LXIX PLAN DE CAMPAGNE.

Don Tadeo fit à Valdivia une entrée réellement triomphale.

Malgré la pluie qui tombait à torrents, toute la population était rangée sur son passage, tenant à la main des torches dont les flammes, agitées par le vent, portaient çà et là des lueurs blafardes qui se confondaient avec celles des éclairs.

Les cris de joie des habitants, le roulement des tambours battant aux champs, se mêlaient aux éclats de la foudre et aux sifflements furieux de la tempête.

C’était un magnifique spectacle que celui qu’offrait ce peuple, qui, lorsque l’ouragan sévissait et faisait rage sur sa tête avait, au milieu de la nuit, abandonné ses demeures pour venir, les pieds dans la boue, saluer d’un cri de bienvenue et d’espérance l’homme dépositaire de sa confiance et qu’il appelait son libérateur.

Au premier rang étaient les Cœurs Sombres, calmes, résolus, serrant dans leurs mains nerveuses les armes qui, une fois déjà, avaient renversé la tyrannie.

Don Tadeo fut ému de cette preuve d’amour que lui donnait la population. Il comprit que, si grands que soient les intérêts privés, ils sont bien petits, comparés à ceux de tout un peuple ; qu’il est beau de les lui sacrifier, et que celui qui sait bravement mourir pour le salut de ses concitoyens remplit une sainte et noble mission !

Son parti fut pris sans arrière-pensée.

Vaincre d’abord l’ennemi commun, ne pas tromper l’espoir qu’on mettait si naïvement en lui ; puis, lorsque l’hydre de la guerre civile serait abattue, si, la lutte terminée, il était debout encore, il songerait à sa fille qui, du reste, n’était pas abandonnée sans défenseurs, puisque deux nobles cœurs s’étaient dévoués pour la sauver.

Il poussa un profond soupir et passa la main sur son front, comme pour en arracher la pensée de son enfant qui le poursuivait sans cesse.

Cette marque de faiblesse fut la dernière.

Il redressa fièrement la tête et salua en souriant les groupes joyeux qui se pressaient sur son passage en battant des mains et en criant : Vive le Chili !

Il arriva, ainsi escorté, jusqu’au cabildo.

Il mit pied à terre, monta l’escalier du palais et se retourna vers la foule.

L’immense place était pavée de têtes. Les fenêtres de toutes les maisons regorgeaient de monde ; il y en avait de grimpés jusque sur les azotéas, et toute cette foule poussait des cris de joie assourdissants.

Don Tadeo vit qu’on attendait qu’il prononçât quelques mots.

Il fit un geste.

Un silence profond régna immédiatement dans la multitude.

– Mes chers concitoyens ! dit le Roi des ténèbres d’une voix haute, claire et parfaitement accentuée, qui fut entendue de tous, mon cœur est touché, plus que je ne saurais l’exprimer, de la marque extraordinaire de sympathie que vous avez voulu me donner. Je ne tromperai pas la confiance que vous mettez en moi. Toujours vous me verrez au premier rang de ceux qui combattront pour votre liberté. Soyons tous unis pour le salut de la patrie, et le tyran ne parviendra pas à nous vaincre !

Cette chaleureuse allocution fut accueillie par de longs bravos, et des cris prolongés de : Vive le Chili ! Vive la Patrie !

Don Tadeo entra dans le palais.

Il y trouva réunis les officiers supérieurs des troupes cantonnées dans la province, les alcades et les principaux chefs des Cœurs Sombres qui l’attendaient.

Tous ces personnages se levèrent à son arrivée et s’inclinèrent devant lui.

Depuis que le Roi des ténèbres s’était retrempé dans l’enthousiasme populaire, il avait ressaisi toutes ses facultés.

L’esprit avait fini par dominer la matière ; il n’éprouvait plus aucune fatigue ; ses idées étaient aussi claires et aussi lucides que si, une heure auparavant, il n’avait pas été en proie à une crise terrible.

Il entra dans le cercle formé par les assistants, et les invitant d’un geste à s’asseoir :

– Caballeros ! dit-il, je suis heureux de vous voir réunis au cabildo. Les moments sont précieux. Le général Bustamente, j’en ai la preuve, s’était lié par un traité avec Antinahuel, le grand toqui des Araucanos, afin de parvenir plus facilement au pouvoir. Voici pourquoi il avait fait son pronunciamiento dans cette province éloignée de la République. Délivré par les Araucans, il s’est réfugié au milieu d’eux. Bientôt nous le verrons, à la tête de ces guerriers féroces, envahir nos frontières et désoler nos plus riches provinces. Je vous le répète, nos moments sont précieux ! une initiative hardie peut seule nous sauver. Mais pour prendre cette initiative, il me faut, à moi, dont vous avez fait votre chef, des pouvoirs réguliers, octroyés par le sénat. Si je ne les ai pas, je serai moi-même un cabecilla, et je paraîtrai allumer cette guerre civile que je veux empêcher, contre laquelle je veux combattre à la tête de tous les bons citoyens.

Ces paroles, dont chacun reconnaissait la justesse, firent une profonde sensation.

À la sérieuse objection soulevée par don Tadeo, une réponse était difficile à faire.

Nul n’osait en assumer sur soi la compromettante responsabilité.

Don Gregorio s’approcha. Il tenait un pli à la main.

– Prenez, dit-il en présentant le pli ouvert à don Tadeo, voici la réponse du sénat de Santiago au manifeste que vous lui avez adressé après la chute du tyran : c’est un ordre qui vous investit du pouvoir suprême. Comme, après la victoire, vous aviez résigné le commandement entre mes mains, j’avais conservé cet ordre secret. Le moment est venu de le rendre public : Don Tadeo de Leon ! vous êtes notre chef ; ce ne sont pas seulement quelques citoyens qui vous nomment, ce sont les délégués de la nation !

À cette nouvelle imprévue, les assistants se levèrent avec joie et crièrent avec enthousiasme : Vive don Tadeo de Leon !

Celui-ci prit le pli et le parcourut des yeux.

– Très-bien ! dit-il en le rendant à don Gregorio avec un sourire ; à présent, je suis libre d’agir comme je le jugerai convenable pour le salut de tous.

Les membres de l’assemblée reprirent leurs places et le silence se rétablit.

– Caballeros ! poursuivit don Tadeo, je vous l’ai dit, une initiative hardie peut seule nous sauver. C’est une espèce de course au clocher que nous allons entreprendre. Il nous faut gagner notre adversaire de vitesse, vous connaissez l’homme, vous savez qu’il possède toutes les qualités nécessaires à un bon général, il ne s’endormira donc pas dans une fausse sécurité ; son allié Antinahuel est un chef intrépide, doué d’une ambition démesurée ; ces deux hommes, unis par les mêmes intérêts, peuvent, si nous n’y prenons garde, nous donner fort à faire, nous devons donc les attaquer tous deux à la fois. Voici ce que je propose, si le plan que je vais vous soumettre vous semble vicieux, puisque nous sommes réunis en conseil, vous le discuterez, et je me rangerai à l’avis de la majorité.

À ces paroles sympathiques, le silence et l’attention redoublèrent.

Il continua.

– Nous partagerons nos forces en deux parties ; la première ira à marches forcées attaquer Arauco, la capitale de nos ennemis ; cette expédition, dont le seul but est de diviser les forces de nos adversaires, ne devra être faite que de façon à les obliger à y expédier des renforts importants. Une seconde division, composée de tous les hommes de la province en état de porter les armes, se rendra sur le Biobio, afin de tendre la main aux troupes de la province de Conception et de mettre ainsi les Araucans entre deux feux.

– Mais, objecta un officier supérieur, permettez don Tadeo, il me semble que dans votre plan, fort bon du reste, vous oubliez une chose à mon avis très-importante.

– Laquelle, monsieur ?

– Mais la province de Valdivia, donc ? n’est-elle pas plus qu’une autre exposée à une malocca ?

– Vous vous trompez, monsieur ; voici pourquoi : c’est que vous rattachez les événements qui vont s’y passer à ceux qui les ont précédés.

– Sans doute.

– Voici où est l’erreur : lorsque don Pancho Bustamente s’est fait proclamer à Valdivia, il avait pour cela une raison : cette province est éloignée, isolée, le général espérait en faire son dépôt de guerre et s’y établir solidement, grâce à ses alliés indiens, puis sortir de cette ville pour conquérir peu à peu le reste du territoire ; ce plan était parfaitement conçu, il offrait de grandes chances de réussite, mais aujourd’hui la question est complètement changée : le général ne s’appuie plus sur le pays, la guerre régulière lui est impossible, c’est dans la capitale qu’il doit faire et qu’il tentera la révolution qu’il médite. À mon avis, il faut lui barrer le chemin de la capitale et le contraindre à accepter la bataille sur le territoire araucan. Quant à la province de Valdivia, elle n’est nullement menacée ; seulement, comme dans de telles circonstances on ne saurait user de trop de prudence, une milice civile sera instituée afin de défendre ses foyers : voici, caballeros, le plan que je vous propose.

Il n’y eut qu’un cri dans toute l’assemblée pour approuver ce plan si simple.

– Ainsi, messieurs, reprit don Tadeo après un instant, ce plan vous convient ? vous l’adoptez ?

– Oui, oui, s’écria-t-on de toutes parts.

– Bien ! maintenant passons à l’exécution : don Gregorio Torral, vous prendrez le commandement des troupes destinées à agir contre Arauco, sous ce pli je vous donnerai vos instructions particulières.

Don Gregorio s’inclina.

– Je conserve pour moi, continua don Tadeo, la direction de l’armée du Biobio : ce matin, au point du jour, monsieur l’Alcade Mayor vous ferez publier un bando dans toutes les rues de la ville, annonçant que des enrôlements volontaires à une demi-piastre par jour sont ouverts ; vous établirez des bureaux dans tous les quartiers ; ce que je vous ordonne pour Valdivia doit avoir lieu dans le reste de la province. Vous, colonel Gutierez, dit don Tadeo en s’adressant à un officier supérieur qui se tenait auprès de lui, je vous nomme gouverneur de la province, votre premier soin doit être d’organiser la garde civique ; je vous recommande surtout la prudence et la circonspection dans l’accomplissement du mandat délicat que je vous confie.

– Que Votre Excellence s’en rapporte à moi, répondit le colonel ; je comprends l’importance des devoirs que j’ai à remplir.

– Depuis longtemps je vous connais, colonel, et je sais que je puis vous laisser agir en toute confiance, fit don Tadeo avec un sourire ; maintenant, caballeros, ajouta-t-il, à l’œuvre !

Dans deux jours, au plus tard, il faut que les troupes se mettent en marche et franchissent la frontière araucanienne ; je compte sur votre concours, de vous dépend le salut de la patrie ; allez, messieurs, et recevez mes remerciements pour les preuves de patriotisme que vous donnez au pays.

Les membres de l’assemblée se retirèrent après avoir une fois encore protesté de leur dévouement.

Don Tadeo et don Gregorio restèrent seuls.

Le Roi des ténèbres semblait transfiguré.

Une ardeur martiale rayonnait dans ses regards.

Don Gregorio le regardait avec étonnement et respect.

Enfin don Tadeo s’arrêta devant lui.

– Frère, lui dit-il, cette fois il faut vaincre ou mourir, tu seras près de moi à l’heure de la bataille ; ce commandement que je t’ai donné est indigne de toi, tu le quitteras à quelques lieues d’ici, c’est à mes côtés que tu dois combattre.

– Merci, fit don Gregorio avec émotion, merci !

– Ce tyran contre lequel nous allons nous mesurer une fois encore, il faut qu’il meure.

– Il mourra.

– Parmi les Cœurs Sombres, tu choisiras dix hommes résolus qui s’acharneront spécialement à sa poursuite, toi et moi nous les guiderons ; tant que Bustamente vivra, la patrie sera en péril, il faut en finir.

– Comptez sur moi ; mais pourquoi vous exposez-vous, vous dont la vie nous est si précieuse ?

– Oh ! répondit don Tadeo avec enthousiasme, qu’importe ma vie ? pourvu que la liberté triomphe et que l’homme qui prétend nous livrer aux barbares succombe ; une seule bataille doit être livrée ; si nous sommes obligés de faire la guerre de partisans, nous sommes perdus.

– C’est vrai.

– Le Chili n’est qu’une étroite langue de terre resserrée entre la mer et les montagnes, ce qui rend impossible une longue guerre de partisans ; il nous faut donc vaincre du premier coup, sinon notre ennemi, après nous avoir passé sur le ventre, entrera sans coup férir à Santiago qui lui ouvrira ses portes.

– Oui, observa don Gregorio, vous avez bien jugé la position.

– Voilà pourquoi je n’hésiterai pas à faire, si cela est nécessaire, le sacrifice de ma vie pour empêcher un aussi grand malheur.

– Nous sommes tous dans la même intention.

– Je le sais ; ah ! j’oubliais : envoyez de suite un exprès au gouverneur de la province de Concepcion, afin qu’il se tienne sur ses gardes.

– Je vais le faire.

– Eh ! mais, j’y songe, nous avons sous la main l’exprès dont nous avons besoin.

– De qui voulez-vous parler ?

– De don Ramon Sandias.

– Hum ! fit don Gregorio en hochant la tête, c’est un assez triste personnage et je crains bien…

– Vous vous trompez, sa nullité même garantit le succès ; jamais le général Bustamente ne supposera que nous ayons confié une mission sérieuse à un aussi pauvre sire ; il passera tête haute partout où un homme connu par son énergie serait arrêté.

– C’est juste, ce projet, par sa hardiesse même, offre de grandes chances de réussite.

– Ainsi, c’est convenu, vous allez m’envoyer le sénateur.

– Dam ! c’est que je vous avouerai que je ne sais où le prendre en ce moment.

– Bah ! bah ! un aussi grand personnage ne se perd pas ainsi.

Don Gregorio s’inclina en souriant et sortit sans répondre.

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