LXVII FIN CONTRE FIN.

Aussitôt que les Chiliens eurent évacué le rocher, Antinahuel, qui semblait ne les avoir qu’à regret laissé échapper, se retourna d’un air de mauvaise humeur du côté du général Bustamente :

– J’ai fait ce que mon frère désirait, dit-il, que veut-il encore ?

– Rien, quant à présent, chef, à moins que vous ne consentiez à partir aussi de votre côté, ce qui, je crois, serait le mieux.

– Mon père a raison, nous ne servons plus à rien ici.

– À rien, en effet ; seulement, puisque désormais nous voilà libres de nos actions, si mon frère y consent nous nous rendrons dans la hutte du conseil, afin de dresser un plan de campagne.

– Bon, répondit machinalement le toqui, en suivant d’un regard haineux les derniers rangs des soldats chiliens qui disparaissaient en ce moment derrière un accident de terrain.

Le général lui posa résolument la main sur l’épaule.

Le toqui se retourna brusquement.

– Que veut le chef pâle ? dit-il d’une voix sèche.

– Vous dire ceci, chef, répondit froidement le général : qu’importe une trentaine d’hommes, quand vous pouvez en immoler des milliers ? ce que vous avez fait aujourd’hui est le comble de l’adresse ; en renvoyant ces soldats vous semblez accepter votre défaite et renoncer, vous sentant trop faible, à tout espoir de vengeance. Vos ennemis prendront confiance, ils ne songeront pas à se tenir sur leurs gardes, et si vous êtes prudent, vous pourrez les attaquer avant qu’ils soient en mesure de vous résister.

Le front du chef se dérida, son regard devint moins farouche.

– Oui, murmura-t-il comme se parlant à lui-même, il y a du vrai dans ce que dit mon frère ; il faut souvent dans la guerre abandonner une poule afin de prendre un cheval plus tard, l’avis de mon frère est bon, allons dans la hutte du conseil.

Antinahuel et le général, suivis du Cerf Noir, entrèrent dans le toldo où les attendait doña Maria.

Lorsqu’ils se furent assis :

– Ce jeune homme qui s’est présenté ici de la part de ses amis est un cœur vaste, dit Antinahuel en regardant don Pancho, mon frère le connaît sans doute ?

– Ma foi non, répondit insoucieusement le général, je l’ai vu ce matin pour la première fois ; c’est un de ces vagabonds étrangers que les vaisseaux d’Europe jettent sur nos côtes pour voler nos richesses.

– Non, ce jeune homme est un chef, il a le regard de l’aigle.

– Vous vous intéressez à lui ?

– Oui, comme on s’intéresse à un homme brave quand on l’a vu à l’œuvre, je serais heureux de le rencontrer une seconde fois.

– Malheureusement, dit le général avec un sourire ironique, ce n’est pas probable ; je crois que le pauvre diable a eu une si belle peur qu’il se hâtera de quitter le pays.

– Qui sait ? fit le chef d’un air pensif, et il ajouta : que mon frère écoute, un toqui va parler, que ses paroles se gravent dans la mémoire de mon frère.

– J’écoute, répondit le général en réprimant un mouvement d’impatience.

Antinahuel reprit impassiblement :

– Pendant que ce jeune homme était ici, qu’il parlait, moi je l’examinais ; lorsqu’il croyait ne pas être vu de mon frère, il lui jetait des regards étranges ; cet homme est un ennemi implacable.

Le général haussa les épaules.

– Je ne le connais pas, vous dis-je, chef, répondit-il, et quand même il serait mon ennemi ? que m’importe ce vagabond ? jamais il ne pourra rien contre moi.

– Il ne faut jamais mépriser un ennemi, dit sentencieusement Antinahuel, les plus infimes sont souvent les plus dangereux à cause de leur petitesse même. Mais venons au sujet de notre réunion, quelles sont à présent les intentions de mon frère ?

– Écoutez-moi à votre tour, chef : nous sommes désormais attachés l’un à l’autre par l’intérêt commun ; sans moi vous ne pouvez rien ou presque rien, de mon côté je confesse que sans vous, je suis dans l’impossibilité d’agir ; mais je suis convaincu que si nous nous aidons mutuellement et si nous nous soutenons franchement, nous obtiendrons en peu de jours de magnifiques résultats.

– Bon ! que mon frère explique sa pensée, dit Antinahuel.

– Je ne marchanderai pas avec vous, chef, voici le traité que je vous propose : aidez-moi franchement à ressaisir le pouvoir qui m’est échappé, donnez-moi les moyens de me venger de mes ennemis et je vous abandonne à jamais, en toute propriété, non-seulement la province de Valdivia tout entière, mais encore celle de Concepcion jusqu’à Talca, c’est-à-dire que je couperai en deux le Chili, et que je vous en donnerai la moitié.

À cette magnifique proposition, le visage de Antinahuel ne laissa paraître aucune trace d’émotion.

– Mon frère est généreux, dit-il, il donne ce qu’il n’a pas.

– C’est vrai, répondit le général avec dépit, mais je l’aurai si vous m’aidez, et sans moi, vous ne pourrez jamais l’avoir.

Le chef fronça imperceptiblement les sourcils, le général feignit de ne pas s’en apercevoir, il continua :

– C’est à prendre ou à laisser, chef, le temps presse, toute nécessité perdue est un obstacle nouveau que nous créons, répondez loyalement, acceptez-vous, oui ou non ?

Mis si brusquement en demeure, le toqui se recueillit un instant, puis se tournant vers le général :

– Et qui me garantira l’exécution de la promesse de mon frère ? dit-il en le regardant en face.

Ce fut au tour du général à être décontenancé.

Il se mordit les lèvres, mais se remettant presque aussitôt :

– Que mon frère me dise quelle garantie il demande ? dit-il.

Un sourire d’une expression indéfinissable plissa les lèvres de Antinahuel.

Il fit un signe au Cerf Noir.

Celui-ci se leva et sortit de la hutte.

– Que mon frère attende un instant, dit impassiblement le toqui.

Le général s’inclina sans répondre.

Au bout d’une dizaine de minutes, le Cerf Noir rentra.

Il était suivi d’un guerrier aucas qui portait une espèce de table boiteuse, faite à la hâte de morceaux de bois mal équarris.

Sur cette table, le vieux toqui plaça silencieusement du papier, des plumes et de l’encre.

À cette vue le général tressaillit, il était pris.

Où et comment les Aucas s’étaient-ils procuré les divers objets qu’ils exhibaient ? c’est ce qu’il ne put deviner.

Antinahuel prit une plume, et jouant machinalement avec elle :

– Les visages pâles, dit-il, ont beaucoup de science, ils en savent plus que nous autres pauvres Indiens ignorants ; mon frère ne doute pas que j’ai fréquenté les Blancs, je connais donc plusieurs de leurs coutumes, ils possèdent l’art de déposer leurs pensées sur le papier ; que mon frère prenne cette plume et qu’il me répète là, fit-il en désignant du doigt une feuille blanche, ce qu’il vient de me dire ; alors, comme je conserverai, ses paroles, le vent ne pourra pas les emporter, et si la mémoire lui fait défaut quelque jour, eh bien, il sera facile de les retrouver ; du reste, ce que je demande là à mon frère n’a rien qui doive le froisser, les visages pâles agissent toujours ainsi entre eux.

Le général saisit la plume et la trempa dans l’encre.

– Puisque mon frère se méfie de ma parole, dit-il d’un ton piqué, je suis prêt à faire ce qu’il désire.

– Mon frère a mal compris mes paroles, répondit Antinahuel, j’ai en lui la plus grande confiance, je n’entends nullement lui faire injure ; seulement, je représente ma nation ; si, plus tard, les Ulmènes et les Apo-Ulmènes des Utal-Mapus me demandent compte du sang de leurs mosotones qui coulera comme de l’eau dans cette guerre, ils approuveront ma conduite dès que je leur montrerai ce collier sur lequel sera marqué le nom de mon frère.

Don Pancho vit qu’il ne lui restait plus d’échappatoire, il comprit que mieux valait s’exécuter bravement, que le moment venu de tenir sa promesse il saurait bien trouver un faux-fuyant pour s’en dispenser.

Se tournant alors vers Antinahuel, il lui dit en souriant :

– Soit ! mon frère a raison, je vais faire ce qu’il désire.

Le toqui s’inclina gravement.

Le général plaça le papier devant lui, écrivit rapidement quelques, lignes et signa.

– Tenez, chef, dit-il en présentant le papier à Antinahuel, voici ce que vous m’avez demandé.

– Bon, répondit celui-ci en le prenant.

Il le tourna et le retourna dans tous les sens, cherchant probablement ce que le général avait écrit ; mais, comme on le pense, tous ses efforts restèrent sans résultat.

Don Pancho et doña Maria le suivaient attentivement des yeux.

Au bout d’un instant, le chef fit un signe au Cerf Noir.

Celui-ci sortit et rentra presque aussitôt, suivi de deux guerriers qui conduisaient au milieu d’eux un soldat chilien.

Le pauvre diable n’avait pu suivre ses camarades, lorsqu’ils s’étaient échappés, à cause d’une blessure assez grave à la jambe ; il était pâle et jetait des regards effarés autour de lui.

Antinahuel sourit en le voyant.

– Moro-Huinca, lui dit-il d’une voix rude, sais-tu expliquer ce qu’il y a sur le papier ?

– Hein ? répondit le soldat, qui ne comprenait pas cette question à laquelle il était loin de s’attendre.

Le général prit alors la parole :

– Le chef te demande si tu sais lire ? fit-il.

– Oui, Seigneurie, balbutia le blessé.

– Bon, fit Antinahuel ; tiens, explique, et il lui donna le papier.

Le soldat le prit machinalement.

Il le tourna et le retourna entre ses doigts.

Il était évident que ce misérable, abruti par la terreur, ne savait pas ce qu’on voulait de lui.

Le général arrêta d’un geste le chef, que ce manège impatientait, et s’adressant de nouveau au soldat :

– Mon ami, lui dit-il, puisque vous savez lire, ayez, je vous prie, l’obligeance de nous expliquer ce qu’il y a sur ce papier. N’est-ce pas cela que vous désirez, chef ? fit-il en s’adressant au toqui.

Celui-ci hocha affirmativement la tête.

Le soldat, dont la frayeur était un peu calmée, grâce à l’accent amical que le général avait pris en lui parlant, comprit enfin ce qu’on attendait de lui ; il jeta les yeux sur le papier et lut ce qui suit, d’une voix tremblante et entre-coupée par un reste d’émotion :

« Je soussigné, don Pancho Bustamente, général de division, ex-ministre de la guerre de la République chilienne, m’engage envers Antinahuel, grand toqui des Araucans, à abandonner en toute propriété, à lui et à son peuple, pour en jouir et disposer à leur gré, maintenant et toujours, sans que jamais on puisse leur en contester la légitime propriété : 1° la province de Valdivia ; 2° la province de Concepcion jusqu’à vingt milles de la ville de Talca. Ce territoire appartiendra, dans toute sa largeur et toute sa longueur, au peuple araucan, si le toqui Antinahuel, à l’aide d’une armée, me rétablit au pouvoir que j’ai perdu et me donne les moyens de le retenir entre mes mains. Cette condition n’étant pas exécutée par Antinahuel dans l’espace d’un mois, à compter de la date du présent traité, il sera de plein droit considéré comme nul.

« En foi de quoi j’ai signé de mes nom, prénoms et qualités,

« DON PANCHO BUSTAMENTE,

« Général de division, ex-ministre de la guerre de la République chilienne. »

Pendant que le soldat lisait, Antinahuel, penché sur son épaule, semblait chercher à lire aussi ; lorsqu’il eut terminé, d’une main il lui arracha brusquement le papier, de l’autre, il lui plongea son poignard dans le cœur.

Le malheureux fit deux pas en avant, les bras étendus et les yeux démesurément ouverts, en chancelant comme un homme ivre, et il tomba sur le sol en poussant un profond soupir.

– Qu’avez-vous fait ? s’écria le général en se levant subitement.

– Ooch ! répondit négligemment le chef en pliant le papier qu’il cacha dans sa poitrine, cet homme aurait parlé plus tard, peut-être.

– C’est juste, fit don Pancho.

Un guerrier aucas prit le corps, le chargea sur ses épaules et sortit du toldo.

Il restait une large mare de sang entre les deux hommes.

Mais ni l’un ni l’autre n’y songeait.

Qu’importait à ces deux ambitieux la vie d’un homme !

– Eh bien ? reprit le général.

– Mon frère peut compter sur mon concours, répondit Antinahuel ; mais d’abord il faut que je retourne à mon village.

– Mais, chef, insista le général, c’est perdre un temps précieux.

– Des intérêts de la plus haute importance m’obligent de retourner à ma tolderia.

Doña Maria, qui jusqu’alors était demeurée spectatrice silencieuse et en apparence désintéressée de ce qui s’était passé, s’avança lentement, et s’arrêtant devant le toqui :

– C’est inutile, dit-elle froidement.

– Que veut dire ma sœur ? demanda Antinahuel avec étonnement.

– J’ai compris l’impatience qui dévorait le cœur de mon frère loin de celle qu’il aime ; ce matin, j’ai moi-même expédié un chasqui vers les mosotones qui conduisaient la vierge pâle à la tolderia des Puelches, avec l’ordre de leur faire rebrousser chemin et d’amener la jeune fille à mon frère.

Le visage du chef s’épanouit.

– Ma sœur est bonne, s’écria-t-il en lui serrant les mains avec effusion ; Antinahuel n’est pas ingrat, il se souviendra.

– Que mon frère consente donc à faire ce que désire le grand guerrier des visages pâles, et je me tiendrai satisfaite, dit-elle d’une voix insinuante.

– Que mon frère parle, fit gravement le chef.

– Il nous faut, si nous voulons réussir, agir avec la rapidité de la foudre, dit don Pancho ; je vous le répète, chef, afin que vous en soyez bien convaincu, réunissez tous vos guerriers et donnez-leur rendez-vous sur le Biobio. Nous nous emparerons de Conception par un coup de main, de là nous marcherons sur Talca, qui est une ville ouverte, et si nos mouvements sont prompts, nous serons maîtres de Santiago, la capitale, avant même que l’on ait eu le temps de lever les troupes nécessaires pour s’opposer à notre passage.

– Bon, répondit en souriant Antinahuel, mon frère est un chef habile, il réussira.

– Oui, mais il faut se hâter surtout.

– Mon frère va voir, répondit laconiquement le toqui.

Se tournant alors vers le Cerf Noir :

– Mon frère fera courir le Quipus et la lance de feu, dit-il ; dans dix soleils, trente mille guerriers seront réunis dans la plaine de Condorkanki : les guerriers marcheront jour et nuit pour se rendre au point désigné ; l’Ulmen qui n’amènera pas ses mosotones sera dégradé et renvoyé dans son village avec une robe de femme ; j’ai dit, allez.

Le Cerf Noir s’inclina et sortit sans répondre.

Vingt minutes plus tard, des courriers partaient à toute bride dans toutes les directions.

– Mon frère est-il content ? demanda Antinahuel.

– Oui, répondit le général ; bientôt je prouverai au chef que moi aussi je sais tenir mes promesses.

Le toqui donna l’ordre de lever le camp.

Une heure après, une longue file de cavaliers disparaissait dans les profondeurs de la forêt vierge, qui formait les limites de la plaine.

C’était Antinahuel et ses guerriers qui se rendaient à la plaine de Condorkanki.

Un seul guerrier était resté au camp abandonné.

Il avait ordre d’attendre l’arrivée des mosotones qui conduisaient doña Rosario, afin de les guider à l’endroit où le toqui allait établir son camp, avant d’envahir le Chili.

Doña Maria et le général Bustamente étaient heureux.

Ils croyaient toucher enfin le but.

Ils s’imaginaient être sur le point de voir se réaliser l’espoir qu’ils nourrissaient depuis si longtemps, d’arriver au pouvoir suprême, et de tirer de leurs ennemis une vengeance éclatante.

Antinahuel ne songeait qu’à son amour pour doña Rosario.

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