LXVIII DÉLIRE

Ce n’avait été que malgré lui que don Tadeo de Léon avait consenti à reprendre ce pouvoir toujours si lourd, dans les révolutions, aux âmes réellement d’élite, et qu’il s’était une première fois déjà hâté de déposer dès qu’il avait cru la tranquillité rétablie dans la République.

Il suivait, morne et pensif, la troupe qui paraissait plutôt escorter un prisonnier d’État que l’homme qu’elle jugeait seul capable de sauver la patrie de l’abîme sur lequel elle penchait et où elle menaçait de tomber, s’il ne la retenait pas, sur cette pente terrible le long de laquelle elle glissait fatalement, par la toute-puissance de son génie et de sa volonté.

Depuis quelque temps l’orage avait éclaté avec fureur au-dessus des cavaliers qui couraient silencieux dans la nuit sous l’effort de la tempête, comme les sombres fantômes de la ballade allemande.

Chacun, enveloppé dans les plis de son manteau, le chapeau rabattu sur les yeux, cherchait à se garantir de l’ouragan.

Don Tadeo, au souffle ardent de la tempête, sembla renaître ; jetant loin de lui son chapeau afin que la pluie inondât son front brûlant, les cheveux flottants au vent, le regard inspiré, il enfonça les éperons aux flancs de son cheval, qui hennit de douleur, et s’élança en avant en criant d’une voix retentissante :

– Hurra ! mes fidèles ! hurra ! pour le salut de la patrie ! en avant ! en avant !

Ses compagnons, à la lueur d’un éclair sinistre, aperçurent cette imposante silhouette qui galopait devant eux, faisant bondir son cheval, franchissant tous les obstacles.

Subitement électrisés par cette vision étrange, ils se précipitèrent résolument à sa suite en poussant des cris d’enthousiasme.

Alors ce fut dans cette plaine inondée, au milieu de ces arbres tordus sous la main puissante de l’ouragan qui rugissait avec furie, une course fiévreuse dont rien ne peut donner l’idée, impossible à décrire.

Don Tadeo, le cœur déchiré par tant de douleurs qui à la fois l’avaient assailli, était en proie à un accès de délire qui menaçait, s’il se prolongeait, de tourner à la folie.

Plus la course devenait haletante, plus l’orage sévissait, plus don Tadeo, les yeux ardents, se sentait entraîné fatalement par le délire furieux qui lui serrait les tempes comme dans un étau.

Par intervalles il faisait volte face, poussait des cris inarticulés, et tout à coup il enlevait son cheval avec les éperons et les genoux et repartait à fond de train, poursuivant un ennemi imaginaire qui sans cesse fuyait devant lui.

Les soldats épouvantés de cette crise terrible qu’ils ne savaient à quoi attribuer, remplis de douleur de le voir dans ce malheureux état, couraient derrière lui sans savoir de quelle façon lui rendre la raison qui l’abandonnait de plus en plus.

Mais par le bruit de leurs chevaux, et leur aspect sinistre, ils augmentaient encore, s’il est possible, l’intensité de la crise que subissait l’infortuné gentilhomme.

Cependant on approchait de Valdivia ; déjà à quelque distance, chose étrange à cette heure avancée de la nuit, on voyait scintiller des lueurs innombrables dans la direction de la ville, qui commençait à sortir des ténèbres et à dessiner ses sombres contours à l’horizon.

Don Gregorio, l’ami le plus fidèle de don Tadeo, était navré de douleur de le voir ainsi ; il cherchait en vain un moyen de le rappeler à lui et de lui rendre cette raison qui lui échappait de plus en plus et qui, peut-être, si l’on n’y portait pas un prompt remède, ne tarderait pas à s’éteindre pour jamais.

Le temps pressait, la ville était proche, que faire ?

Tout à coup une idée traversa son cerveau comme un jet de flammes.

Don Gregorio lança son cheval à toute bride en le piquant de la pointe de son poignard, afin d’augmenter encore la vélocité de son élan.

Le noble animal baissa la tête, souffla avec force et partit comme un trait.

Après quelques minutes de cette course insensée, don Gregorio fit tourner son cheval presque debout sur les pieds de derrière, et sans ralentir son élan, il revint sur ses pas comme un tourbillon.

Lui et don Tadeo étaient lancés l’un contre l’autre, ils devaient inévitablement se croiser.

Au passage, don Gregorio saisit d’une main de fer la gourmette du cheval de son ami, et lui donnant un coup sec, il l’arrêta net.

Le Roi des ténèbres tressaillit, il fixa des yeux ardents sur l’homme qui lui barrait ainsi brusquement le passage.

Tous les spectateurs de cette scène s’étaient arrêtés haletants et inquiets.

– Don Tadeo de Leon, lui dit don Gregorio d’une voix imposante, avec un ton de reproche, avez-vous oublié doña Rosario, votre fille ?

Au nom de sa fille, un tremblement convulsif agita tous les membres de don Tadeo, il passa la main sur son front brûlant et fixant un œil égaré sur celui qui l’interpellait ainsi :

– Ma fille ! s’écria-t-il d’une voix, déclinante, oh ! rendez-moi ma fille !

Soudain, une pâleur cadavérique envahit son visage, ses yeux se fermèrent, il abandonna les rênes et tomba à la renverse.

Mais plus rapide que la pensée, son ami s’était jeté à terre et l’avait reçu dans ses bras.

Don Tadeo était évanoui.

Don Gregorio le considéra un instant avec tendresse, le prit dans ses bras comme un enfant, et l’étendit sur les manteaux amoncelés, dont les soldats s’étaient dépouillés avec empressement pour lui faire un lit.

– Il est sauvé ! dit-il.

Tous ces rudes hommes de guerre, que nul danger n’avait le pouvoir d’étonner ou d’émouvoir, poussèrent un soupir de soulagement à cette parole d’espoir, à laquelle ils n’osaient croire encore.

Plusieurs couvertures et manteaux avaient été suspendus aux branches de l’arbre sous lequel reposait le chef, afin de l’abriter.

Et tous muets, immobiles, la bride passée dans le bras, ils restèrent là respectueusement inclinés, malgré la pluie et le vent, attendant avec anxiété que celui qu’ils aimaient comme un père revînt à la vie.

Une heure s’écoula ainsi.

Un siècle pendant lequel on n’entendit pas un murmure, pas une plainte.

Don Gregorio, penché sur son ami, suivait d’un regard avide les progrès de la crise à la lueur d’une torche dont la flamme vacillante donnait à cette scène une apparence fantastique.

Peu à peu le tremblement convulsif qui agitait le corps du malade se calma, il tomba dans une immobilité complète.

Alors don Gregorio déchira la manche de don Tadeo, mit à nu le bras droit, tira son poignard et piqua la veine.

Le sang ne jaillit pas d’abord.

Cependant, après quelques, secondes, une tache noire, grosse comme une tête d’épingle, apparut à la lèvre de la blessure, elle augmenta progressivement et tomba enfin, chassée par une seconde, et au bout de deux minutes un long jet de sang noir et écumeux s’élança de la plaie.

Tous, la tête penchée en avant, épiaient attentivement les progrès de la cure tentée par don Gregorio.

Un assez long espace de temps se passa ainsi.

Le sang coulait toujours, avec une force qui augmentait de seconde en seconde.

Don Tadeo ne donnait pas encore signe de vie.

Enfin il fit un mouvement, ses dents, qui jusqu’alors étaient restées serrées, laissèrent passer un soupir.

Le sang avait perdu cette couleur bitumineuse qu’il avait d’abord et devenait vermeil.

Don Tadeo ouvrit les yeux, et promena autour de lui un regard calme et étonné.

– Où suis je ? murmura-t-il faiblement, que s’est-il passé ?

– Grâce à Dieu ! vous en voilà quitte, cher ami, répondit don Gregorio, en plaçant le pouce sur la blessure et lui bandant le bras avec son mouchoir de poche déchiré en lanières ; quelle peur vous nous avez faite, cher ami !

Don Tadeo s’assit et passa sa main sur son front moite de sueur.

– Mais que signifie cela ? reprit-il d’une voix plus ferme, dites-moi, don Gregorio, qu’est-il arrivé ?

– Ma foi, c’est ma faute, répondit celui-ci, heureusement que nous en sommes quittes pour la peur, cela m’apprendra une autre fois à choisir moi-même mes chevaux et à ne pas m’en rapporter à un péon.

– Expliquez-vous, mon ami, je ne vous comprends pas, je suis brisé.

– On le serait à moins ! figurez-vous que vous avez fait une horrible chute.

– Ah ! fit don Tadeo qui cherchait à rassembler ses idées, vous croyez ?

– Caspita ! si je le crois ! demandez à ces caballeros, c’est-à-dire que nous vous avons cru mort ! c’est un miracle qui vous a sauvé, évidemment Dieu a voulu conserver celui dont dépend le salut de notre patrie !

– C’est singulier ! Je ne me rappelle rien de ce que vous me dites ; lorsque nous avons quitté nos amis, nous cheminions tranquillement, tout à coup l’orage a éclaté…

– C’est cela ! Vous vous rappelez parfaitement, au contraire : votre cheval ébloui par un éclair s’est effrayé, il s’est emporté, nous nous sommes lancés sur vos traces, mais en vain ; lorsque nous sommes arrivés près de vous, vous gisiez sans connaissance dans un ravin, au fond duquel vous aviez roulé avec votre cheval.

– Ce que vous me dites doit être vrai, en effet, car je suis rompu, je sens une fatigue inouïe par tout le corps.

– C’est cela, mais je vous le répète, heureusement vous n’êtes pas blessé ; seulement, comme vous tardiez à reprendre connaissance, j’ai cru devoir vous saigner avec mon poignard.

– Je vous remercie, cette saignée m’a fait du bien, ma tête n’est pas aussi brûlante, mes idées sont plus calmes. Merci, mon ami, ajouta-t-il en lui prenant la main et en lui jetant un regard d’une expression indéfinissable, maintenant je me sens tout à fait bien, nous pouvons, si vous le jugez à propos, continuer notre voyage.

Don Gregorio vit que son ami n’était qu’à moitié dupe du mensonge qu’il avait inventé, mais il n’eut pas l’air de le comprendre.

– Peut-être n’êtes-vous pas assez fort encore pour vous tenir à cheval ? lui dit-il.

– Si, je vous assure que mes forces sont complètement revenues ; d’ailleurs le temps presse, il nous faut arriver à Valdivia.

En disant ces mots, don Tadeo se leva et demanda son cheval.

Un soldat le tenait par la bride.

Don Tadeo le considéra attentivement.

Le pauvre animal était dégoûtant, il avait été littéralement roulé dans la boue.

Don Tadeo fronça le sourcil, il ne comprenait plus.

Don Gregorio riait sous cape : c’était par son ordre que, pour dérouter son ami, le cheval avait été mis en cet état.

Il ne voulait pas que don Tadeo pût soupçonner jamais qu’il avait été, pendant deux heures, sous le coup d’un délire affreux.

Il y réussit parfaitement.

Don Tadeo, content de se rendre à l’évidence, secoua tristement la tête et se mit en selle.

– Je me demande, en voyant cette pauvre bête, comment nous ne nous sommes pas tués tous deux, dit-il.

– N’est-ce pas ? répondit don Gregorio d’un ton de conviction très-bien joué, c’est incompréhensible ! aucun de nous n’a pu s’en rendre compte.

– Sommes-nous loin de la ville ?

– Une lieue au plus.

– Hâtons-nous, alors.

La troupe repartit au galop.

Cette fois, don Tadeo et son ami marchaient côte à côte et parlaient entre eux à voix basse des moyens à prendre pour déjouer les tentatives du général Bustamente, qui sans doute essaierait avec l’aide des Araucans de ressaisir le pouvoir.

Don Tadeo avait recouvré tout son sang-froid.

Ses idées étaient redevenues nettes, en un mot il était en possession de toute sa haute intelligence.

Un seul homme était demeuré étranger aux faits que nous venons de rapporter, et s’était si peu aperçu de ce qui s’était passé, qu’il eût été certes bien embarrassé d’en rendre compte.

Cet homme était don Ramon Sandias.

Le pauvre sénateur, traversé par la pluie, effrayé par l’orage, emmitouflé jusqu’aux yeux dans son manteau, n’avait plus pour ainsi dire qu’une vie mécanique et machinale.

Il n’aspirait qu’à une chose, gagner un gîte le plus tôt possible afin de se mettre à l’abri.

Aussi avait-il continué son chemin, sans même savoir ce qu’il faisait et sans songer si on le suivait ou non.

Il arriva ainsi aux portes de Valdivia.

Il allait les franchir sans s’en apercevoir, lorsque son cheval fut arrêté par un homme qui le saisit par la bride.

– Holà ! eh ! caballero ! dormez-vous ? cria une voix rude aux oreilles du sénateur.

Celui-ci fit un bond de frayeur et risqua un œil.

Il reconnut qu’il était à l’entrée de la ville.

– Non pas, dit-il d’une voix enrouée, je ne suis que trop éveillé, au contraire.

– D’où venez-vous tout seul si tard ? reprit l’homme qui lui avait parlé déjà, et autour duquel d’autres étaient venus se ranger.

– Comment, tout seul ! fit don Ramon en se récriant, pour qui prenez-vous donc mes compagnons ?

– Comment, vos compagnons ? de quels compagnons parlez-vous ? s’écrièrent plusieurs voix sur tous les tons de la gamme chromatique.

Don Ramon regarda autour de lui d’un air effaré.

– C’est vrai, dit-il au bout d’un instant, je suis seul ! où diable sont passés les autres ?

– De quels autres parlez-vous ? reprit le premier interlocuteur, nous ne voyons personne !

– Eh ! caramba ! répondit le sénateur impatienté, je parle de don Gregorio et de ses soldats !

– Comment, vous faites partie de la troupe de don Gregorio ? s’écria-t-on de tous les côtés.

– Sans doute ! fit le sénateur, mais laissez-moi me mettre à l’abri, car la pluie tombe d’une horrible force.

– Ne craignez rien, lui dit en riant un mauvais plaisant, vous ne serez pas plus mouillé que vous ne l’êtes.

– C’est vrai, fit-il piteusement en jetant un coup d’œil désolé sur ses habits qui ruisselaient.

– Savez-vous si don Gregorio a rencontré don Tadeo de Leon ? lui demanda-t-on de plusieurs côtés à la fois.

– Oui, ils arrivent ensemble.

– Sont-ils loin ?

– Ma foi, je ne saurais trop vous dire, mais je ne crois pas, puisque j’étais avec eux et que me voilà.

Là-dessus, les gens qui l’avaient arrêté se dispersèrent en criant, dans toutes les directions, sans plus s’occuper de lui.

Le malheureux sénateur eut beau prier, supplier afin qu’on lui enseignât un gîte, nul ne lui répondit.

Chacun s’occupait d’allumer des torches, d’éveiller les habitants des maisons, soit en frappant aux portes, soit en les appelant par leurs noms.

Des hommes armés arrivaient à demi-endormis et se rangeaient en toute hâte de chaque côté de la porte de la ville.

– Valga me dios ! murmura le désespéré sénateur, ces gens sont tous fous de courir les rues par un temps pareil ! vais je encore assister à une nouvelle révolution ! Dieu m’en préserve ?

Et, éperonnant son cheval qui n’en pouvait, il s’éloigna cahin-caha, en hochant tristement la tête, pour chercher un toit hospitalier où il pût changer d’habits et prendre quelques heures d’un repos qui lui était devenu indispensable.

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