La hulotte bleue chantait pour la dernière fois, comme pour saluer le réveil de la nature.
Les étoiles s’éteignaient les unes après les autres dans les profondeurs du ciel.
D’épaisses vapeurs s’élevaient du rio Gila et se condensaient en un brouillard épais au-dessus de la rivière.
Une large bande d’opale s’étendait aux dernières limites de l’horizon.
Les fauves regagnaient leurs repaires ignorés, passant comme des ombres dans les ténèbres, qui semblaient devenir plus intenses à l’approche du jour.
La brise nocturne tout imprégnée d’humidité courait à travers les branches des arbres, et faisait frissonner les feuilles.
Le froid était glacial.
Il était un peu plus de cinq heures du matin, les masses d’ombres s’éclaircissaient peu à peu et laissaient presque distinctement apercevoir les pittoresques accidents d’un paysage sévère et grandiose, qui ne devait rien à l’art, et était resté tel qu’il était sorti des mains du Tout-Puissant.
Soudain, sans que le plus léger bruit se fit entendre, une nombreuse troupe de guerriers peaux-rouges émergea de l’obscurité, marchant en file indienne d’un pas rapide et cadencé.
Ces Peaux-Rouges, au nombre de plus de quatre cents guerriers, étaient tous peints et armés en guerre.
Ils firent halte au centre d’un brûlis assez étendu à quelque cinquante mètres d’un immense chaos de rochers.
Presque aussitôt, d’un autre côté, apparut une troupe aussi nombreuse que la première, mais composée de cavaliers.
Ces cavaliers, peints comme les premiers, étaient tous des guerriers renommés, ce qui était facile à reconnaître aux nombreuses queues de loup attachées à leurs talons.
À leurs peintures, à leurs vêtements, à leurs armes, et à la façon dont les chefs portaient la plume de commandement plantée dans la touffe de guerre, il était facile de les reconnaître pour des Indiens Corbeaux et des Cheyennes.
Les chefs se détachèrent des deux troupes et se réunirent un peu à l’écart au centre du brûlis, s’accroupirent sur leurs talons, allumèrent leurs calumets et commencèrent à fumer silencieusement.
Le sagamore ou chef suprême échangea quelques mots à voix basse avec les chefs, et il s’éloigna dans la direction du chaos de rochers.
Ce grand chef était vêtu et armé à peu près de la même façon que ses guerriers, mais il portait sa plume d’aigle de commandement, non pas dans sa touffe de guerre, mais au-dessus de l’oreille droite, ce qui le faisait reconnaître pour un guerrier comanche.
En effet, ce chef était l’Oiseau-de-Nuit.
Après avoir passé derrière les rochers et être arrivé devant l’ouverture béante du souterrain, l’Oiseau-de-Nuit fit un signal.
Un autre signal répondit dans les profondeurs du souterrain.
Presque aussitôt Navaja parut, accompagné de quatre autres bandits.
– Venez, dit Navaja, l’Urubu vous attend avec impatience.
L’Oiseau-de-Nuit, sans prononcer un mot, suivit les bandits.
Dans le souterrain, les bandits étaient réunis et armés prêts à partir.
L’Urubu fit quelques pas en avant du chef comanche.
– Soyez le bienvenu chef, dit-il.
L’Indien s’inclina silencieusement.
– Avez-vous amené vos guerriers ? reprit le pirate.
– L’Oiseau-de-Nuit est un chef renommé, répondit sentencieusement le chef. Sa langue n’est pas fourchue, ce qu’il promet il le tient.
– J’ai confiance en vous, chef, je compte que vous jouerez franc jeu avec moi.
– L’Oiseau-de-Nuit ne comprend pas les paroles de l’Urubu. Les visages pâles emploient des paroles que les Peaux-Rouges n’entendent pas; que mon frère répète ! le chef n’a pas de peau sur son cœur, sa parole n’est pas fausse.
– Je n’ai pas voulu vous dire rien de blessant chef, je voulais seulement vous faire comprendre que je me fie à votre parole.
– Bon ! le chef comprend; il a promis à l’Urubu de le conduire avec ses jeunes hommes dans le village en pierre, habité par le face pâle que ses amis nomment don Agostin. Est-ce bien cela que le chef a promis à l’Urubu ?
– Oui c’est cela, répondit le pirate.
– Bon, l’Urubu a promis des armes à l’Oiseau-de-Nuit pour armer ses guerriers; où sont les armes ?
– Les armes sont prêtes, reprit le pirate; que le chef suive son ami, il verra.
– Eaah ! le chef ira.
– Venez donc.
Le pirate s’enfonça dans le souterrain suivi pas à pas par le Comanche; après avoir fait plusieurs détours et traversé plusieurs galeries, l’Urubu s’arrêta devant une épaisse porte fermée avec soin.
– C’est ici, dit-il.
L’Urubu ouvrit cette porte.
Dans une cavité assez profonde se trouvaient, d’un côté, une centaine de caisses d’armes contenant des fusils, des sabres, des revolvers, des haches, des couteaux à scalper; de l’autre il y avait cent à cent cinquante barils de poudre engerbés les uns sur les autres.
– Vous voyez, chef, dit le pirate.
– Le chef voit, dit le Comanche.
– Si vous voulez prendre livraison de ces caisses d’armes et des barils de poudre, mes guerriers les transporteront immédiatement hors du souterrain et les remettront à vos jeunes hommes.
L’Oiseau-de-Nuit sembla réfléchir pendant quelques instants.
L’Urubu l’examinait à la dérobée, mais le visage du Comanche était de marbre; il était impossible de rien lire sur ses traits peints.
– Le soleil va se lever à l’horizon, dit le Comanche, le temps est précieux : il faudrait plusieurs heures pour transporter ces armes et ces barils de poudre.
– C’est vrai, dit l’Urubu, dont l’œil lança un éclair de satisfaction.
– La journée serait très avancée quand le transport serait terminé, reprit le chef. L’Urubu serait contraint de remettre l’expédition à demain, et peut-être demain Sandoval serait sur ses gardes.
– Oh ! oh ! dit l’Urubu, notre secret est bien gardé.
– Peut-être, un secret est toujours trahi si l’on attend, dit l’Oiseau-de-Nuit en hochant la tête.
– Il y a du vrai dans ce que vous dites, chef, mais comment faire ?
– Mon frère l’Urubu est un guerrier brave, c’est un chef, il a donné sa parole à l’Oiseau-de-Nuit; il la tiendra.
– Certes, chef, je vous le jure, dit le pirate avec un mouvement de joie qu’il ne put retenir et que le Comanche ne parut pas avoir remarqué.
– Mon frère l’Urubu me donnera la clef de cette grotte, et demain mes jeunes hommes viendront prendre les armes et la poudre qui leur appartiennent, demain à la même heure qu’aujourd’hui; l’Urubu y consent-il ?
– Avec le plus grand plaisir, chef.
– Le chef comanche a la parole de l’Urubu, il se fie à lui.
– Je tiendrai ma parole, je vous le jure sur l’honneur.
– Oaoh ! dit l’Indien, un guerrier n’est pas une vieille femme bavarde, le chef attendra à demain.
– C’est entendu, reprit le pirate. Il referma alors la porte de la grotte, en retira la clef, et il la présenta à l’Indien qui la prit et la passa dans sa ceinture.
– L’Urubu est-il prêt à partir ? demanda l’Indien.
– Oui, répondit le pirate, mais avant de m’éloigner, je voudrais faire une visite à mes prisonnières.
– Comme il plaira à l’Urubu, dit le Comanche, mais pourquoi les éveiller à cette heure pour leur dire des paroles qui n’auraient aucune importance ?
Tout en causant ainsi, les deux hommes étaient revenus à leur point de départ, à quelques pas seulement de l’endroit où se trouvait le bâtiment construit pour les dames.
– Je ne veux pas avoir d’arrière-pensée pour vous, chef, dit l’Urubu en se décidant enfin à dévoiler le fond de sa pensée; mon intention est d’emmener avec moi les prisonnières.
– Bon ! pourquoi emmener ces femmes ?
– Parce que, chef, il peut se présenter telles circonstances quand nous aurons pénétré dans la ville que la vue des prisonnières pourra nous donner un grand avantage sur nos ennemis, et les contraindre à négocier avec nous.
– Ooah ! dit le Comanche avec ironie, l’Urubu ne connaît pas les Sandoval, l’Urubu aura devant lui des guerriers nombreux et très braves, l’expédition de l’Urubu contre ses ennemis ne doit être qu’une surprise, si le chef pâle laisse aux Sandoval un instant pour se reconnaître, il sera perdu; les Sandoval sont très fins, ils savent employer les ruses les plus habiles pour abattre leurs ennemis; le village en pierre que l’Urubu veut prendre est très grand et contient beaucoup de guerriers bien plus nombreux que ceux de l’Urubu, s’il emmène avec lui les trois femmes pâles, elles seront pour lui un grand embarras; il faudra les garder avec soin pour empêcher qu’on ne les délivre; dès que les Sandoval verront que l’Urubu a amené les trois femmes avec lui, ils feront des efforts extraordinaires et peut-être les enlèveront-ils; alors que fera l’Urubu ? au lieu que, même s’il a le dessous et se voit contraint à reculer et à se mettre en retraite, les femmes pâles laissées ici seront toujours en son pouvoir, et lui serviront d’otages, ainsi qu’il le pensait hier; mais l’Oiseau-de-Nuit est un chef comanche, il oublie que l’Urubu est un guerrier très fin et très brave, et qu’il n’a pas besoin des conseils d’un pauvre Indien; l’Urubu fera donc ce qui lui conviendra, et cela sera toujours bien fait de la part d’un si grand chef.
L’Urubu avait écouté les paroles du chef comanche avec la plus sérieuse attention; malgré lui, il avait été frappé des observations pleines de sens du Peau-Rouge; il était contraint dans son for intérieur de reconnaître que le conseil qu’on lui donnait avec une aussi grande déférence était très juste et qu’il aurait grand tort de ne pas le suivre; d’autant que, ainsi que le lui avait dit le chef comanche, en laissant les dames dans le souterrain, il était toujours le maître si les circonstances l’exigeaient de les traiter en otages et de cette façon, en cas d’insuccès, il se laissait une porte ouverte pour entamer des négociations avec ses ennemis.
Toutes ces considérations se présentèrent en un instant à son esprit, et il abandonna franchement le projet qu’il avait formé et dont il reconnaissait les défauts.
– Ma foi, chef, dit-il en souriant, je vous remercie de m’avoir ouvert les yeux : sans vous j’aurais fait une énorme sottise, je renonce à emmener mes prisonnières.
– Eaah ! le chef pâle a peut-être raison, dit froidement le chef.
– Votre éloquence m’a converti, chef, je laisserai une dizaine d’hommes pour veiller sur les prisonnières, cela vaudra beaucoup mieux.
– Bon ! l’Urubu sait ce qu’il doit faire, c’est un grand chef, il s’emparera des Sandoval.
L’Urubu lui lança un regard d’une expression singulière, mais le chef comanche était froid et impassible.
Il avait semblé trouver une ironie cachée dans l’accent du Comanche.
L’Urubu appela Navaja, lui ordonna de choisir une douzaine d’hommes résolus dont il serait le chef et qui resteraient dans le souterrain pour garder les prisonnières.
Il donna ses ordres dans les plus grands détails à Navaja et termina ainsi ses instructions :
– Si vous étiez attaqués, tuez plutôt les prisonnières que de vous les laisser enlever.
Navaja s’inclina respectueusement, et tout fut dit; l’Urubu savait que le vieux pirate n’hésiterait pas à obéir.
– Maintenant, dit l’Urubu, nous partirons quand vous voudrez.
– Bon ! partir tout de suite, beaucoup temps perdu.
– Vous savez, l’Oiseau-de-Nuit, que nous marchons à l’aveuglette et que nous ignorons où nous allons.
– Oui, dit le Comanche, mon frère pâle est comme le petit de l’opossum qui vient de naître : ses yeux sont fermés.
– C’est cela même, chef, dit l’Urubu en riant, vous êtes donc à la fois notre guide et notre chef, car sans vous nous ne pouvons rien faire.
– Bon ! le chef comanche aura des yeux pour son frère, mais l’Urubu tiendra honnêtement toutes ses promesses.
– Je vous le jure encore, chef.
– Ooah ! un chef a parlé.
– Mais vous m’introduirez dans la ville des Sandoval.
– L’Oiseau-de-Nuit a promis de conduire l’Urubu sur la grande place du grand village en pierre de son ennemi, le Wacondah des Peaux-Rouges qui est le même que celui des Blancs, est témoin pour le chef comanche.
– C’est bien, allons.
Sur l’ordre de leur chef, les pirates se mirent en selle et se formèrent en ordre de marche.
Ils suivirent tous les détours du souterrain, et finalement, après un quart d’heure de marche à peu près, ils débouchèrent sur le brûlis où les Peaux-Rouges les attendaient.
Les pirates étaient tout au plus trois cent cinquante, mais c’étaient tous de vieux rôdeurs de frontières, rompus à toutes les péripéties du désert et d’une bravoure froide et à toute épreuve, capables de tout pour de l’or.
Les chefs indiens furent réunis en conseil, et l’on arrêta les dernières mesures qu’il convenait de prendre.
L’Urubu, sans en laisser rien témoigner au dehors, était au comble de la joie, les Indiens et les pirates réunis formaient un effectif de onze cents hommes aguerris; jamais, de mémoire de pirate, troupe aussi belle et aussi nombreuse n’avait été réunie sous les ordres d’un seul chef.
L’Urubu se croyait sûr du succès, et, en effet, tout le faisait supposer.
Il fut convenu par le conseil des chefs, que les pirates marcheraient au centre de la colonne, les cavaliers corbeaux formeraient l’avant-garde, les pirates le centre et les Indiens cheyennes, l’arrière-garde.
Les Peaux-Rouges qui étaient à pied, marcheraient en batteurs d’estrade en avant et sur les flancs de la colonne.
L’Oiseau-de-Nuit, ainsi que cela avait été convenu avec l’Urubu, cumulait le commandement de l’expédition et la charge de guide.
Il était bien entendu entre les confédérés que, aussitôt arrivés dans la ville de refuge de la famille Sandoval, l’Urubu deviendrait le chef suprême et l’Oiseau-de-Nuit n’aurait plus que le commandement des Peaux-Rouges.
Tout cela bien convenu et bien arrêté, l’Oiseau-de-Nuit donna enfin le signal du départ.
L’Oiseau-de-Nuit tenait la tête de la colonne; l’Urubu venait près de lui, mais à quelques pas en arrière.
La longue colonne allongea ses nombreux anneaux comme un immense cascavel en suivant les nombreux méandres d’une sente de bêtes fauves.
Cette marche se prolongea pendant environ trois heures; il était près de neuf heures du matin, lorsque l’Oiseau-de-Nuit ordonna une halte, pour laisser souffler les chevaux et les Indiens qui étaient à pied.
– Eh bien, demanda l’Urubu, approchons-nous, chef ?
– Une heure encore, dit l’Indien d’un ton sentencieux, et mon frère l’Urubu sera dans le village en pierre des visages pâles.
– Oh ! oh ! fit l’Urubu en se frottant les mains, voilà une triomphante nouvelle.
L’Oiseau-de-Nuit interrogeait les batteurs d’estrade, sans doute pour s’instruire et savoir ce que faisait l’ennemi.
Mais rien ne bougeait, les batteurs d’estrade n’avaient rien vu ni entendu, un silence complet planait sur le désert.
La halte dura environ une demi-heure, puis on reprit la marche.
Cette fois on avait quitté la plaine, on gravissait une montagne aux flancs abrupts où les chevaux glissaient souvent sur un terrain mouvant où ils ne pouvaient que très difficilement prendre pied.
Cette marche difficile se prolongea assez longtemps; enfin la colonne atteignit un plateau assez large, où le sol était solide.
– Maintenant, dit l’Oiseau-de-Nuit à l’Urubu, il nous faut abandonner les chevaux, ils nous deviennent inutiles.
– Hum ! cela est bien gênant.
– Peut-être peut-on l’éviter.
– Ah ! comment ?
– Cela dépend des chevaux.
– Que voulez-vous dire, chef ?
– Les chevaux des guerriers rouges sont instruits à passer partout comme les mules; les chevaux de mon frère sont-ils ainsi ?
– Pardieu ! s’écria l’Urubu, tous mes guerriers sont habiles, et leurs chevaux sont admirablement dressés; ils passeront partout où passeront les vôtres.
– Ooah ! tant mieux, préférable avoir des chevaux pour fuir.
– Et pour charger l’ennemi, ajouta le pirate en souriant.
– Bon ! mon frère l’Urubu a raison, les faces pâles conserveront leurs chevaux.
– À la bonne heure, je vous avoue, chef, que s’il m’avait fallu abandonner mon cheval, cela m’aurait fort chagriné.
– Bon ! mon frère ne sera pas chagriné, il conservera son cheval et ses guerriers pâles aussi; marchons puisque rien n’arrête plus le chef pâle.
On continua à gravir la montagne.
L’Oiseau-de-Nuit suivait le chemin que, vingt-quatre heures auparavant, don Agostin avait pris avec ses amis pour arriver à la ville de refuge.
Après maints et maints détours enchevêtrés comme à plaisir les uns dans les autres, les pirates, toujours guidés par le chef comanche, arrivèrent enfin en face du pont étroit jeté sur un précipice dont nous avons parlé plus haut.
L’Oiseau noir passa le premier, les autres suivirent.
Chose singulière, plus les pirates approchaient de la ville, plus l’Urubu se sentait inquiet, bien que tout semblât marcher à merveille.
C’était ce calme profond, cette sécurité complète que semblaient éprouver les habitants de la ville, qui étonnait et effrayait secrètement le chef des pirates.
L’Urubu aurait volontiers dit comme un général fameux pendant une reconnaissance de nuit autour d’une ville qu’il assiégeait :
– Tout est trop calme, j’entends le silence !
C’était un pressentiment, car quelques minutes plus tard il était assailli par des forces considérables et contraint de se retirer en désordre.
L’Urubu se trouvait en ce moment dans la même situation que ce général, malheureusement il s’était trop avancé pour pouvoir reculer; il lui fallait marcher en avant quand même, car toute retraite lui était coupée.
En effet, sans que l’on sût comment, le pont jeté sur le précipice s’était écroulé sous les pieds du dernier cavalier, qui avait failli être précipité dans le gouffre.
La plate-forme sur laquelle s’ouvrait l’entrée du souterrain qu’il fallait traverser pour atteindre la ville était très étroite ainsi que nous l’avons dit, si bien que les cavaliers, au fur et à mesure qu’ils avaient franchi le précipice, s’étaient engagés dans le souterrain, de sorte que seuls ceux qui avaient passé les derniers avaient eu connaissance de la rupture du pont; mais comme ces cavaliers étaient des guerriers peaux-rouges, ils avaient gardé le silence; sans doute dans la crainte de démoraliser leurs compagnons, en leur révélant que désormais toute retraite était coupée.
Le chef des pirates fit halte pendant quelques instants pour reformer les rangs et prendre la tête de la colonne, ainsi que cela avait été convenu avec l’Oiseau-de-Nuit.
L’endroit où l’Urubu et ses bandits s’étaient arrêtés était une immense caverne sur laquelle s’ouvraient de larges galeries se dirigeant dans différentes directions.
– Laquelle de ces galeries devons-nous suivre ? demanda l’Urubu à l’Oiseau-de-Nuit.
– La galerie qui aboutit au village en pierre des visages pâles est celle au bout de laquelle l’Urubu voit briller le soleil, répondit le chef comanche.
– Eh ! fit joyeusement le pirate, nous n’avons que quelques pas à faire !
– Pas davantage.
– Alors nous sommes dans la ville.
– Oui, dit laconiquement le chef.
– Pardieu ! dit l’Urubu en dégainant son sabre, je…
L’Oiseau-de-Nuit posa sa main sur l’épaule du pirate.
– Que me voulez-vous, chef ? dit l’Urubu.
– L’Oiseau-de-Nuit veut savoir si l’Urubu reconnaît que le chef a tenu sa parole.
– Je le reconnais et je vous remercie, chef, vous avez agi loyalement.
– Bon ! l’Urubu se souvient de la parole qu’il a donnée au chef ?
– Laquelle, chef, je vous ai donné plusieurs paroles, de laquelle me demandez-vous de me souvenir ?
– L’Urubu a promis à son ami rouge de ne tuer ni torturer les femmes, les enfants et les vieillards. Le chef pâle se souvient-il ?
– Il est possible que je vous aie fait cette promesse, chef, dit-il avec ironie, mais je l’ai oubliée, et en ce moment j’ai à m’occuper d’autre chose.
– Ainsi mon frère ne se souvient pas ?
– Non, dit-il avec impatience, et je ne me souviendrai pas, tenez-le pour dit.
Et il fit sentir l’éperon à son cheval.
– En avant ! cria-t-il.
– Alors que mon frère prenne garde, dit le Comanche.
Et saisissant son sifflet de guerre, il en tira un son éclatant qui se prolongea pendant plus de cinq minutes.
– Maudit Indien ! s’écria l’Urubu, nous sommes trahis ! en avant, compagnons, en avant !
Il déchargea son revolver dans la direction où il supposait l’Indien, et il partit à fond de train, suivi par les pirates qui poussaient des cris furieux.
La grande place de la ville était entièrement déserte.
– À sac ! à sac ! crièrent les bandits.
Au même instant, les portes de la hutte-médecine s’ouvrirent, et, de tous les côtés à la fois, une fusillade terrible fut dirigée sur les pirates.
La plupart des bandits étaient encore dans le souterrain.
Bientôt on les vit apparaître en désordre, couverts de sang et suivis de près par les Peaux-Rouges qui les attaquaient par-derrière et les chargeaient avec fureur.
L’Urubu se sentit perdu.
Toute retraite lui était coupée; les Peaux-Rouges et les vaqueros de don Agostin se ruaient contre les pirates qu’ils avaient entourés d’un cercle de fer.
Les bandits se défendaient avec rage, ils n’avaient plus d’autre espoir que de tomber pendant le combat afin d’éviter la torture, qu’ils savaient que les Peaux-Rouges leur infligeraient; tout pirate qui tombait était aussitôt scalpé.
Ce n’était plus une bataille, c’était un massacre, une boucherie, comme on en voit seulement dans ces contrées sauvages.
C’était une épouvantable hécatombe, les bandits tombaient les uns sur les autres, formant d’horribles monceaux de cadavres; les Peaux-Rouges tuaient, ils tuaient toujours sans pitié, sans merci.
Les bandits, affolés de terreur, qui demandaient grâce, étaient aussitôt massacrés.
Quelques pirates restaient encore debout, une vingtaine au plus, le reste de trois cents.
Chose extraordinaire, l’Urubu, qui toujours s’était tenu au premier rang, n’avait pas reçu une blessure.
– Pardonnez à ce misérable, dit le général de Villiers.
– Voulez-vous donc qu’il soit attaché au poteau de torture, reprit don José, vêtu en Comanche, mais débarrassé de ses peintures ?
– Ah ! lâche maudit, s’écria l’Urubu qui le reconnut, meurs comme un chien, traître !
Et il bondit sur don José, le sabre haut.
Mais son sabre s’échappa de sa main; il roula sur le sol, et malgré des efforts gigantesques et des rugissements féroces, il fut solidement garrotté et mis dans l’impossibilité de faire le moindre mouvement.
Sidi-Muley avait lancé sa reata-laso au cou de l’Urubu au moment où le pirate bondissait sur don José.
– Là, dit le spahi en riant, je savais bien que je prendrais ma revanche.
Le bandit, malgré tous ses efforts, fut emporté et jeté dans une hutte servant de prison.
Il restait encore quelques bandits, couverts de blessures.
Le général demanda leur grâce.
– Non, répondit froidement don José, que ferions-nous de ces misérables ? Un jour ou l’autre, ils s’échapperaient, et le secret de notre ville serait divulgué; ils ont voulu entrer dans notre refuge, ils n’en sortiront plus; la sûreté de la population qui nous entoure et dont nous sommes responsables exige leur mort.
Le général baissa la tête et s’éloigna, le cœur navré, épouvanté, lui, le vieux et brave soldat, de cette bataille horrible.
Un cri de triomphe poussé par les Peaux-Rouges lui annonça que le dernier pirate avait succombé, après une lutte homérique.
Cependant le général de Villiers n’avait pas renoncé à sauver son indigne parent du poteau de torture.
Il insista de telle sorte auprès de don Agostin et de ses fils que, bien qu’à contrecœur, ils consentirent à lui donner carte blanche, non pas pour le sauver, c’était impossible, mais pour le soustraire à la mort horrible qui l’attendait.
Vers onze heures du soir, le général de Villiers, accompagné de don José, se rendit à la hutte où l’Urubu avait été enfermé.
Sidi-Muley gardait la porte; le rancunier spahi s’était, de son autorité privée, improvisé le geôlier de son ennemi.
– Eh bien, demanda le général au soldat, comment est le prisonnier ?
– Il paraît plus calme, répondit le spahi, il a mangé et m’a offert une somme fabuleuse si je voulais l’aider à s’échapper, aussi je ne le perds pas de vue.
– A-t-il encore ses liens ?
– Je lui ai rendu la liberté de ses membres, c’est un ancien officier; après tout j’ai servi sous ses ordres, dit Sidi-Muley, et tout scélérat qu’il soit, je n’ai pas voulu l’humilier.
– Tu as bien fait, Sidi, reprit le général, je te remercie.
– Baste ! cela n’en vaut pas la peine; c’est égal, méfiez-vous de lui.
– Que peut-il me faire ?
– Vous assassiner, pardi, mon général; croyez-moi, ne faites pas de la générosité à rebours, vous vous en trouveriez mal.
– Ouvre toujours, Sidi, cet homme est mon parent.
– C’est juste.
Et il ouvrit la porte.
L’Urubu était assis sur une botte de paille et le dos appuyé au mur; en apercevant son cousin, il tressaillit, mais il ne fit pas un mouvement.
– Venez-vous me railler et jouir de l’abjection dans laquelle je suis tombé ?
– Non, monsieur, répondit le général avec noblesse, vous êtes mon parent, je ne veux pas l’oublier.
– Il y a longtemps, dit le pirate, que vous et moi nous avons oublié cette parenté de hasard.
– Vous vous trompez, monsieur; quant à moi, je ne l’ai jamais oubliée, ma visite en ce moment vous le prouve.
– Oui, nous nous haïssons, et vous venez pour…
– Vous vous trompez, monsieur, je ne vous ai jamais haï, et j’ai toujours essayé de vous faire du bien, je ne comprends pas que vous me haïssiez ainsi.
– Pourquoi je vous hais, je vais vous le dire : je vous hais parce que, dès mon enfance, je vous ai toujours trouvé sur mon chemin pour m’arrêter et m’empêcher de parvenir : à Saint-Cyr, au régiment, en Afrique, au Mexique, partout vous m’avez arrêté; j’étais aussi instruit et aussi capable que vous, et toujours vous m’avez passé sur le corps; je suis arrivé avec difficulté au grade de capitaine, vous êtes général; on m’a accordé avec peine la croix de la Légion d’honneur, vous êtes grand-officier, et, ironie cruelle du sort, c’est moi que l’on a chargé de vous porter votre brevet de colonel; j’avais une concession de terre qui m’appartenait, vous me l’avez volée; j’adorais une femme, un ange, que sa famille consentait à me donner, quelques mots dits par vous aux parents de cette jeune fille ont suffi pour rompre mon mariage; vous m’avez contraint à déserter, moi, un officier de l’armée française; en un mot, en tout et partout, je vous ai trouvé sur mon chemin pour m’arrêter et inutiliser mes efforts; j’étais né pour être la joie et l’honneur de ma famille; à cause de vous, j’en suis devenu la honte et l’opprobre ! Soyez maudit à cette heure où je vais mourir, sachez que je vous hais, et que, si je vivais quelque temps encore, j’essayerais par tous les moyens de me venger du mal que vous m’avez fait; oh ! s’écria-t-il avec un accent terrible, je vous hais, misérable !
Et poussant un cri de fauve aux abois, il bondit sur le général et, le saisissant avec une force décuplée par la rage, il essaya de l’étrangler.
– Allons ! allons ! s’écria Sidi-Muley, il faut en finir avec cette hyène : et, tirant son poignard de sa ceinture, il le plongea tout entier dans la nuque du bandit.
Celui-ci poussa un cri horrible et tomba tout d’une pièce.
Don José reçut dans ses bras le général presque évanoui et l’emporta hors de la hutte.
– Merci, Sidi-Muley, dit le bandit d’une voix sourde, dis-lui bien que je le hais et que je le haïrai… jusqu’à… mon dernier… soupir… ah ! veng…
Il ne put en dire davantage; il était mort.
– Bon débarras ! dit Sidi-Muley; quel scélérat !…
Et sans même fermer la porte, il se mit à la recherche du général.
Don José donnait des secours à M. de Villiers; celui-ci était désespéré, d’autant plus qu’il ne comprenait rien aux injustes reproches de son parent.
Don José et le spahi portèrent le général dans sa chambre à coucher et le mirent au lit, en proie à une fièvre terrible.
Lorsque une heure après, il revint à la hutte pour reprendre son poignard, auquel il tenait beaucoup, Sidi-Muley s’aperçut que l’Urubu avait été scalpé.
– Tant pis pour lui, dit en riant le soldat; c’est égal, c’est un bon débarras, le général dira ce qu’il voudra : c’est mon opinion, et je la partage, comme on dit là-bas à Pantin.
Telle fut l’oraison funèbre du bandit.