LIX L’EMBUSCADE.

Curumilla et ses deux compagnons descendaient avec le plus de célérité qui leur fut possible les hauteurs abruptes du Corcovado.

Mais si l’ascension avait été rude, la descente ne l’était pas moins.

À chaque pas les voyageurs étaient arrêtés dans leur marche par des rochers qui se dressaient devant eux, ou d’épais fourrés d’arbres qui leur barraient le passage.

Souvent ils croyaient poser le pied sur un terrain ferme, leur pied s’enfonçait subitement et ils reconnaissaient avec effroi que ce qu’ils avaient pris pour le sol n’était qu’un fouillis de plantes entrelacées qui cachaient d’énormes fondrières ; partout, sous leurs pas, s’échappaient des myriades de hideux animaux, parfois ils entrevoyaient des serpents qui déroulaient leurs anneaux menaçants sous les feuilles mortes et les détritus sans nom qui de toutes parts recouvraient la terre.

Il leur fallut tantôt ramper sur les genoux, tantôt sauter de branches en branches, ou bien la hache à la main se frayer une route.

Cette marche pénible et fatigante, composée d’une infinité de détours, dura près de deux heures.

Au bout de ce temps, ils se retrouvèrent à l’entrée de la grotte où ils avaient laissé leurs chevaux.

Les deux blancs étaient littéralement harassés, le comte surtout qui, élevé dans des habitudes tout aristocratiques, n’avait jamais mis ses forces à une si rude épreuve, se sentait complètement anéanti, ses pieds et ses mains étaient couverts d’ampoules, son visage déchiré ; l’obligation de marcher l’avait soutenu jusque-là, mais une fois arrivé sur la plateforme, il se laissa tomber haletant en jetant autour de lui les regards hébétés d’un homme vaincu par un exercice violent trop longtemps continué.

Don Tadeo était loin de se sentir aussi harassé que son compagnon, cependant sa respiration courte, l’incarnat qui couvrait ses joues et la sueur qui inondait son visage, étaient autant de preuves de la lassitude qu’il éprouvait.

Quant à Curumilla, il était aussi frais et aussi dispos que s’il n’avait pas fait un pas.

Les fatigues physiques ne semblaient pas avoir de prise sur l’organisation de fer de l’Indien.

– Mes frères ont besoin de repos, dit-il, nous resterons ici le temps nécessaire pour qu’ils puissent reprendre des forces.

Ni don Tadeo ni le comte ne répondirent, la honte les empêchait d’avouer leur faiblesse.

Une demi-heure s’écoula sans qu’un mot fût échangé.

Curumilla s’était éloigné.

Lorsqu’il reparut :

– Eh bien ? demanda-t-il.

– Encore quelques minutes, répondit le comte.

L’Indien hocha la tête.

– Le temps presse, fit-il.

Le chef sortit alors une petite boîte de sa ceinture, l’ouvrit et la présenta à don Tadeo.

– Tenez, dit-il.

Cette boîte était divisée en quatre compartiments ; le premier contenait une certaine quantité de feuilles sèches de la couleur blanchâtre des feuilles de bouleau, le second renfermait de la chaux vive, le troisième de petits morceaux de pierre qui étaient gros comme des avelines, dont ils avaient la forme, dans le quatrième se trouvaient trois ou quatre minces spatules en bois de fer.

– Oh ! s’écria don Tadeo avec joie, de la coca !…

– Oui, fit l’Indien, mon père peut prendre.

Don Tadeo ne se le fit pas répéter ; il saisit vivement une des spatules d’une main, de l’autre il prit une feuille, sur cette feuille, au moyen de la spatule, il étendit de la chaux vive, enveloppa un morceau de pierre dans la feuille ainsi préparée, de façon à former une espèce de boule qu’il mit dans sa bouche.

Le comte avait suivi les divers mouvements de don Tadeo avec un intérêt toujours croissant ; dès qu’il eut terminé :

– Qu’est-ce que c’est donc que cela ? lui demanda-t-il avec curiosité.

– De la coca, répondit celui-ci.

– Fort bien, mais cela ne m’apprend rien.

– Mon ami, fit don Tadeo, l’Amérique est la terre promise, son sol privilégié produit tout : de même que nous avons l’herbe du Paraguay qui remplace le thé, nous avons la coca qui, je vous l’assure, remplace avantageusement le bétel, je vous engage à en essayer.

– Avec votre garantie, don Tadeo, j’essaierais de faire des choses impossibles, à plus forte raison de goûter cette feuille qui me paraît assez inoffensive ; mais je vous avoue que je ne serais pas fâché de connaître les qualités de cette panacée qui, d’après la joie que vous avez montrée à sa vue, doivent être grandes.

– Jugez-en, répondit don Tadeo, qui tout en parlant préparait une seconde pilule en tout semblable à la première, la coca a la faculté de rendre les forces, d’enlever le sommeil, la faim, et de réveiller le courage.

– Et pour jouir de tous ces dons si précieux, il faut ?

– Simplement mâcher la coca comme les marins mâchent le tabac et les Malais le bétel.

– Diable ! fit le jeune homme, vous êtes trop sérieux, don Tadeo, pour que je suppose un seul instant que vous veuillez vous amuser de ma crédulité ; donnez-moi vite, je vous prie, cette drogue précieuse afin que j’en essaie ; en résumé, si cela ne me fait pas de bien…

– Cela ne vous fera pas de mal, c’est toujours une consolation, répondit en souriant don Tadeo, qui tendit au comte la coca qu’il avait préparée.

Celui-ci la mit sans hésiter dans sa bouche.

Curumilla, après avoir serré avec soin la boîte dans sa ceinture, avait sellé les chevaux.

Tout à coup une vive fusillade, suivie d’une explosion horrible de hurlements, éclata à peu de distance.

– Qu’est-ce que cela ? s’écria Louis en se levant brusquement.

– Le combat qui commence, répondit froidement Curumilla.

– Que ferons-nous ? demanda don Tadeo.

– Volons au secours de nos amis ! dit noblement le jeune homme.

Don Tadeo fixa sur l’Ulmen un regard interrogateur.

– Et la jeune fille ? dit l’Indien.

Le comte tressaillit, mais se remettant aussitôt :

– Nos compagnons sont à sa recherche, dit-il ; nous avons ici des ennemis cruels qu’il est de notre devoir de mettre dans l’impossibilité de nuire.

En ce moment les cris redoublèrent, le bruit de la fusillade devint plus fort.

– Décidons-nous, continua vivement le jeune homme.

– Allons ! s’écria résolument don Tadeo, une heure de retard ne causera pas grand dommage à ma fille.

– À cheval, alors, dit le chef.

Les trois hommes se mirent en selle.

Au fur et à mesure qu’ils approchaient, le bruit du combat acharné qui se livrait dans le défilé devenait plus distinct, ils reconnaissaient parfaitement le cri de guerre des Chiliens qui se mêlait aux hurlements des Araucans, parfois des balles venaient s’aplatir ou ricocher sur les arbres autour d’eux.

Si ce n’eût été l’épais rideau de feuillage qui les masquait, ils auraient vu les combattants.

Cependant, sans tenir compte des obstacles sans nombre qui s’opposaient à leur course, les cavaliers galopaient à fond de train, au risque de rouler dans les précipices qu’ils longeaient sans y faire attention.

– Halte ! cria soudain l’Ulmen.

Les cavaliers retinrent la bride de leurs chevaux inondés de sueur.

Curumilla avait conduit ses amis à une place qui commandait entièrement la sortie du défilé du côté de Santiago.

C’était une espèce de forteresse naturelle, composée de blocs de granit bizarrement empilés les uns sur les autres par quelque convulsion de la nature, un tremblement de terre peut-être.

Ces rochers avaient de loin une ressemblance frappante avec une tour, leur hauteur totale était de trente pieds.

Complètement isolé sur la pente rapide du précipice, on ne pouvait arriver à leur sommet qu’en s’aidant des pieds et des mains.

En un mot, c’était une véritable forteresse du haut de laquelle on aurait au besoin pu soutenir un siège.

– Quelle belle position ! observa don Tadeo.

– Hâtons-nous de nous en emparer, répondit le comte.

Ils mirent pied à terre.

Curumilla débarrassa les chevaux de leurs harnais et les chassa dans les bois, certain que les intelligents animaux ne s’éloigneraient pas, et qu’il les retrouverait quand il en aurait besoin.

Louis et don Tadeo escaladaient déjà la masse de rochers.

Curumilla allait suivre leur exemple, lorsqu’un certain mouvement se fit dans le feuillage, les taillis s’agitèrent et un homme parut.

L’Ulmen s’était vivement abrité derrière un arbre en armant son fusil.

L’homme qui venait d’arriver si inopinément avait son fusil rejeté en arrière, il tenait à la main une épée rougie jusqu’à la poignée, qui montrait qu’il s’était bravement battu.

Il courait en regardant de tous les côtés, non comme un homme qui fuit, mais au contraire comme s’il cherchait quelqu’un.

Curumilla poussa une exclamation de surprise, quitta son abri provisoire et s’avança vers le nouveau venu.

Au cri du chef, l’Indien se retourna, une expression de joie se peignit sur son visage.

– Je cherchais mon père, dit-il vivement.

– Bon, répondit Curumilla, me voici.

Le bruit du combat croissait d’instant en instant et semblait se rapprocher de plus en plus.

– Que mon fils me suive, dit Curumilla, nous ne pouvons rester là.

Les deux Indiens escaladèrent alors les rochers au sommet desquels don Tadeo et le jeune comte étaient déjà parvenus.

Par un hasard étrange, le sommet de cette masse de rochers, large d’environ vingt pieds carrés, contenait une grande quantité de pierres qui, entassées sur le bord de la plate-forme, offraient un abri sûr derrière lequel on pouvait facilement tirer à couvert.

Les deux blancs furent surpris de la présence du nouveau venu, qui n’était autre que Joan ; mais le moment n’était pas propice pour demander une explication, les quatre hommes se hâtèrent d’installer leurs parapets.

Ce travail terminé, ils se reposèrent.

Ils étaient quatre hommes résolus, armés de fusils, abondamment fournis de munitions. Les vivres ne leur manquaient pas, ce qui rendait leur position excellente.

Ils pouvaient tenir pendant au moins huit jours contre un nombre considérable d’assaillants.

Chacun s’assit alors sur une pierre et on procéda à l’interrogatoire de Joan, tout en surveillant avec soin ce qui se passait dans la plaine, qui était encore plongée dans une solitude complète, bien que les cris et les coups de feu continuassent à se faire entendre dans le défilé.

Nous ne rapporterons pas ce que Joan raconta à ses amis, nos lecteurs le savent déjà, mais nous prendrons son récit au moment où lui-même quitta la bataille.

– Lorsque je vis, dit-il, que l’homme prisonnier avait réussi à s’échapper, malgré les vaillants efforts de ceux qui l’escortaient, je pensai qu’il vous serait peut-être utile d’apprendre cette nouvelle, et me faisant à grand’peine jour au milieu des combattants, je me jetai dans la forêt et je me mis à votre recherche, le hasard vous a placés en face de moi, lorsque je désespérais presque de vous rencontrer.

– Comment ! s’écria don Tadeo avec stupeur, cet homme est parvenu à se sauver !

– Oui ! et vous ne tarderez pas, j’en suis sûr, à le voir dans la plaine.

– Vive Dieu ! s’écria énergiquement le jeune comte, si ce misérable passe à portée de mon fusil, je jure que je l’abattrai comme une bête puante.

– Oh ! fit don Tadeo, si cet homme est libre, tout est perdu !

Les cris redoublèrent, la fusillade éclata avec une force inouïe, et une masse d’Indiens déboucha en tumulte du défilé ; les uns courant éperdus dans toutes les directions, les autres cherchant à résister à des ennemis invisibles encore.

Les quatre hommes se placèrent le fusil en avant, sur le bord de la plate-forme.

Le nombre des fuyards croissait d’instants en instants.

La plaine, tout à l’heure si calme et si solitaire, offrait maintenant un spectacle des plus animés.

Les uns couraient comme s’ils étaient frappés de vertige, les autres se réunissaient par petites troupes et retournaient au combat.

De temps en temps on apercevait des hommes qui tombaient, beaucoup pour ne plus se relever ; d’autres, plus heureux, qui n’étaient que blessés, faisaient des efforts incroyables pour se relever et continuer à fuir.

Une troupe de cavaliers chiliens arriva au galop, refoulant devant elle les Araucans, résistant toujours.

En avant de cette troupe, un homme monté sur un cheval noir, sur le cou duquel était couchée une femme évanouie, courait avec la rapidité d’une flèche.

Il gagnait incessamment du terrain sur les soldats, qui renoncèrent enfin à une vaine poursuite et, rentrèrent dans le défilé.

– C’est lui ! c’est lui ! s’écria don Tadeo, c’est le général !

– Je le tiens au bout de mon fusil, répondit froidement le comte en lâchant la détente.

En même temps que lui, Curumilla tira ; les deux explosions se confondirent.

Le cheval s’arrêta court, il se dressa tout droit, battit l’air avec ses pieds de devant, parut chanceler un instant et s’abattit avec la rapidité de la foudre, en entraînant son cavalier dans sa chute.

– Est-il mort ? demanda don Tadeo avec anxiété.

– Je le crois ! répondit Louis.

– Une balle de plus ne peut pas nuire, observa judicieusement Joan, et il tira.

Les Indiens, frappés d’épouvante à cette attaque imprévue, redoublaient de vitesse et fuyaient dans la plaine comme une volée de corbeaux épouvantés, sans songer plus longtemps à combattre et ne cherchant plus qu’à mettre leur vie en sûreté.

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