LVIII RENSEIGNEMENTS.

Lorsque Valentin et Trangoil Lanec arrivèrent devant la hutte, la porte s’ouvrit et une femme se présenta sur le seuil.

Cette femme paraissait âgée de quarante ans environ, bien qu’en réalité elle n’en eût au plus que vingt-cinq ; mais la vie à laquelle sont condamnées les femmes indiennes, les travaux auxquels elles sont astreintes, les vieillissent vite et leur font perdre en peu d’années cette fleur de beauté et de jeunesse que les femmes de nos climats, habituées à un régime plus doux, conservent si longtemps.

Cette femme avait dans le visage une grande expression de douceur mêlée à une teinte de mélancolie, elle paraissait souffrante.

Son vêtement, tout en laine de couleur bleu turquin, consistait en une tunique qui lui tombait jusqu’aux pieds, mais fort étroite, ce qui oblige les femmes de ce pays à ne faire que de petits pas ; un mantelet court appelé Ichella couvrait ses épaules et se croisait sur sa poitrine, où il était serré au moyen d’une boucle d’argent qui servait aussi à retenir la ceinture de sa tunique.

Ses longs cheveux, noirs comme l’aile du corbeau, partagés en huit tresses, tombaient sur ses épaules et étaient ornés d’une profusion de lianca ou fausses émeraudes ; elle avait des colliers et des bracelets faits avec des perles de verre soufflé, ses doigts étaient garnis d’une infinité de bagues d’argent, et à ses oreilles pendaient des boucles de forme carrée faites du même métal.

Tous ces joyaux sont fabriqués en Araucanie par les Indiens eux-mêmes.

Dans ce pays, les femmes portent très-loin le luxe de la parure, même les plus pauvres possèdent des bijoux ; aussi calcule-t-on que plus de cent mille marcs d’argent sont employés à ces ornements féminins, somme énorme, dans une contrée où le commerce ne consiste généralement que dans l’échange d’une denrée contre une autre, et où la monnaie est presque inconnue et par cela même fort recherchée.

Dès que cette femme ouvrit la porte, César se précipita si violemment dans l’intérieur de la hutte qu’il manqua de renverser l’Indienne. Elle trébucha et fut obligée de se retenir au mur.

Les deux hommes la saluèrent poliment et s’excusèrent de leur mieux de la brutalité du chien, que son maître sifflait vainement et qui s’obstinait à ne pas revenir.

– Je sais ce qui trouble ainsi cet animal, dit doucement la femme ; mes frères sont voyageurs, qu’ils entrent dans ce pauvre toldo qui leur appartient, leur esclave les servira.

– Nous acceptons l’offre bienveillante de ma sœur, répondit Trangoil Lanec ; le soleil est chaud, puisqu’elle le permet, nous nous reposerons et nous nous rafraîchirons quelques instants.

– Mes frères sont les bienvenus, ils resteront sous mon toit tout le temps que cela leur conviendra.

Après ces paroles, la maîtresse de la hutte s’effaça afin de livrer passage aux étrangers.

Les deux hommes, entrèrent.

César était couché au milieu du cuarto, le museau à terre, il sentait et grattait en poussant des gémissements sourds ; en apercevant son maître il courut vers lui en remuant la queue, lui fit une caresse et reprit immédiatement sa première position.

– Mon Dieu ! murmura Valentin avec inquiétude, que s’est-il donc passé ici ?

Sans rien dire, Trangoil Lanec avait été se placer auprès du chien, s’était étendu à terre et l’œil fixé sur le sol, l’explorait avec attention.

La femme, dès que ses hôtes avaient été dans la hutte, les avait laissé seuls, afin de leur préparer des rafraîchissements.

Au bout d’un moment, le chef se leva et s’assit silencieusement auprès de Valentin.

Celui-ci voyant que son compagnon s’obstinait à ne pas parler, lui adressa la parole.

– Eh bien ! chef, lui demanda-t-il, quoi de nouveau ?

– Rien, répondit l’Ulmen, ces traces sont anciennes, elles remontent au moins à quatre jours.

– De quelles traces parlez-vous, chef ?

– De traces de sang dont le sol est imprégné.

– Du sang ! s’écria le jeune homme, doña Rosario aurait-elle été assassinée ?

– Non, répondit le chef, si ce sang lui appartient, elle a été seulement blessée.

– Qui vous fait supposer cela ?

– Je ne le suppose pas, j’en suis sûr.

– Mais sur quelles preuves ?

– Parce qu’elle a été pansée.

– Pansée ! ceci est trop fort, par exemple, chef ! vous me permettrez d’en douter ; comment pouvez-vous savoir que la personne, qu’elle quelle soit, qui a été blessée ici a été pansée ensuite ?

– Mon frère est très-prompt, il ne veut pas réfléchir.

– Pardieu ! je réfléchirais jusqu’à demain que je n’en serais pas plus avancé.

– Peut-être ! que mon frère regarde ceci.

En disant ces paroles, le chef avait ouvert sa main droite et montré un objet qui y était renfermé.

– Caramba ! répondit Valentin avec humeur, c’est une feuille sèche, que diable voulez-vous que cela m’apprenne ?

– Tout ! dit l’Indien.

– Par exemple ! si vous pouvez me prouver cela, chef, je vous tiendrai pour le plus grand machi de toute l’Araucanie.

Le chef sourit d’un air de bonne humeur.

– Mon frère plaisante toujours, dit-il.

– Aussi vous êtes désespérant, chef, au diable ! aimez-vous mieux que je pleure ? voyons votre explication.

– Elle est bien simple.

– Hum ! fit Valentin avec doute, nous allons voir.

– Cette feuille, continua le chef, est une feuille d’oregano ; l’oregano est précieux pour arrêter le sang et guérir les blessures, mon frère le sait.

– Oui, c’est vrai, continuez.

– Bon, voici des traces de sang, une personne a été blessée, au même endroit je trouve une feuille d’oregano ; cette feuille n’est pas venue là toute seule, donc cette personne a été pansée.

– Évidemment, avoua Valentin abasourdi de cette explication toute logique, et se levant avec un désespoir comique, il se frappa le front en disant : Je ne sais comment cela se fait, mais ce diable d’homme a le talent de me prouver continuellement que je ne suis qu’un imbécile.

– Mon frère ne réfléchit pas assez.

– C’est vrai, chef, c’est vrai, mais soyez tranquille, cela viendra.

La femme entra en ce moment, elle portait deux cornes de bœuf pleines de harina tostada.

Les voyageurs, qui le matin n’avaient fait qu’un maigre déjeuner, acceptèrent avec empressement ce qu’on leur offrait ; ils mangèrent bravement leur corne de farine et burent par-dessus chacun un couï de chicha.

Aussitôt qu’ils eurent terminé ce léger repas, l’Indienne leur présenta le maté qu’ils humèrent avec un véritable plaisir, puis ils allumèrent leurs cigares.

– Mes frères désirent-ils autre chose ? demanda l’Indienne.

– Ma sœur est bonne, répondit Trangoil Lanec, elle causera un instant avec nous ?

– Je ferai ce qu’il plaira à mes frères.

Valentin, qui déjà était au courant des mœurs araucanes, se leva, et tirant deux piastres fortes de sa poche, il les présenta à l’Indienne en lui disant :

– Ma sœur me permettra de lui offrir ceci pour se faire des boucles d’oreilles.

À ce cadeau magnifique, les yeux de la pauvre femme brillèrent de joie.

– Je remercie mon frère, dit-elle, mon frère est un muruche, peut-être est-il parent de la jeune fille pâle qui était ici ? il désire savoir ce qu’elle est devenue, je le lui dirai.

Valentin admira intérieurement la pénétration de cette femme, qui du premier coup avait deviné sa pensée.

– Je ne suis pas son parent, dit-il, je suis son ami, je lui porte un grand intérêt, et j’avoue que si ma sœur peut me renseigner sur son compte elle me rendra heureux.

– Je le ferai, répondit-elle.

Elle pencha la tête sur sa poitrine et resta pensive un instant : elle recueillait ses souvenirs.

Les deux hommes attendaient avec impatience.

Enfin elle releva la tête et s’adressant à Valentin :

– Il y a quelques jours, fit-elle, une grande femme des visages pâles, à l’œil brûlant comme un rayon de soleil de midi, arriva ici vers le soir, suivie d’une dizaine de mosotones ; je suis malade, ce qui fait que depuis un mois je reste au village au lieu d’aller aux champs ; cette femme me demanda à passer la nuit dans ma hutte, l’hospitalité ne peut se refuser, je lui dis qu’elle était chez elle. Vers la moitié de la nuit il se fit un grand bruit de chevaux dans le village, et plusieurs cavaliers arrivèrent amenant avec eux une jeune vierge des visages pâles, au regard doux et triste ; celle-là était prisonnière de l’autre, ainsi que je l’appris plus tard. Je ne sais comment fit cette jeune fille, mais elle parvint à s’échapper pendant que la grande femme pâle était en conférence avec Antinahuel qui, lui aussi, venait d’arriver ; cette femme et le toqui se mirent à la recherche de la jeune fille ; bientôt ils la ramenèrent attachée sur un cheval et la tête fendue, la pauvre enfant était évanouie, son sang coulait en abondance, elle faisait pitié ; je ne sais ce qui se passa, mais la femme qui jusqu’alors l’avait continuellement maltraitée changea subitement de manière d’agir avec la jeune fille, la pansa et prit d’elle les soins les plus affectueux.

À ces dernières paroles, Trangoil Lanec et Valentin échangèrent un regard.

L’Indienne continua.

– Ensuite, Antinahuel et la femme partirent en laissant la jeune fille dans ma hutte avec une dizaine de mosotones pour la garder. Un des mosotones me dit que cette fille appartenait au toqui qui avait l’intention d’en faire sa femme ; et comme on ne se méfiait pas de moi, cet homme m’avoua que cette enfant avait été volée à sa famille par la grande femme qui l’avait vendue au chef, et que, pour que sa famille ne pût pas la retrouver, aussitôt qu’elle serait assez forte pour supporter les fatigues de la route, on l’emmènerait bien loin de l’autre côté des montagnes, dans le pays des Puelches.

– Eh bien ? demanda vivement Valentin en voyant que l’Indienne s’arrêtait.

– Hier, reprit-elle, hier, elle s’est trouvée beaucoup mieux, alors les mosotones ont sellé leurs chevaux et ils sont partis avec elle vers la troisième heure du jour.

– Et, demanda Trangoil Lanec, la jeune fille n’a rien dit à ma sœur ?

– Rien, reprit tristement l’Indienne, la pauvre enfant pleurait, elle ne voulait pas partir, mais ils la firent monter de force à cheval, en la menaçant de l’attacher si elle résistait, alors elle a obéi.

– Pauvre enfant, dit Valentin, ils la maltraitaient, n’est-ce pas ?

– Non, ils avaient beaucoup de respect pour elle ; d’ailleurs, j’avais entendu moi-même le toqui leur ordonner, avant son départ, de la traiter doucement.

– Ainsi, reprit Trangoil Lanec, elle est partie depuis hier ?

– Depuis hier.

– De quel côté ?

– Les mosotones parlaient entre eux de la tribu du Vautour Fauve, mais je ne sais si c’est là qu’ils sont allés.

– Merci, répondit l’Ulmen, ma sœur est bonne, Pillian la récompensera, elle peut se retirer, les hommes vont tenir conseil.

L’Indienne se leva sans se permettre une observation et elle sortit du cuarto.

– Maintenant, demanda le chef à Valentin, quelle est l’intention de mon frère ?

– Dame ! notre route est toute tracée, il me semble : suivre à la piste les ravisseurs jusqu’à ce que nous parvenions à leur enlever la jeune fille.

– Bon, c’est aussi mon avis, seulement deux hommes ne sont pas beaucoup pour accomplir un tel projet.

– C’est vrai, mais qu’y pouvons-nous faire ?

– Ne partir que ce soir.

– Pourquoi cela ?

– Parce que Curumilla et peut-être encore d’autres amis de mon frère nous auront rejoints.

– Vous en êtes sûr, chef ?

– J’en suis sûr.

– Bien, alors nous attendrons.

Valentin sachant qu’il avait plusieurs heures à passer dans cet endroit, résolut de les mettre à profit : il s’étendit sur le sol, plaça une pierre sous sa tête, ferma les yeux et s’endormit.

César était venu se coucher à ses pieds, Trangoil Lanec, lui, ne dormait pas ; avec un bout de corde qu’il ramassa dans un coin de la hutte, il s’occupa à mesurer toutes les empreintes laissées sur le sol, ensuite il appela l’Indienne, et lui montrant les diverses empreintes, il lui demanda si elle pouvait lui désigner quelle était celle des pas de la jeune fille.

– Celle-ci, lui répondit la femme en lui montrant la plus mignonne.

– Bon, fit Trangoil Lanec en la marquant, puis serrant soigneusement le bout de corde dans sa ceinture, il vint à son tour se coucher sur le sol auprès de Valentin et il ne tarda pas à s’endormir.

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