LXII LE MESSAGER.

Joan était un jeune homme de trente ans au plus, hardi, aventureux, ne redoutant aucun péril, mais doué aussi de cette astuce froide et profonde qui caractérise ses compatriotes. Avant de partir il avait pesé parfaitement toutes les chances pour et contre le succès de sa mission. Il ne se dissimulait pas qu’elle était hérissée de difficultés et que ce serait en quelque sorte un miracle s’il parvenait à éviter les pièges sans nombre tendus sous ses pas.

Ces difficultés, même au lieu de le rebuter, la lui avaient fait accepter avec empressement.

Il y voyait l’occasion de jouer un bon tour à Antinahuel, qu’il détestait sans trop savoir pourquoi, nous devons le dire, tout en sauvant Curumilla qui lui avait sauvé la vie.

Tout se résumait à traverser, sans être tué, la ligne des sentinelles qui, sans doute, enveloppaient le poste qu’il venait de quitter.

Il resta un instant accroupi dans les hautes herbes, réfléchissant au moyen qu’il emploierait pour s’échapper sain et sauf.

Il paraît que ce moyen ne tarda pas à être trouvé, car il se mit à courir.

Assuré qu’il était bien seul, il déroula son laço, dépassa le nœud coulant et en noua l’extrémité à un buisson.

Sur ce buisson il attacha son chapeau de façon à ce qu’il ne pût tomber, puis il s’éloigna avec précaution en déroulant son laço au fur et à mesure.

Lorsqu’il fut arrivé à l’extrémité du laço, il tira doucement, par petites secousses, en imprimant un léger mouvement oscillatoire au buisson.

Ce mouvement fut aperçu presque aussitôt des sentinelles, elles s’élancèrent de ce côté, virent le chapeau et firent feu.

Pendant ce temps-là, Joan détalait avec la légèreté d’un guanacco, riant comme un fou du désappointement des sentinelles, quand elles reconnaîtraient sur quoi elles avaient tiré.

Du reste, il avait si bien pris ses mesures qu’il était déjà loin et complètement hors d’atteinte, avant que les Araucans se fussent aperçus du tour qu’il leur avait joué.

Il y a loin du cañon del rio seco à la tolderia de San-Miguel par la route tracée, ou pour être plus vrai, à peu près tracée, que prennent les voyageurs ; si Joan avait voulu la suivre, il aurait eu près de quinze lieues à faire.

Mais Joan était un Indien, il coupait le chemin à vol d’aigle, en ligne droite.

Jeune et doué d’un jarret de fer, il partit au pas gymnastique, traversant monts et vallées, sans jamais ralentir sa marche.

Il avait quitté le rocher à six heures du soir. Il arrivait en vue de San-Miguel à trois heures du matin.

En neuf heures il avait parcouru plus de douze lieues par des chemins où les chèvres seules et les Indiens peuvent passer.

C’était vigoureusement marcher.

Quand il entra dans la tolderia, l’ombre et le silence régnaient partout, tous les habitants dormaient, quelques chiens errants hurlaient à la lune, c’était tout !

Joan était assez embarrassé, il ne savait comment trouver ceux auxquels il avait affaire, lorsque la porte d’une hutte s’ouvrit, et deux hommes, suivis d’un énorme chien de Terre-Neuve, parurent sur la route.

Dès que le chien aperçut l’Indien, il s’élança vers lui en aboyant avec fureur.

– Retenez votre chien, s’écria Joan en se mettant promptement en défense.

– Ici, César ! ici, monsieur, fit une voix.

Le chien obéit et revint en grognant tout bas se placer auprès de son maître.

Ces paroles avaient été prononcées en français, langue que naturellement Joan ignorait ; il se souvenait d’avoir vu à Valdivia, auprès des Français, un chien semblable à celui qui lui faisait un si formidable accueil, cela le porta à supposer que le hasard le mettait face à face avec ceux qu’il cherchait.

Joan était l’homme de résolution prompte, il prit son parti sans hésiter et cria d’une voix forte :

– Marry-marry, êtes-vous le muruche, ami de Curumilla ?

– Curumilla ! s’écria Trangoil Lanec en s’approchant, qui a prononcé ce nom ?

– Un homme qui vient de sa part, répondit Joan.

Le chef dirigea sur lui un œil soupçonneux, mais les ténèbres étaient si épaisses qu’il ne put que difficilement distinguer l’homme qui lui parlait.

– Approchez, lui dit-il, puisqu’il vous envoie vers nous, vous devez avoir certaines choses à nous rapporter ?

– Êtes-vous ceux que je cherche ? demanda Joan, hésitant à son tour.

– Oui, mais dans la hutte, à la clarté d’un candil, nous nous reconnaîtrons mieux qu’ici, où la nuit est plus noire que le cratère de l’autuco.

– C’est vrai, appuya Valentin en riant, il fait si noir que le diable marcherait sur sa queue.

Les trois hommes entrèrent dans la hutte, suivis par le Terre-neuvien qui formait l’arrière-garde.

Sans perdre de temps, Trangoil Lanec sortit son méchero et battit le briquet, on alluma un candil et les trois interlocuteurs se virent.

Trangoil Lanec s’avança vers l’Indien :

– Bon, dit-il, je reconnais mon penny, c’est lui que déjà Curumilla avait envoyé à Valdivia.

– Oui, répondit Joan en montrant le chien qui s’était couché auprès de lui et lui léchait les mains, vous voyez que le chien m’a reconnu.

– Celui que mon chien aime, je l’aime, guerrier, voici ma main, dit Valentin.

Joan serra cordialement cette main loyale, la franchise du Français lui avait gagné le cœur, entre ces deux hommes désormais c’était à la vie à la mort.

Trangoil Lanec s’était accroupi sur le sol, il fit signe à ses compagnons de prendre place à ses côtés.

Ceux-ci obéirent.

Après un moment de silence, pendant lequel il sembla rassembler ses pensées, le chef se tourna vers Joan :

– J’attendais ce soir, au coucher du soleil, dit-il, l’arrivée de Curumilla et de deux amis. Curumilla est un chef, sa parole est sacrée, la nuit s’avance, le hibou a déjà fait entendre son chant lugubre qui annonce le lever du soleil, Curumilla n’est pas venu, quelle raison l’en empêche ? mon fils est un guerrier, il vient de la part de mon frère, qu’il parle, mes oreilles sont ouvertes.

Joan s’inclina respectueusement et tira de sa ceinture le morceau d’étoffe que lui avait remis Curumilla comme preuve de sa mission : l’Indien le présenta silencieusement.

– Un morceau du poncho de Curumilla ! s’écria violemment Trangoil Lanec en s’en emparant et le passant à Valentin, aussi ému que lui, parle, messager de malheur, mon frère est-il mort ? De quelle terrible nouvelle es-tu porteur ? Parle, au nom de Pillian ! dis-moi les noms de ses assassins, afin qu’avec leurs os Trangoil Lanec se fasse des sifflets de guerre.

– Les nouvelles que j’apporte sont mauvaises ; cependant, au moment où je les ai quittés, Curumilla et ses compagnons étaient en sûreté et sans blessures.

Les deux hommes respirèrent.

– Curumilla, continua l’Indien, coupa ce morceau de son poncho et me le donna en me disant : Va trouver mes frères, montre-leur cette étoffe, alors ils te croiront et tu leur rapporteras dans tous ses détails la situation dans laquelle nous sommes ; je suis parti, j’ai fait douze lieues sans m’arrêter depuis le coucher du soleil, et me voilà.

Sur un signe de Trangoil Lanec, Joan fit alors le récit qu’on attendait de lui.

Ce récit fut long, l’Ulmen et Valentin l’écoutèrent avec la plus grande attention. Lorsqu’il fut terminé il y eut un silence.

Chacun réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre.

Les nouvelles étaient effectivement mauvaises, la position des assiégés critique ; il était impossible que trois hommes, si résolus qu’ils fussent, pussent longtemps résister aux efforts combinés d’un millier de guerriers furieux de la défaite que les Espagnols leur avaient infligée et qui brûlaient de prendre leur revanche.

Le secours qu’ils porteraient à leurs amis serait bien faible, peut-être arriverait-il trop tard.

Que faire ?

C’est ce que ces trois hommes indomptables se demandaient avec rage, sans pouvoir se faire une réponse satisfaisante.

Ils se trouvaient devant une impossibilité qui se dressait implacable et terrible devant eux.

Ils n’avaient que deux choses à faire : ou laisser mourir leurs amis sans chercher à les sauver, cette idée ne leur vint même pas, ou aller mourir avec eux.

Hors de ces deux combinaisons, il n’y avait rien ! c’était vainement qu’ils se creusaient la tête pour résoudre ce problème insoluble.

C’était un mal sans remède, il fallait courber le front ; Valentin fut le premier qui se décida.

– Vive Dieu ! dit-il en se levant avec violence, puisque nous ne pouvons que mourir avec nos amis, hâtons-nous de les joindre, la mort leur semblera plus douce si nous sommes près d’eux.

– Allons ! répondirent résolument les deux Indiens comme un écho funèbre.

Ils sortirent de la hutte.

Le soleil se levait radieux à l’horizon.

– Bah ! dit Valentin tout ragaillardi par l’air frais du matin et les éblouissants rayons du soleil qui faisaient miroiter les cailloux de la route, nous nous en tirerons ! Tant que l’âme tient au corps, il y a de l’espoir ! ne nous laissons pas abattre, chef, je suis certain que nous les sauverons.

L’Ulmen hocha tristement la tête.

En ce moment, Joan, qui s’était éloigné sans que, ses compagnons le remarquassent, revint, conduisant en bride trois chevaux harnachés.

– À cheval, dit-il, peut-être arriverons-nous à temps.

Les deux hommes poussèrent un cri de joie et sautèrent en selle.

Alors commença une course furieuse qui ne peut être comparée à rien.

Cette course dura six heures.

Il était près de onze heures lorsque les trois hommes, toujours suivis par le brave César, arrivèrent en vue de Corcovado.

– Ici nous devons mettre pied à terre, dit Joan, continuer plus longtemps notre route à cheval serait nous exposer à être découverts par les éclaireurs de Antinahuel.

Les chevaux furent abandonnés.

Le plus grand silence régnait aux environs.

Les trois compagnons commencèrent à gravir la montagne.

Après avoir monté pendant assez longtemps, ils s’arrêtèrent pour reprendre haleine et se consulter.

– Attendez-moi ici, dit Joan, je vais à la découverte, nous devons être entourés d’espions.

Ses compagnons s’étendirent sur le sol ; il s’éloigna en rampant.

Au lieu de monter davantage, l’Indien, qui avait calculé qu’ils se trouvaient à peu près à la hauteur du bloc de rochers, obliqua peu à peu et disparut bientôt derrière un bloc de rochers.

Son absence fut longue, près d’une heure s’écoula avant qu’il reparût.

Ses amis, inquiets de cette longue attente, ne savaient quel parti prendre ni que penser.

Ils craignaient qu’il n’eût été découvert et fait prisonnier.

Déjà ils se préparaient à reprendre leur marche, au risque de ce qui pourrait arriver, lorsqu’ils le virent accourir rapidement sans même se donner la peine de se cacher.

Quand il fut près d’eux :

– Eh bien ! lui demanda vivement Valentin, que se passe-t-il ? pourquoi cet air joyeux répandu sur votre visage ?

– Curumilla est un chef prudent, répondit Joan, il a brûlé la forêt derrière les rochers.

– Quel si grand avantage cet incendie nous procure-t-il donc ?

– Un immense. Les guerriers de Antinaturel étaient embusqués à l’abri des arbres, ils ont été obligés de se retirer ; à présent, la route est libre, nous pouvons joindre nos amis quand nous voudrons.

– Allons, alors ! s’écria Valentin.

– Et Curumilla ? demanda Trangoil Lanec, comment l’avertir de notre présence ?

– Je l’ai averti, reprit Joan, il a aperçu mon signal, il nous attend.

– Ces diables d’Indiens pensent à tout, se dit Valentin en mordillant sa moustache ; allons, viens César, viens, mon bon chien, ce sera malheureux si avec le secours de ces trois hommes résolus, je ne parviens pas à sauver mon pauvre Louis ; l’horizon se rembrunit d’une furieuse façon, ajouta-t-il, bigre ! il faut faire attention à ne pas laisser sa peau ici.

Et, suivi de César, qui le regardait en remuant la queue et semblait comprendre les pensées qui attristaient son maître, tant son regard était expressif, il se mit à marcher derrière Trangoil Lanec qui, lui, marchait pour ainsi dire dans les pas de Joan. Vingt minutes plus tard, sans avoir été inquiétés, ils se trouvaient au pied des rochers, du haut de la plate-forme desquels don Tadeo et Curumilla, leur faisaient de joyeux signaux de bienvenue.

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