lui qui vous a fait cette affreuse blessure.

– Je sais tout cela, répondit la Linda avec un sourire qui donna la chair de poule au pauvre diable, qui crut sa dernière heure arrivée, mais, continua-t-elle, la religion commande l’oubli et le pardon des injures, j’oublie et je pardonne à don Ramon Sandias, et vous ferez comme moi, don Pancho.

– Mais… voulut-il dire.

– Vous ferez comme moi, reprit-elle de sa voix la plus calme, avec un regard significatif.

Le général comprit que la Linda avait une idée, il n’insista pas.

– Bon, dit-il, puisque vous le désirez, doña Maria, je pardonne comme vous ; tenez, don Ramon, voici ma main, ajouta-t-il en la lui tendant.

Le sénateur ne savait pas s’il devait en croire ses oreilles, mais à tout hasard il saisit avec empressement cette main qui lui était tendue et la secoua de toutes ses forces.

Antinahuel sourit avec mépris au dénouement de cette scène dont, malgré toute son astuce, il ne devina pas la portée.

– S’il en est ainsi, dit-il, je vous laisse ensemble, il est inutile d’attacher ce prisonnier.

– Parfaitement inutile, appuya don Pancho.

– Oui, fit le toqui, je vois que vous vous entendez.

– On ne peut pas mieux, chef, on ne peut pas mieux, reprit le général avec un sourire d’une expression indéfinissable.

Antinahuel se retira.

Sitôt qu’il fut seul avec la Linda et le général, don Ramon ne mit plus de bornes à sa reconnaissance.

– Oh ! mes chers bienfaiteurs, s’écria-t-il avec enthousiasme, en s’élançant vers eux.

– Un instant, caballero, s’écria don Pancho, nous avons à causer, maintenant.

Le sénateur s’arrêta tout interdit.

– Avez-vous donc supposé, dit la Linda, qu’un plat coquin de votre espèce puisse nous inspirer la moindre pitié ?

– Mais, continua le général, nous avons tenu à être les seuls à disposer de vous.

– Vous reconnaissez, n’est-ce pas, reprit la Linda, que vous êtes bien réellement en notre pouvoir, et que si nous voulons vous tuer, cela nous est facile ?

Le sénateur resta anéanti.

– Maintenant, ajouta le général, répondez catégoriquement aux questions qui vous seront adressées ; je dois vous avertir qu’un mensonge ferait tomber votre tête.

Un nouveau tremblement agita le sénateur.

– Comment vous trouvez-vous ici ?

– Oh ! d’une manière bien simple, général, je viens à l’instant d’être surpris par les Indiens.

– Où alliez-vous ?

– À Santiago.

– Seul ?

– Non pas, diable ! j’avais une escorte de cinquante cavaliers. Hélas ! ajouta-t-il avec un soupir, ce n’était pas assez.

Au mot d’escorte, le général et la Linda se lancèrent un coup d’œil d’intelligence.

Don Pancho continua son interrogatoire.

– Qu’alliez-vous faire à Santiago ?

– Hélas ! je suis fatigué de la politique, mon intention était de me retirer dans ma quinta de Cerro Azuel, au milieu de ma famille.

– Vous n’aviez pas d’autre but ? demanda le général.

– Ma foi non.

– Vous en êtes sûr ?

– Certes… Ah ! attendez, fit-il en se ravisant, j’étais chargé d’une mission.

– Là ! vous voyez bien !

– Oh ! mon Dieu ! je l’avais oublié, je vous assure.

– Hum ! et quelle était cette mission ?

– Je l’ignore.

– Comment, vous l’ignorez ?

– Ma foi oui, j’étais chargé d’une dépêche.

– Donnez.

– Voilà !

Le général s’en empara, brisa le cachet et la parcourut rapidement des yeux.

– Bah ! fit-il en la froissant entre ses doigts crispés, cette dépêche n’a pas le sens commun, elle est du genre de celles que l’on confie aux gens de votre espèce.

Le sénateur feignit de prendre cette phrase pour un compliment.

– C’est ce que j’avais pensé aussi, dit-il avec un sourire qui avait la prétention d’être agréable, mais dont la terreur qui décomposait ses traits faisait à son insu une affreuse grimace.

À cette réponse saugrenue, le général ne put retenir son sérieux, il éclata d’un franc éclat de rire, auquel le sénateur s’associa avec empressement, sans savoir pourquoi.

Doña Maria mit fin à cette hilarité en prenant la parole.

– Don Pancho, dit-elle, rendez-vous auprès de Antinahuel, il est important que demain au lever du jour il fasse demander une entrevue aux aventuriers qui se sont perchés comme des hiboux au sommet du rocher.

– Mais, il refusera, observa le général étonné.

– Il faut qu’il accepte, chargez-vous de le convaincre.

– J’essaierai.

– Il faut réussir.

– Je réussirai, puisque vous l’exigez.

– Pendant votre absence, moi, je causerai avec cet homme.

– À votre aise, je me retire.

De quels arguments se servit le général pour amener le toqui à parlementer avec les assiégés ? il est certain qu’il y réussit.

Lorsqu’il rejoignit doña Maria, celle-ci terminait sa conversation avec le sénateur, en lui disant d’une voix sardonique :

– Arrangez-vous comme vous pourrez, cher monsieur, si vous échouez, je vous livre aux Indiens qui vous brûleront tout vif.

– Hum ! fit don Ramon avec épouvante, s’ils apprennent que c’est moi qui ai fait cela, que m’arrivera-t-il ?

– Vous serez brûlé.

– Diable ! diable ! la perspective n’est pas agréable ; franchement, est-ce que vous ne pourriez pas charger un autre de cette commission ?

Doña Maria sourit avec finesse.

– Tranquillisez-vous, lui dit-elle, vous m’aurez pour complice, je vous aiderai.

– Oh ! alors, fit-il avec joie, je suis certain de réussir.

La Linda lui tint parole, elle l’aida à exécuter le hardi projet qu’elle avait conçu.

Don Pancho s’abstint d’interroger la courtisane.

Il savait qu’elle travaillait pour lui, cela lui suffisait. Il attendait patiemment qu’elle jugeât convenable de lui faire ses confidences.

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