LXX UNE MISSION DÉSAGRÉABLE

Au lieu de prendre quelques instants d’un repos que les fatigues qu’il avait supportées depuis plusieurs jours lui rendaient indispensable, don Tadeo dès qu’il fut seul, s’assit à une table et commença à expédier une foule d’ordres que des estafettes portaient immédiatement dans toutes les directions.

Les âmes énergiques sont ainsi, le travail les repose.

Don Tadeo sentait instinctivement que s’il s’abandonnait à ses pensées, elles l’absorberaient bientôt et lui ôteraient les facultés nécessaires pour soutenir la lutte qu’il avait entreprise ; aussi cherchait-il dans un travail ingrat le moyen d’échapper à lui-même et d’être prêt à l’heure dite à rentrer le front haut et le cœur ferme dans la lice.

Plusieurs heures se passèrent ainsi.

La matinée était avancée, don Tadeo avait dépêché tous ses courriers.

Il se leva et se mit à marcher à grands pas dans la salle.

En ce moment la porte s’ouvrit, don Ramon Sandias se montra.

Le sénateur paraissait n’être que le fantôme de lui-même, tant son visage était pâle et ses traits tirés.

Le digne homme, dont toute la vie s’était écoulée dans un dolce farniente continuel, qui jusqu’alors avait été comblé de tous les dons de la fortune et n’avait jamais senti l’aiguillon cuisant de l’ambition, s’était laissé tromper par le général Bustamente. Aussi, depuis un mois, sa vie n’était plus qu’un enfer ; sa face, si vermeille et si rebondie, était maigre et flétrie, il prenait les contours anguleux d’un squelette, et lorsque par hasard il s’apercevait dans une glace, il se faisait réellement peur, et se demandait si sa famille et ses amis reconnaîtraient dans cette espèce de spectre ambulant l’insoucieux propriétaire qui les avait quittés, il y avait un mois à peine, si gras et si dodu, pour courir après une chimère qu’il n’avait pu atteindre et dont il n’avait que faire pour être heureux, puisqu’il l’avait constamment été lorsqu’il ne la cherchait pas.

Don Tadeo jeta un long regard sur le nouveau venu ; il ne put retenir un geste de pitié à la vue des changements que le chagrin avait opérés dans sa personne.

Le sénateur le salua humblement.

Don Tadeo lui rendit son salut et lui indiqua un siège.

– Eh bien ! don Ramon, lui dit-il d’une voix amicale, vous êtes encore des nôtres ?

– Encore, oui, Excellence, répondit le sénateur d’une voix creuse.

– Qu’est-ce à dire, don Ramon ? fit-il en souriant ; auriez-vous à vous plaindre d’être à Valdivia ?

– Oh ! non, fit vivement le sénateur, au contraire ; mais, depuis quelque temps, je suis le jouet d’événements si terribles que, malgré moi, je tremble toujours qu’il ne m’arrive quelque malheur, je crains continuellement une catastrophe.

– Rassurez-vous, don Ramon, vous êtes en sûreté, en ce moment du moins, ajouta-t-il avec intention.

Cette réticence donna à réfléchir au sénateur.

– Hein ? fit-il en tressaillant, que voulez-vous dire, don Tadeo ?

– Rien qui doive vous effrayer ; mais, vous le savez, les chances de la guerre sont scabreuses.

– Oui, trop scabreuses, j’en sais quelque chose ! Aussi je n’ai qu’un seul désir.

– Lequel ?

– Celui de rejoindre ma famille. Oh ! si Dieu permet que je revoie une fois encore la charmante hacienda que je possède aux environs de Santiago, je jure, par ce qu’il y a de plus sacré au monde, que je donnerai ma démission, et que, loin du fracas des affaires et de leurs fallacieuses espérances, je vivrai heureux au sein de ma famille, laissant à de plus dignes le soin de sauver la patrie.

– Ce souhait n’a rien d’exagéré, don Ramon, répondit don Tadeo d’un ton sérieux, qui, sans qu’il comprît pour quelle raison, fit passer un frisson dans les membres du sénateur, et s’il ne tient qu’à moi, il sera promptement accompli ; vous avez assez agi dans ces derniers temps pour avoir acquis le droit de vous reposer.

– Je ne suis pas taillé pour figurer dans les guerres civiles, je suis un de ces hommes qui ne sont bons que dans la solitude ; aussi je laisse de grand cœur aux autres cette vie agitée qui n’est pas faite pour moi.

– Vous n’avez cependant pas toujours pensé ainsi.

– Hélas ! Excellence, voilà la cause de tous mes déboires ; je pleure des larmes de sang lorsque je songe que je me suis ainsi, par une folle ambition, laissé entraîner…

– Oui, fit don Tadeo en interrompant les lamentations du moderne Jérémie ; eh bien ! ce que vous avez perdu, si vous le voulez, moi, je puis vous le rendre.

– Oh ! parlez ! parlez ! et quoi qu’il faille faire pour cela…

– Même retourner parmi les Aucas ? fit don Tadeo avec malice.

Le sénateur tressaillit, son visage devint encore plus blême, et, d’une voix tremblante, il s’écria :

– Oh ! plutôt mourir mille fois que de me remettre entre les mains de ces barbares sans foi ni loi !

– Mais vous n’avez pas eu trop à vous en plaindre, que je sache.

– Aussi n’est-ce pas à eux personnellement, mais…

– Brisons là, interrompit don Tadeo ; voici ce que j’attends de vous, écoutez attentivement.

– J’écoute, Excellence, répondit le sénateur en baissant la tête avec humilité.

Don Gregorio entra.

– Qu’y a-t-il ? demanda don Tadeo.

– Cet Indien nommé Joan, qui déjà vous a servi de guide, vient d’arriver ; il a, dit-il, des choses importantes à vous communiquer.

– Qu’il entre ! qu’il entre ! s’écria don Tadeo en se levant et sans plus s’occuper du sénateur.

Celui-ci respira, il se crut oublié, et sournoisement il se glissa vers la porte par laquelle était ressorti don Gregorio.

Don Tadeo l’aperçut.

– Sénateur, lui dit-il, restez, je vous prie nous n’avons pas encore terminé notre entretien.

Don Ramon, surpris en flagrant délit, chercha vainement une excuse, il hésita, balbutia ; bref, il resta court, et se laissa retomber sur son siège en poussant un profond soupir.

La porte s’ouvrit au même instant, Joan entra.

Don Tadeo alla vers lui.

– Qui vous amène ? lui demanda-t-il avec agitation ; s’est-il passé quelque chose de nouveau ? Parlez ! parlez ! mon ami !

– Lorsque j’ai quitté le camp des chefs blancs, ils se préparaient à prendre la piste de Antinahuel.

– Dieu les bénisse, les nobles cœurs ! s’écria don Tadeo en levant les yeux au ciel et en joignant les mains avec ferveur.

– Mon père était triste cette nuit, lorsqu’il s’est séparé de nous, son cœur était déchiré, il semblait horriblement souffrir.

– Oh ! oui ! murmura le pauvre père d’une voix étouffée.

– Avant de prendre la piste, don Valentin aux cheveux dorés comme des épis mûrs, a senti son cœur s’amollir à la pensée des inquiétudes que vous éprouviez sans doute : alors, il a fait tracer ce collier par son frère aux yeux de colombe, et je me suis chargé de vous le remettre.

En disant ces mots, il sortit la lettre qui, était soigneusement cachée sous le bandeau qui ceignait son front, et la présenta à don Tadeo.

Celui-ci la prit vivement et la dévora des yeux.

– Merci, dit-il avec effusion en serrant le papier dans sa poitrine et en tendant gracieusement la main au guerrier, merci, frère, vous êtes un homme de cœur, votre dévouement me rend tout mon courage ; vous resterez avec moi, et lorsque le moment sera venu, vous me guiderez vers ma fille.

– Je le ferai, mon père peut compter sur moi, répondit simplement l’Indien.

– J’y compte, Joan ; ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai apprécié votre noble et excellente nature ; restez, ici près de moi, nous parlerons de nos amis ; c’est en nous entretenant d’eux, que nous tâcherons d’oublier les tristesses de l’absence.

– Je suis à mon père comme le cheval est au guerrier qui le monte, répondit respectueusement Joan, et, après avoir salué don Tadeo, il se prépara à se retirer.

– Un instant, dit celui-ci en frappant dans ses mains.

Un serviteur parut.

– J’ordonne, dit don Tadeo d’un accent impérieux, que l’on ait les plus grands égards pour ce guerrier, il est mon ami, il est libre de faire ce qu’il voudra : tout ce qu’il demandera, j’entends qu’on le lui donne. Et, se tournant vers Joan : Maintenant, allez, mon ami.

Le guerrier indien sortit avec le domestique.

– Nature d’élite ! se dit don Tadeo tout rêveur.

– Oh ! oui, fit don Ramon d’une voix hypocrite, c’est un bien digne homme, pour un sauvage !

Le Roi des ténèbres, fut rappelé à lui-même par cette voix qui venait subitement mêler ses notes criardes au milieu de ses pensées.

Ses yeux tombèrent sur le sénateur auquel il ne songeait plus et qui le regardait d’un air béat.

– Ah ! dit-il, je vous avais oublié, don Ramon.

Celui-ci se mordit la langue et se repentit, mais trop tard, de son exclamation hors de saison.

– Ne me disiez-vous pas, reprit don Tadeo, que vous payeriez bien cher pour être à votre hacienda ?

Le sénateur hocha la tête affirmativement ; il craignait de se compromettre en formulant plus clairement sa pensée.

– Je vous offre alors, continua don Tadeo, de vous rendre ce bonheur auquel vous aspirez, mais que déjà vous commencez à désespérer d’atteindre jamais. Vous allez à l’instant partir pour Conception.

– Moi ?

– Oui, vous. Arrivé à Concepcion, vous remettrez ce papier au général Fuentès, qui commande les troupes de cette province ; puis, cette mission remplie, vous serez libre d’aller où bon vous semblera ; seulement, faites attention qu’on vous surveillera de près, et que, si je ne reçois pas de réponse du général Fuentès, je vous retrouverai facilement, et alors nous aurons à régler ensemble un compte très-sérieux.

Pendant ces paroles, le sénateur avait donné les marques de la plus grande agitation : il avait rougi, blêmi, il s’était tourné de cent façons différentes, ne sachant quelle contenance tenir.

– Eh ! mais, fit don Tadeo, on dirait, Dieu me pardonne, que ce n’est qu’avec répugnance que vous acceptez la mission dont je vous charge ?

– Pardon, Excellence, pardon, balbutia le sénateur ahuri, mais les missions ne me réussissent que médiocrement, et vrai, je crois que vous feriez mieux de donner celle-là à un autre.

– Vous croyez ?

– J’en suis convaincu, Excellence ; voyez-vous, j’ai si peu de chance…

– C’est un malheur.

– N’est-ce pas, Excellence ?

– Oui, d’autant plus que nul autre que vous ne doit être chargé de cette mission.

– Mais, cependant…

– Silence ! dit don Tadeo d’un ton sec, en se levant et en lui donnant un papier ; arrangez-vous comme vous voudrez, mais il faut que dans une demi-heure vous soyez parti, sinon vous serez fusillé dans trois quarts-d’heure. Ainsi, choisissez.

– Mon choix est tout fait.

– Alors ?

– Je pars.

– Bon voyage !

– Mais, fit le sénateur en se ravisant, si les Araucaniens me surprennent et s’emparent de ce papier ?

– Vous serez fusillé, dit froidement don Tadeo.

Le sénateur bondit d’épouvante.

– Mais c’est une impasse ! s’écria-t-il avec terreur, je n’en sortirai jamais !

– Cela vous regarde.

– Mais…

– Je crois devoir vous avertir lui dit le Roi des ténèbres, que vous n’avez plus que vingt minutes pour faire vos préparatifs de départ.

Le sénateur saisit vivement la lettre, et, sans répondre, se précipita comme un fou hors du salon, en se cognant à tous les meubles.

Don Tadeo ne put s’empêcher de sourire de la frayeur de don Ramon, et il se dit :

– Pauvre diable ! il ne se doute pas d’une chose, c’est que je désire qu’on s’empare du papier qu’il porte.

Don Gregorio venait d’entrer.

– Tout est prêt, dit-il.

– Bien ; que les troupes se massent en deux corps, hors de la ville. Où est Joan ?

– Me voici, répondit celui-ci en paraissant.

– Mon frère croit-il pouvoir arriver à Conception sans tomber dans un parti de batteurs d’estrades, enfin sans être arrêté ?

– J’en suis sûr.

– Je veux confier à mon frère une mission de vie ou de mort.

– Je l’accomplirai, ou je mourrai.

– Mon frère a-t-il un bon cheval ?

– Je n’en ai aucun, ni bon, ni mauvais.

– On en donnera un à mon frère, ardent comme la tempête.

– Bon ! que ferai-je ?

– Joan remettra ce collier au général espagnol Fuentès, qui commande les troupes de la province de Conception.

– Je le lui remettrai.

Don Tadeo tira de sa poitrine un poignard de forme bizarre, dont la poignée en bronze servait de cachet.

– Que mon frère prenne ce poignard, en le voyant, le général saura que Joan vient de ma part.

– Bon ! fit le guerrier en prenant l’arme qu’il passa à sa ceinture.

– Que mon frère prenne garde, cette arme est empoisonnée, la plus légère piqûre donne la mort.

– Oh ! oh ! dit l’Indien avec un sourire sinistre, c’est une bonne arme ; quand dois-je partir ?

– Mon frère est-il reposé ?

– Je suis reposé.

– On va donner un cheval à mon frère.

– Bon ! adieu !

– Un mot encore.

– J’écoute.

– Que mon frère ne se fasse pas tuer, je veux qu’il revienne près de moi.

– Je reviendrai, dit l’indien avec assurance.

– Adieu !

– Adieu !

Joan sortit.

Dix minutes plus tard, il galopait à toute bride sur la route de Concepcion, et dépassait don Ramon Sandias, qui trottait de mauvaise grâce sur la même route.

Don Tadeo et don Gregorio quittèrent le cabildo.

Les ordres du Roi des ténèbres avaient été exécutés avec une ponctualité et une intelligence remarquables.

La garde civile fort nombreuse déjà, était presque organisée et en état, si besoin était, de défendre la ville.

Deux corps de troupes étaient rangés en bataille.

L’un de neuf cents hommes était chargé d’attaquer Arauco, l’autre de près de deux mille, sous les ordres immédiats de don Tadeo lui-même, devait aller à la recherche de l’armée araucanienne et lui offrir la bataille.

Don Tadeo passa en revue cette petite armée.

Il n’eut qu’à se louer de la bonne tenue et de l’ardeur des soldats.

Après avoir adressé une dernière allocution aux habitants de Valdivia, pour leur recommander la plus grande vigilance, le Roi des ténèbres donna l’ordre du départ.

Outre une assez nombreuse cavalerie, l’armée chilienne emmenait avec elle dix pièces d’artillerie de montagne.

Les troupes défilèrent au pas accéléré devant les habitants qui les saluèrent de chaleureux vivats, puis elles se mirent en marche.

Lorsqu’ils furent sur le point de se séparer, don Tadeo prit son ami à part.

– Ce soir, lorsque vous aurez établi votre camp pour la nuit, don Gregorio, lui dit-il, vous donnerez le commandement à votre lieutenant, et vous me rejoindrez.

– C’est convenu, je vous remercie de la faveur que vous me faites.

– Frère, lui répondit don Tadeo d’une voix triste, ne devons-nous pas vivre et mourir ensemble !

– Oh ! ne parlez pas ainsi, fit don Gregorio, puis il ajouta, afin de donner un autre tour à l’entretien et changer le cours des idées de son ami, soyez donc assez bon pour me dire avant que je vous quitte ce que signifie le message que vous avez donné à Joan ?

– Oh ! répondit don Tadeo avec un fin sourire, ce message, mon ami, est une ruse de guerre, dont, je l’espère, vous verrez bientôt le succès.

Après une dernière poignée de main, les deux chefs se quittèrent pour se mettre à la tête de leurs troupes respectives, qui s’éloignaient rapidement dans la plaine.

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