Près d’un mois s’était écoulé depuis les événements rapportés dans notre précédent chapitre.
Après la scène affreuse qui s’était passée entre lui et son cousin, le général de Villiers avait eu une rechute qui, pendant quelques jours, avait mis sa vie en danger; mais grâce aux soins affectueux du docteur Guérin, et surtout au dévouement admirable de doña Teresa et de ses deux filles, le malade était enfin en pleine convalescence.
Le docteur Guérin, avec cet air narquois, moitié figue et moitié raisin qui lui était particulier, avait déclaré que la convalescence du général serait longue, et qu’il fallait à tout prix éviter une seconde rechute qui, cette fois, serait mortelle.
Les dames s’étaient alors installées dans la chambre à coucher du malade, qu’elles ne quittaient plus de jour ni de nuit.
Doña Luisa avait sa place attitrée au côté droit de la chaise longue, sur laquelle le général s’étendait, elle faisait la lecture au convalescent, lui préparait ses potions et les lui faisait boire avec un irrésistible sourire, auquel, du reste, le convalescent se gardait bien de résister.
Doña Santa aidait sa sœur dans tous ces petits soins dont les dames et surtout les jeunes filles semblent posséder la spécialité.
Doña Teresa surveillait tout avec un tact admirable et une bonté inépuisable.
Le général de Villiers se laissait aller avec un bonheur intime à ces soins qui l’enchantaient; jamais il n’avait été aussi heureux; peut-être, dans son for intérieur, le malade ne désirait-il pas guérir.
C’était, du reste, ce que lui reprochait en riant le docteur Guérin.
Quand le docteur entamait ce chapitre scabreux, les dames se mettaient toutes trois contre lui, de sorte que le docteur n’avait qu’une ressource pour faire cesser cette levée de boucliers, c’était de se sauver en riant comme un fou, en protestant qu’on gâtait trop son malade.
Sidi-Muley était jaloux de ces charmantes infirmières, comme il les nommait; mais il lui fallait, bon gré mal gré, en prendre son parti, d’autant plus qu’on se moquait de ses plaintes, ce qui le mettait d’une colère de dogue.
Le général n’avait jamais su comment les dames, enlevées par les pirates, avaient été délivrées. Sur la prière du malade, don José se chargea de satisfaire sa curiosité.
Nous avons oublié de mentionner un fait d’une importance relativement assez grande. Don Estevan et son frère don José, quand ils habitaient leur résidence de l’Arizona, avaient contracté l’habitude de porter le costume et les peintures des Peaux-Rouges.
Cette mesure, essentiellement politique, flattait beaucoup les Indiens et donnait une grande influence aux fils de don Agostin sur les Comanches, en leur prouvant que les descendants des Incas, dont quelques gouttes de sang coulaient dans leurs veines, ne dédaignaient pas les coutumes de leurs pères.
Les deux hommes en étaient arrivés à s’identifier si bien avec ce costume qu’il était impossible de soupçonner un déguisement, ce qui augmentait leur prestige et rendait les Indiens fiers de leurs chefs, que du reste ils adoraient.
Depuis la première attaque tentée par les pirates contre don Agostin sur son campement de la colline, don José avait été chargé par son père de surveiller les pirates et, s’il était possible, de découvrir quelles étaient les intentions des bandits, et s’ils avaient réellement conçu le projet de découvrir la ville de refuge, dont les richesses incalculables devaient naturellement exciter leurs convoitises.
Ainsi qu’on l’a vu, don José, sous le nom de l’Oiseau-de-Nuit, avait réussi à établir des relations avec les pirates, sous le prétexte de leur faciliter les moyens de s’introduire dans la ville habitée par don Agostin et sa famille, et que depuis longtemps ils cherchaient avec ardeur, sans réussir à la découvrir.
L’offre faite par l’Oiseau-de-Nuit était précieuse pour les bandits, elle devait être acceptée par eux, et en effet elle le fut avec une vive satisfaction.
On se rappelle sans doute que, la première fois que l’Oiseau-de-Nuit avait été introduit dans le souterrain qui servait de repaire aux pirates, le feint Comanche avait éprouvé une vive crainte en reconnaissant ce souterrain qu’il connaissait depuis longtemps.
Il avait, dans le premier moment de surprise, prononcé entre ses dents quelques mots, qui, s’ils avaient été entendus par les pirates, l’auraient aussitôt placé dans une situation très fâcheuse, et dont il lui aurait été fort difficile de se sortir à son honneur.
Ces quelques mots étaient ceux-ci.
– Oh ! oh ! pourvu qu’ils n’aient rien découvert.
En effet, ce souterrain n’était pas aussi éloigné de la ville qu’il le paraissait : par des galeries, ignorées des bandits, il communiquait avec les immenses cryptes cyclopéennes qui régnaient sous la ville et s’étendaient à des distances considérables dans toutes les directions.
On comprend maintenant comment, lorsque la mère et les deux sœurs du jeune homme avaient été enlevées par les pirates, enfermées dans l’espèce de maison construite tout exprès pour les tenir prisonnières, rien n’avait été plus facile à l’Oiseau-de-Nuit que de se mettre en communication avec sa mère, et de faire évader les trois dames sans coup férir, d’autant plus que, par un hasard providentiel dans lequel apparaissait visiblement le doigt de Dieu, le passage secret ignoré des pirates se trouvait dans la chambre à coucher de doña Teresa.
Le passage refermé, il était presque impossible de le découvrir, à moins de connaître son existence et sa position exacte, ce qui, même alors, eût exigé des recherches minutieuses auxquelles les bandits n’auraient pas eu le temps de se livrer.
Le sauvetage s’exécuta admirablement et dans des conditions de sécurité exceptionnelles.
Deux heures plus tard, les prisonnières étaient dans les bras de ceux qu’elles aimaient, et tout était dit.
Les moyens employés par don José pour surprendre les secrets des pirates, et les faire tomber dans un guet-apens terrible, en toute autre circonstance auraient été blâmables, mais ici ce n’était pas le cas; don Agostin avait deux fois été attaqué par les bandits, qui ne cachaient nullement leurs intentions; les Blancs étaient en guerre contre des bandits sans foi ni loi, qui ne respectaient rien.
Et dans une guerre sans merci, tous les moyens sont bons, quels qu’ils soient, pour se sauvegarder et détruire ses ennemis.
C’était d’après ces principes, un peu élastiques peut-être, mais logiques et autorisés, que les pirates de l’Urubu et l’Urubu lui-même étaient tombés dans le piège où ils devaient tous trouver la mort.
Le moment arriva enfin où le général de Villiers fut complètement guéri; mais, pendant sa longue convalescence, des rapports presque intimes et surtout amicaux s’étaient tout naturellement établis entre le général et la famille de Sandoval, qui le faisaient non pas seulement considérer comme un ami, mais en réalité comme un de leurs membres, d’autant plus que don Agostin et ses enfants n’avaient pas oublié les grandes obligations qu’ils avaient contractées envers l’officier français.
C’était un matin vers midi, on achevait de déjeuner, on en était au café.
Pendant tout le repas, le général avait été préoccupé, presque sombre, tous les convives s’étaient aperçu de cette disposition si peu ordinaire de M. de Villiers, dont l’humeur était toujours affable et gaie.
Ses amis l’examinaient à la dérobée, attendant avec impatience qu’il se décidât à s’expliquer.
Le général avait jeté sa serviette sur la table; il avait ôté son cigare de ses lèvres, il allait parler, lorsque Sidi-Muley entra dans la salle à manger et présenta, sur un plateau de vermeil, un papier plié en quatre à l’officier.
– Qu’est-ce que cela ? demanda M. de Villiers à son soldat.
– Lisez, mon général, répondit le soldat.
L’officier hésita un instant, mais, sur une prière muette de Sidi-Muley, il se décida enfin à prendre le papier en faisant un geste de congé.
Le spahi salua et sortit.
M. de Villiers demanda d’un regard la permission de lire cette singulière missive, autorisation que les assistants lui donnèrent d’un regard.
Il déplia alors le papier et le parcourut des yeux, son visage offrit alors l’expression d’une véritable stupéfaction.
Il relut cet étrange papier avec lenteur, semblant en calculer tous les mots et en chercher la véritable explication; il resta un moment pensif, puis tendant le papier à don Agostin :
– Lisez, señor, dit-il, cette lettre est écrite en français.
Don Agostin prit le papier, il le lut et le donna à don Estevan.
Ce papier passa ainsi de main en main avant de revenir au général.
Les dames avaient quitté la table quand le café avait été apporté; il n’y avait donc que des hommes autour de la table.
Il y eut un assez long silence.
– Eh bien, général, demanda enfin don Agostin, que décidez-vous ?
– Señor, répondit l’officier, je suis chez vous et non chez moi, je ne puis rien décider sans votre autorisation.
– Vous êtes chez vous, mon cher général, je vous aime comme un fils, vous le savez, agissez donc, je vous prie, comme il vous plaira, tout ce que vous croirez devoir faire, personne ici ne songera à le blâmer, ou même à vous faire une simple observation.
– Je vous remercie, señor, j’accorderai donc à ce malheureux l’entrevue qu’il me demande.
– Vous aurez raison, à mon avis, général, donnez donc l’ordre qu’il soit introduit ici ou en tout autre endroit qui vous plaira le mieux.
Et don Agostin fit un mouvement pour se lever, les trois autres personnages, le docteur, don José et don Estevan imitèrent le vieillard.
– Pardon, caballeros, dit le général avec un sourire courtois, veuillez reprendre vos places je vous prie, j’entendrai cet homme ici, dans cette pièce, mais en votre présence.
– Mais… voulut dire don Agostin.
– Je vous en prie, caballeros.
Chacun reprit sa place.
Le général appuya le doigt sur un timbre.
M Sidi-Muley parut.
– Introduisez, dit le général.
Le soldat sortit et rentra presque aussitôt.
Un homme le suivait.
Cet homme était le Coyote.
Mais le Coyote vieilli, maigri, ridé, n’étant plus que l’ombre de lui-même.
Derrière lui entrèrent une dizaine de Peaux-Rouges parmi lesquels se trouvait le Nuage-Bleu.
Le général fronça le sourcil.
Don Agostin comprit ce mouvement de mauvaise humeur de l’officier.
– Je réponds des prisonniers, dit le vieillard, mes fils peuvent se retirer, je les ferai prévenir quand ils devront reconduire le prisonnier à sa hutte.
Les Comanches s’inclinèrent et quittèrent la salle à manger, mais ils restèrent à la porte du palais, ils ne voulaient pas qu’on leur enlevât leur prisonnier.
Sidi-Muley se tenait près de la porte, l’épaule appuyée sur la muraille et les bras croisés sur la poitrine.
– Dans ce papier que vous m’avez fait remettre, dit le général au Coyote, dans ce papier, vous me dites que, étant votre ennemi, vous me demandez un service et une grâce qui ne me coûteront rien et vous rendront plus douce la mort horrible à laquelle vous êtes condamné. Cet homme est-il donc condamné ? demanda-t-il au vieillard.
– Oui, demain il sera attaché au poteau de torture.
– On ne pourrait le sauver ?
– Ce serait impossible; les Comanches sont furieux, ils ne me pardonneraient même pas une tentative d’évasion.
– Mais ne pourrait-on pas lui éviter la torture ?
– Non, il faut qu’il soit torturé.
– Don Agostin Perez de Sandoval a raison, je dois mourir dans des tourments affreux, cette mort, que j’ai tant de fois méritée, ne m’effraye pas, je la vois s’approcher comme une délivrance, dit le Coyote d’une voix ferme, ainsi que je vous l’ai écrit, il dépend de vous, général, que cette mort me soit douce et que je ne m’aperçoive même pas des plus cruelles tortures.
– Parlez.
– Monsieur, dit le Coyote en excellent français, je ne veux pas prononcer un plaidoyer en ma faveur, ni essayer de diminuer la portée et la quantité de mes crimes, je n’essayerai pas de surprendre votre bonne foi en vous confessant que je suis venu à résipiscence et que je maudis la vie de meurtres et de vols que j’ai pendant si longtemps menée en Europe et en Amérique, je vous tromperais; la vérité la voici : je ne me repens de rien; si dans une heure j’étais libre, je reprendrais ma vie de rapines, c’est la seule qui me convienne et que je puisse faire; je suis un misérable dans la plus terrible acception du mot. Que voulez-vous, je suis né mauvais, et aujourd’hui il me serait impossible de feindre un repentir que je n’éprouverai jamais.
– Est-ce donc pour dérouler devant nous ces cyniques théories que vous avez demandé à me voir ? dit sévèrement le général.
– Eh quoi ! dit don Agostin avec douleur, ne reste-t-il rien dans votre cœur qui vous rattache, ne serait-ce que par un fil menu comme un cheveu, à l’humanité.
Le bandit éclata d’un rire de damné ressemblant à un sanglot.
– Eh bien non, je ne suis pas complet ! je suis un monstre, s’écria-t-il avec agitation. Son visage avait pris une expression effrayante. Je me suis vanté !… Sa voix était rauque… L’orgueil m’a perdu. J’aime à l’adoration ma fille, une enfant de dix-huit ans à peine ! je ne tiens qu’à elle au monde ! J’étais pauvre, ruiné, issu d’une vieille noblesse germanique, je voulais ma fille heureuse et riche ! C’est pour elle que j’ai commis tous mes crimes ! ma fille ! oh ! ma fille, mon sang ! mon amour ! L’Urubu avait surpris mon secret, comment ? je l’ignore; il me tenait par l’amour de ma fille ! Ayez pitié de moi !… et se laissant tomber à deux genoux… Ayez pitié de moi ! que ma fille soit heureuse, mon Dieu ! La torture ne m’effraye pas; mais penser que ma fille, après ma mort, sera malheureuse !… oh ! cette seule pensée me rend fou, voyez, je m’humilie, je demande pardon à Dieu ! ayez pitié de ma fille ! de ma pauvre enfant innocente !…
Il se traînait sur les genoux.
Cette scène était épouvantable.
– Oh ! reprit-il, infligez-moi les plus terribles tortures, mais ma fille ! sauvez ma fille !
– Vous êtes donc contraint de reconnaître enfin qu’il est un Dieu ? dit sévèrement don Agostin.
– Oui, je souffre, oh ! je souffre tous les supplices de l’enfer, pitié ! pitié ! non pour moi misérable, mais pour ma fille.
– Que voulez-vous enfin ? demanda le général de Villiers d’une voix brève.
– Vous, mon ennemi, car Français et Prussiens sont irréconciliables, je vous lègue ma fille ! Général, promettez-moi d’en faire votre enfant et de ne jamais lui dire comment son père a vécu et comment il est mort.
Il y eut un silence sombre interrompu seulement par les sanglots déchirants du misérable.
– Je vous le jure ! dit le général avec noblesse; votre fille sera la mienne, jamais elle ne saura rien de son père.
Le visage du bandit se transfigura.
– Vous me le promettez ? dit-il avec anxiété.
– Je vous répète que je vous le jure.
– Oh ! merci, merci, je savais que vous étiez un ennemi généreux; mais ne craignez rien, je suis riche, très riche.
– Vos richesses meurent avec vous, dit sévèrement le général, voulez-vous donc que cette enfant innocente profite de cet or dont chaque parcelle est souillée de sang ?
– C’est vrai; pardonnez-moi, dit-il humblement.
– Fournissez-moi les renseignements nécessaires pour retrouver votre fille et donnez-moi une lettre qui m’accrédite auprès d’elle.
– Les renseignements je vous les donnerai, dit don Agostin : les papiers pris sur l’Urubu par Sidi-Muley vous donneront toutes les facilités nécessaires.
Le général fit un geste à Sidi-Muley.
Le soldat apporta tout ce qu’il fallait pour écrire, papier, plume, encre et cire à cacheter.
Le bandit écrivit, la lettre était courte.
– J’écris en allemand, je lui écris toujours dans notre langue, je lui dis que je suis sur mon lit de mort, je ne mens pas, dit-il avec une ironie navrante. Je fais mes adieux à mon enfant, et je la lègue au général de Villiers, qui pour elle sera un père, et qu’elle doit considérer comme tel; j’ajoute que je meurs ruiné; qu’elle ne doit plus avoir d’autre pensée que d’aimer et respecter son second père.
– C’est bien, dit le général, mais je parle l’allemand; ce sera une consolation pour votre fille.
Le Coyote remit la lettre au général.
– Soyez béni, général, dit-il avec une profonde émotion; d’un désespéré, vous avez fait un homme repentant; je reconnais, maintenant, que l’homme n’est rien en face de Dieu, je subirai la torture avec joie, je sais que ma fille sera heureuse; merci, à vous, général, et à vous tous, messieurs. Ah ! si j’avais… mais il est trop tard : merci encore !
Et il sortit d’un pas ferme et le visage rayonnant de bonheur.
Il y eut un court silence après le départ du bandit, cette scène navrante avait très impressionné ces hommes de cœur.
– Caballeros, dit le général, tout est prêt, vous le savez sans doute, pour mon voyage; Sans-Traces m’attend, je désire ne pas assister au supplice de ce malheureux.
– Je le savais; où allez-vous ?
– Je vais d’abord à Washington pour refuser les conditions qu’on avait voulu m’imposer, puis, avec les papiers que vous me donnerez, je me mettrai à la recherche de la pauvre enfant que j’ai adoptée.
– Très bien, général; la jeune fille de ce bandit est dans un couvent français de La Nouvelle-Orléans; en quittant Washington venez tout droit à La Nouvelle-Orléans, vous trouverez votre besogne en bon chemin.
– C’est bien vrai, vous ne me trompez pas ? s’écria le général avec joie.
– La preuve, dit en riant don José, c’est que je pars avec vous, si vous voulez bien m’accepter comme compagnon, général : j’ai certaines affaires à régler à Washington.
– Pardieu ! ce sera pour moi un grand plaisir.
– Alors c’est convenu.
– Ne nous dites pas adieu, reprit don Agostin, avant un mois nous serons de nouveau réunis.
– C’est vrai, cependant je vous demande de me permettre de prendre congé des dames.
– Certes, avec le plus grand plaisir.
Le général, en disant au revoir aux dames, balbutia et se sentit rougir quand il prit congé de doña Luisa; il est vrai que la même chose arriva à la jeune fille.
Don Agostin sourit et se frotta les mains.
Une heure plus tard, le général de Villiers, don José, Sans-Traces et Sidi-Muley avaient quitté la ville de refuge et galopaient en plein désert.
Un mois jour pour jour après son départ de l’Arizona, le général et son ami don José entraient à La Nouvelle-Orléans.
Le général avait pris congé de son dévoué Sans-Traces, en lui donnant cinq cents louis, une fortune pour le chasseur, et que le général avait eu toutes les peines du monde à lui faire accepter; l’argent n’était rien pour ce brave cœur.
Sidi-Muley se prélassait à quelques pas en arrière des deux amis.
– Ah ! dit le général en soupirant, que je serais heureux si…
– Pardieu ! interrompit le jeune homme en souriant, je vous trouve charmant, général, vous avez deux millions en bonnes traites en poche et votre placer de l’Arizona vous reste, plaignez-vous donc !
– Que voulez-vous que je fasse de ce placer, mon ami ?
– On ne sait pas, dit don José en riant.
– Vous êtes insupportable, dit le général avec un dépit amical.
– Merci, mon général.
– C’est vrai, vous prenez un malin plaisir à me désespérer, vous savez…
– Que vous aimez ma sœur, vous me l’avez assez souvent dit pour que je le sache; que voulez-vous que je fasse à cela; adressez-vous à Luisa, ma sœur est obéissante, et je crois…
– Vous croyez…
– Rien du tout, vous voulez en trop savoir.
– Au diable ! s’écria le général mis hors des gonds par cette sortie du jeune homme.
Celui-ci ne fit que rire.
Les voyageurs atteignirent enfin la maison habitée par don Agostin de Sandoval et toute sa famille.
Le général n’avait plus de recherches à faire, don Agostin présenta à M. de Villiers une charmante jeune fille que déjà les dames aimaient à la folie.
Quelques jours s’écoulèrent à visiter la ville.
Le général était sur des charbons ardents, le moment de la séparation approchait, et M. de Villiers, timide et gauche comme tous les soldats, n’osait pas se hasarder à faire sa demande, tant il redoutait un refus.
– À propos, dit don Agostin un matin en déjeunant, que pensez-vous faire de votre placer de l’Arizona ?
– Ma foi, je vous en fais cadeau s’il peut vous être agréable, cher don Agostin; que voulez-vous que j’en fasse, moi qui pars pour la France et ne reviendrai jamais dans ce pays ?
– Baste ! qui sait ? dit don José en riant.
– Oui, c’est vrai, murmura le général dont les traits devinrent sombres, mais il faudrait pour que je revinsse en Amérique…
– Que vous épousiez ma sœur Luisa, n’est-ce pas, général ? dit don José en riant.
Le général fut tout décontenancé d’une telle algarade, il ne savait plus sur quel pied danser.
– Comment, dit don Agostin en riant, vous aimez ma fille Luisa ?
– De toute mon âme, murmura le général avec passion.
– Bon ! et pourquoi ne me le disiez-vous pas, mon cher général, je crois que ma fille ne vous voit pas avec indifférence.
– Je le crois bien, reprit don José toujours riant; la petite masque ne parle que de son sauveur à qui veut l’entendre.
– Eh bien, mon cher général, reprit don Agostin, je vous autorise à faire votre demande, et si, comme je le crois, ma fille vous aime, je serai heureux de vous la donner.
– Oh ! monsieur, comment ai-je mérité tant de bienveillance de votre part ?
– Ne parlons pas de cela, mon cher général, mais si vous y consentez, nous parlerons un peu affaires.
– Je suis à vos ordres, señor, mais je vous avoue que je ne sais pas de quelles affaires vous voulez parler.
– Il s’agit de votre placer, qui est fort riche et que je voudrais vous acheter.
– Oh ! cher don Agostin !
– Pardon ! mon cher général, je n’accepte pas plus de cadeaux que vous-même n’en accepteriez, n’est-ce pas vrai ?
Le général s’inclina sans répondre.
– Donc, vous reconnaissez que j’ai raison, reprit le vieillard, si j’acceptais le cadeau que vous voulez me faire, je vous volerais indignement, et ce qui le prouve, c’est que je vous offre six millions de votre placer.
– Hein ! s’écria le général en pâlissant.
– J’ai dit six millions de francs, mon ami, acceptez-vous ?
– Vous plaisantez, señor, c’est mal.
– Je plaisante si peu, mon cher général, dit le vieillard en étalant des papiers sur la table, que voici des traites à vue sur les premiers banquiers de Paris, préparées à l’avance par moi pour la somme que je vous ai offerte.
– Mais c’est un rêve ! s’écria le général au comble de la joie et de la surprise, laissez-moi aller faire ma demande à votre charmante fille.
– Pourquoi donc ainsi ? dit don Agostin en souriant.
– Parce que si votre charmante fille me refuse sa main, cette somme me deviendra inutile, et rien ne pourra me décider à l’accepter.
Et il quitta la salle à manger presque en courant, laissant don Agostin et ses deux fils stupéfaits de cette singulière sortie.
Dix minutes plus tard le général rentra, les dames le suivaient, doña Luisa se jeta dans les bras de son père et se cacha le visage sur sa poitrine pour cacher sa rougeur.
Quinze jours plus tard le mariage eut lieu au consulat de France, puis à l’église catholique.
L’assistance était nombreuse; toutes les grandes familles de La Nouvelle-Orléans avaient tenu à honneur d’assister au mariage du général comte de Villiers, dont le nom était bien connu à la Louisiane.
Les nouveaux mariés passèrent encore un mois à La Nouvelle-Orléans.
Le jour du départ arriva, comme toute chose arrive dans ce monde sublunaire.
La séparation fut cruelle, surtout pour don Agostin qui, à son âge, n’espérait plus revoir sa fille, malgré les promesses du général et de sa charmante femme.
Enfin on se sépara.
Le bateau à vapeur chauffait, il fallait se hâter; on s’embrassa une dernière fois, et l’on se sépara enfin.
Don José, au dernier moment, s’était décidé à accompagner les nouveaux mariés, ce qui les combla de joie.
La traversée fut très agréable, rien ne vint assombrir le bonheur des voyageurs.
Le général n’avait pas voulu se séparer de Sidi-Muley qui lui avait donné tant de preuves de dévouement.
La situation de l’ancien spahi était assez irrégulière; mais le général s’était engagé à le sauvegarder, ce qu’il fit en effet.
La mère et la sœur du général ne pouvaient pas s’habituer à leur nouvelle fortune après tant de douleurs et de traverses imméritées.
Jamais le général ne prononçait le nom de son indigne parent; sa mère et sa sœur, sachant que ce souvenir lui était pénible, ne parlaient jamais de lui.
Six mois après son retour en France, le général maria la jeune fille qu’il avait si singulièrement adoptée à un colonel de ses amis, en lui donnant cent mille francs de dot.
Sa fille adoptive était heureuse; le général avait généreusement tenu la parole qu’il avait donnée.
Quelques mois plus tard, don José Perez de Sandoval demanda la main de la charmante Laure, la sœur du général, à sa mère qui la lui accorda avec joie.
C’était un nouveau lien qui attachait les deux familles l’une à l’autre.
Quinze jours après leur mariage, les nouveaux mariés s’embarquèrent pour Galveston, port du Texas, où ils arrivèrent sans encombre.