XII Du singulier voyage que fit le général de Villiers et de son profond ébahissement

Les cinq hommes se mirent à table.

Don José et don Estevan étaient de retour.

Comme toujours la table était admirablement servie.

Don Agostin en faisait les honneurs avec sa courtoisie habituelle.

Le général de Villiers échangea un regard d’intelligence avec le docteur Guérin; il était stupéfait du calme du vieillard et de ses fils.

Les trois hommes avaient, comme par enchantement, retrouvé leur imperturbable sang-froid et toute leur présence d’esprit : ils avaient le regard clair, le sourire sur les lèvres, et causaient avec leur entrain accoutumé.

Certes, toute personne arrivant à l’improviste prendre place à cette table n’aurait jamais soupçonné qu’un épouvantable malheur s’était, quelques heures auparavant, abattu sur cette famille et l’avait plongée dans le désespoir.

Cette force d’âme, cette volonté de fer dépassaient tout ce qu’on pouvait imaginer.

Les cinq convives mangeaient de bon appétit, causaient de choses indifférentes sans qu’aucune préoccupation parût sur leurs traits marmoréens; enfin ils causaient avec une liberté d’esprit admirable, souriant d’un mot plaisant sans paraître en rien se contraindre.

Il était dix heures du soir quand le repas fut terminé; on alluma les cigares et les cigarettes.

– Mon cher général, dit don Agostin, à mon grand regret nous allons nous séparer pendant quelques heures.

– Bon ! pourquoi donc, señor don Agostin ?

– Parce que d’abord vous êtes convalescent et que le docteur vous interdit les grandes fatigues; n’est-ce pas docteur ?

– C’est selon, señor, répondit en souriant le médecin, il y a fatigues et fatigues comme il y a fagots et fagots…

– C’est juste, reprit le vieillard, la preuve que vous craignez la fatigue pour votre malade c’est que vous avez demandé une litière qui est là.

– Oui, reprit le médecin, mais bien des choses se sont passées depuis, qui peuvent avoir modifié la situation du général et la mienne.

– Merci docteur, dit le général, vous traduisez admirablement ma pensée, et…

– Pardon, mon cher général, avant d’aller plus loin permettez-moi un seul mot.

– Parlez, señor.

– Nous nous remettons en route à minuit, il faut que nous soyons arrivés à cinq heures du matin à notre résidence.

– Très bien; cinq heures de cheval ne sont rien pour un cavalier aguerri.

– C’est vrai, mais pendant ces cinq heures, il importe que nous ayons fait les trente-cinq lieues qui nous séparent du point qu’il nous faut attendre.

– Hein ? trente-cinq lieues en cinq heures !

– Oui, mon cher général.

– Permettez-moi de vous dire tout d’abord qu’un tel trajet en si peu de temps est impossible.

– Pas pour nous, général.

Hum ! où trouverez-vous des chevaux qui…

– Dans une demi-heure au plus ils seront ici.

– Oh ! oh ! les meilleurs chevaux arabes ne feraient pas une telle course.

– C’est probable, mais ceux dont je vous parle et que vous allez voir la feront sans mouiller un poil de leur robe.

– Ah ! dit le docteur, vous avez commandé vos coureurs.

– Oui docteur; vous les connaissez ?

– Ce sont des coureurs admirables; vous ne dites rien de trop, ils feront ce trajet comme en se jouant.

– Trente-cinq lieues ? fit le général ébahi.

– Facilement, je vous le répète, et ils peuvent soutenir cette allure pendant douze heures consécutives.

– Pardieu ! je n’en aurai pas le démenti, s’écria le général en riant, la chose est trop extraordinaire pour que je laisse perdre cette occasion que peut-être je ne retrouverai jamais de monter de si merveilleux coureurs; d’où viennent donc ces précieux coursiers ?

– Ils sont originaires du Nantukett, un comté des États-Unis fort éloigné du pays où nous sommes, ces chevaux sont fort appréciés; leur allure est très douce, ils marchent l’amble; aussi les dames les montent de préférence.

– Eh ! cher docteur, vous entendez le señor don Agostin ?

– Oui. Ces chevaux marchent l’amble, n’est-ce pas, général ? dit le médecin en riant.

– Oui, eh bien ?

– Dame, il est évident que cela modifie singulièrement la situation.

– C’est-à-dire que je puis me risquer, n’est-ce pas, docteur ?

– Ma foi oui, du reste je ne m’éloignerai pas de vous.

– Ainsi vous croyez que le général est en état de nous accompagner, sans danger pour sa santé, docteur ? demanda don Agostin.

– Il le faut bien, señor, reprit le médecin de cet air moitié figue, moitié raisin qu’il affectait, si j’essayais de le retenir ici, il est évident qu’il ne m’obéirait pas. Je préfère lui laisser sa liberté; de cette façon mon amour-propre ne sera pas froissé.

Chacun se mit à rire.

– Parfaitement décidé ! dit joyeusement le général.

– Alors nous ne nous quitterons pas, dit don José en riant; pour ma part j’en suis charmé.

– Et moi donc ! fit le général de bonne humeur.

– Maintenant que tout est réglé, dit le docteur avec intention, je bois, messieurs, au succès de notre voyage.

On trinqua avec du champagne et les verres furent vidés d’un trait.

– Je vous remercie, docteur, dit le vieillard, j’espère qu’il en sera ainsi. Dieu est avec nous.

En ce moment Sans-Traces parut.

Chacun redevint sérieux aussitôt.

– Soyez le bienvenu, Sans-Traces, dit le vieillard en tendant la main au coureur des bois; quoi de nouveau ? don José m’a dit la mission qu’il vous avait donnée quand il vous a rejoint, avez-vous découvert quelque chose ?

– J’ai tout découvert, señor don Agostin; je les ai chassés comme une troupe de coyotes, sans jamais être mis en défaut, malgré le soin avec lequel ils ont essayé de me donner le change en embrouillant leur piste et surtout en se séparant en quatre troupes qui sont parties, ventre à terre, dans quatre directions différentes.

– Oh ! oh ! ils n’étaient pas faciles à suivre, dit le général.

– Bon; c’est un jeu pour un véritable coureur des bois.

– Hum ! j’aurais été fort empêché, moi; il est vrai que je n’ai jamais été batteur d’estrade.

– Bah ! ces coquins sont des maladroits, qui ne savent même pas marcher dans le désert; ils se sont avisés de mettre des sacs pleins de sable aux pieds des chevaux sur lesquels ils ont monté leurs prisonnières, cette sotte précaution m’a fait deviner tout.

– Le fait est que ce n’était pas adroit, dit don Estevan, ces sacs laissaient sur le sable une trace d’une largeur démesurée.

– Ils n’ont pas pensé à cela, dit le coureur des bois avec mépris, et quand ils traversaient un cours d’eau, c’était une mare qu’ils laissaient derrière eux.

– Ce sont des niais, heureusement pour nous, dit don José. En somme, où se sont-ils arrêtés ?

– Dans la sierra de Pajaros, dans un immense souterrain admirablement situé, et dans lequel je suis entré après eux; je ne me suis retiré que lorsque j’ai eu tout vu et tout étudié; la position est très forte.

Don Agostin et don José échangèrent entre eux un sourire qui passa inaperçu de tous, sauf du docteur Guérin, qu’il était presque impossible de mettre en défaut.

Presque aussitôt parut le Nuage-Bleu.

– Eh bien ? dit don Agostin, mon fils, le sagamore des Comanches, a fait diligence.

– Un désir de mon père est un ordre pour le Nuage-Bleu, les chevaux attendent.

– Je remercie mon fils, reprit le vieillard.

Il prit alors l’Indien un peu à l’écart et s’entretint pendant quelques minutes avec lui; puis, se tournant vers les assistants :

– Señores, dit-il, tout est prêt pour le départ.

Le Nuage-Bleu avait amené vingt chevaux.

Ces chevaux devaient être montés par les cinq maîtres, les autres étaient destinés à Sidi-Muley et aux serviteurs les plus dévoués à la famille de Sandoval.

– À cheval, caballeros, dit le vieillard, les amis que nous laissons ici nous rejoindront dans la journée.

Les voyageurs se mirent en selle.

Le général examinait avec une vive curiosité ces chevaux si vantés : ils étaient de taille moyenne, mais admirablement conformés pour la course; ils avaient la tête petite, les yeux vifs, les naseaux bien ouverts et les jambes d’une finesse extrême.

Cette race particulière de coursiers rapides, ainsi qu’on les nomme, ne se rencontre encore à l’état sauvage que dans l’État de Nantuckett et dans l’Orégon; ainsi que nous l’avons dit plus haut, ils sont fort prisés par les amateurs, à cause de leur légèreté extraordinaire d’abord, et surtout parce qu’ils sont très sobres, très dociles et doués d’une intelligence singulière; nous ne surprendrons personne en ajoutant qu’ils coûtent un prix fou.

Don Estevan et le docteur Guérin s’étaient placés à droite et à gauche du général pour mieux veiller sur lui.

– N’y mettez pas d’amour-propre, mon cher général, dit le docteur en riant, tenez-vous bien, la course que nous allons fournir laissera bien loin celle de Lénore de la fameuse ballade de Bürger.

– Ayez soin surtout, ajouta don Estevan, de tenir votre mouchoir sur la bouche.

– Ah çà, dit en riant le général, c’est donc une course au clocher !

– Ce ne serait rien ! reprit le docteur, c’est la course du chasseur noir à travers monts et vallées.

– Une course enragée, alors ?

– C’est cela, vous avez dit le mot.

– Hum ! alors il faut bien se tenir.

– Je ne vous en dirai pas davantage, vous jugerez par vous-même.

Don Agostin tenait la tête de la petite troupe; quand il se fut assuré que l’on n’attendait que son signal, il cria d’une voix vibrante en rendant la bride à son coursier :

– En avant !

Tous les chevaux partirent en même temps.

Jamais départ de Longchamps ou du Derby ne fut mieux exécuté.

Un seul manteau, s’il eût été assez grand, jeté sur les vingt cavaliers les eût cachés tous.

Rien ne saurait rendre l’allure véritablement vertigineuse de cette course extraordinaire par monts et par vaux, sans secours de cravaches, ni de fouets, ni d’éperons; un simple claquement de la langue suffisait pour rendre toute leur ardeur à ces admirables chevaux, et les faire repartir plus rapides, quand ils semblaient se ralentir.

Les cavaliers dévoraient littéralement l’espace.

Les arbres et les collines semblaient s’enfuir de chaque côté de la sente, comme un train éclair de chemin de fer lancé à toute vapeur.

Cet effroyable steeple-chase se prolongea ainsi avec la même vitesse pendant cinq longues heures; ne se modérant que pendant quelques minutes, pour traverser à gué les rivières, qui assez souvent barraient le passage aux cavaliers; ou lorsqu’il fallait gravir des pentes trop raides.

Le général, si bon cavalier qu’il fût, n’avait pas l’idée d’une telle course; aveuglé par la poussière qui tourbillonnait autour de lui et le prenait à la gorge, il ne voyait et n’entendait plus; il lui eût été impossible de se rendre compte de la direction qu’il suivait et de la distance parcourue; il galopait, galopait toujours, s’abandonnant à son cheval, dont l’allure était excessivement douce, suivant machinalement ses mouvements; il était passé à l’état de colis et n’avait d’autre souci que de ne pas se laisser gagner par le vertige.

Bien que la nuit fût presque à sa fin, cependant les ténèbres régnaient encore sur la savane, les étoiles s’éteignaient peu à peu dans le ciel; il devait être près de cinq heures du matin, le froid était vif et la brise nocturne glaciale.

Depuis plus d’une heure déjà, les cavaliers suivaient à toute bride les méandres dédaliens d’une sente de bêtes fauves, à peine tracée à travers une épaisse forêt de mélèzes et de trembles.

Soudain, comme à un signal donné et sans transition, la forêt un instant auparavant si sombre que les cavaliers étaient contraints de se fier à l’infaillible instinct de leurs montures, sembla s’illuminer tout entière et resplendit de lumières.

– Au pas ! cria don Agostin d’une voix forte.

Cette parole était la première prononcée par le vieillard depuis le départ du campement.

Les chevaux ralentirent d’eux-mêmes leur allure.

Malgré la longue course qu’ils venaient de fournir, les coursiers n’avaient point un poil de leur robe mouillée; ils ne soufflaient pas, leurs naseaux fonctionnaient régulièrement, ils ne semblaient éprouver aucune fatigue.

Le général de Villiers était au comble de l’admiration; au lieu d’exagérer la valeur de ces étonnants animaux, le docteur et ses autres amis étaient restés au-dessous de la vérité; le cheval arabe n’était plus à ses yeux qu’une pauvre rosse comparée à ces chevaux, sans égaux dans la race chevaline; il se sentait heureux d’avoir pu les juger à l’œuvre.

La lumière augmentait de minute en minute et prenait les proportions d’un incendie, bien qu’il n’en fût rien; quoique la lumière s’étendît de tous les côtés sur un vaste espace, son foyer paraissait être au sommet d’une haute colline très escarpée, au pied de laquelle coulait une rivière assez large et très profonde qui semblait lui faire une espèce de ceinture.

Sur l’autre rive de ce cours d’eau, on apercevait des travaux en terre, surmontés de hautes et solides palissades.

Arrivés sur le bord de la rivière, les chevaux y entrèrent d’eux-mêmes et se mirent presque aussitôt à la nage.

Les cavaliers, formant une troupe serrée pour mieux résister au courant fort rapide, franchirent la rivière sans accident et grimpèrent avec une dextérité extrême la berge formant un talus escarpé.

On commença à gravir la colline par une espèce de sentier de chèvres, faisant de continuels méandres, ce qui contraignait les chevaux à marcher doucement, avec précaution et d’immenses difficultés.

Le général de Villiers regardait autour de lui avec un vif intérêt; il remarqua avec surprise que les flancs de la colline, depuis la base jusqu’au sommet, étaient hérissés de fortifications en terre admirablement construites, et avec une science approfondie de la balistique et de l’art des Vauban et autres grands ingénieux modernes.

Cette colline était un véritable Gibraltar; bien défendue, telle qu’elle était elle aurait été en état de résister même à des forces considérables et aguerries, ce qui n’était pas à redouter dans ce désert.

Don Agostin et ses deux fils ne disaient rien, mais ils surveillaient le général de Villiers à la dérobée, et suivaient avec un évident intérêt les divers sentiments éprouvés par l’officier à la vue de cette formidable forteresse; sentiments qui venaient tour à tour se refléter sur la physionomie si expressive du général, car celui-ci, ne se sachant pas observé et n’ayant aucunes raisons pour se tenir sur ses gardes, ne se contraignait en rien.

Arrivés à une certaine hauteur, les cavaliers firent halte.

Un gouffre d’au moins vingt mètres de large et d’une profondeur insondable s’ouvrait devant eux.

Un pont de bois provisoire, maintenu par des étais, large de deux mètres et sans garde-fous, servait à franchir ce gouffre.

De l’autre côté du pont s’étendait une plate-forme de sept ou huit mètres au plus, avec des ouvrages en terre servant de têtes de pont, où l’on voyait s’ouvrir l’entrée d’une caverne, tout juste assez large pour laisser le passage libre pour cinq personnes à pied de front, mais qui, à l’intérieur, s’élargissait considérablement.

Cette caverne était suivie d’un souterrain montant en pente douce et débouchait finalement au centre même de l’immense plate-forme, faisant le sommet de la colline.

Tous ces incroyables travaux avaient été exécutés en terre au prix de fatigues inouïes; on y avait travaillé pendant de longues années, les modifiant et les complétant peu à peu selon les circonstances.

Pendant la guerre du Mexique avec la France, alors que les Mexicains recevaient des États-Unis de grandes quantités d’armes de toutes sortes, des munitions et de nombreux convois avaient été surpris et enlevés par les Comanches : des couleuvrines, des fusils de remparts, des canons de montagne même et des fusils, sabres, baïonnettes, sans compter les balles, la poudre, etc., etc., transportés dans cette singulière forteresse, avaient servi à son armement.

Les Comanches, tout en restant neutres dans la lutte, ne perdaient pas de vue leur intérêt particulier; ils profitaient des dissentiments des faces pâles entre eux, pour assurer leur indépendance; déjà, pendant la guerre de la sécession, ils avaient fait de nombreuses prises fort utiles pour eux; la dernière guerre avec la France leur avait permis de se fournir de ce qui leur manquait encore.

Cette singulière forteresse, construite complètement en terre et dominant toute la contrée environnante à une grande distance dans toutes les directions, était aménagée de telle sorte que du dehors elle était absolument invisible; la colline apparaissait sombre, désolée, creusée de ravins profonds, les flancs déchirés et tourmentés de la façon la plus bizarre, sans qu’il fût possible de se rendre compte de tous ces bouleversements d’apparence chaotique.

Il fallait être très rapproché, non pas pour apercevoir ces étranges fortifications, mais seulement pour soupçonner leur existence.

Quant à attaquer cette montagne, ainsi que nous l’avons dit, il n’y avait pas à y songer, même avec des forces considérables impossibles à réunir dans ces contrées.

Les routes manquaient complètement, ce qui aurait rendu impossibles les ravitaillements de l’ennemi qui aurait assiégé cette formidable forteresse; mais ce qui faisait surtout sa sécurité, c’était que la position exacte de cette colline était ignorée.

Sur le plateau de cette haute colline s’élevait, complètement invisible d’en bas, enfermée et garantie de toutes parts, au moyen de levées de terre et de solides palissades, s’élevait, disons-nous, la ville, ou pour mieux dire le village de refuge des Comanches, leur cité sainte par excellence.

Le plateau sur lequel la ville était construite avait près de trois lieues d’étendue.

Deux rivières jaillissaient de ce plateau au milieu d’un chaos de rochers, descendaient dans deux directions différentes en bondissant échevelées de rochers en rochers sur les flancs abrupts de la colline dans la plaine, et après un parcours pittoresquement accidenté de quelques centaines de kilomètres, allaient se perdre la première dans le rio Grande del norte et la seconde dans le rio de Natchitoches, vers le milieu du llano del Estacado.

La ville comanche était construite comme tous les villages peaux-rouges de leur nation.

C’était une agglomération sans ordre apparent de huttes grossièrement faites, de forme ronde, avec chacune leur hangar y attenant et destiné à renfermer les provisions d’hiver.

Quelques-unes de ces huttes, celles des grands braves et des chefs, étaient construites en adoves, espèces de briques grossières, faites de terre délayée avec de la paille hachée menue et séchée au soleil; toutes les autres cabanes étaient misérables et d’un aspect sale et repoussant.

Au centre du village se trouvait une vaste place au centre de laquelle s’élevait le grand calli-médecine, c’est-à-dire la grande hutte, où avaient lieu les réunions des chefs de la nation.

Cette hutte, construite en bois et couverte avec des plaques d’écorce de bouleau superposées les unes sur les autres comme des tuiles, affectait la forme ronde; à l’intérieur elle était munie de gradins étagés tout autour de la muraille faite d’immenses troncs d’arbres couchés et entrelacés à peu près de la même façon que nos marchands de bois français établissent leurs immenses chantiers; toutes ces bûches, d’une longueur égale d’un mètre, étaient solidement reliées entre elles par de fortes chevilles en bois dur; les interstices étaient comblés par de la mousse revêtue d’un enduit de terre et de paille hachée, pour empêcher l’air de pénétrer.

Au centre de la hutte, au-dessous d’un grand trou rond pratiqué dans le toit pour livrer passage à la fumée, le sol était creusé en rond à une profondeur de soixante centimètres à peu près; c’était autour de ce trou que s’asseyaient les chefs principaux accroupis sur des crânes de bison, recouverts de fourrures, devant le feu du conseil, en présence des chefs inférieurs et des guerriers qui, assis sur les gradins, assistaient aux délibérations des membres du conseil.

Le toit de cette immense hutte était soutenu par des troncs de mahoghani d’une grosseur énorme plantés dans le sol, comme des colonnes frustes.

Devant l’entrée de la hutte-médecine, à quatre, cinq ou six mètres en avant, se trouvait l’Arche du premier homme : c’est-à-dire une espèce de tube ou de tonneau planté en terre et disparaissant presque sous les fleurs dont il était enveloppé, et qui grimpaient en s’accrochant à lui de toutes parts; à droite de cette arche du premier homme était placé, étendu sur deux longs bâtons enfoncés dans le sol et se terminant en fourche, le grand calumet sacré garni de plumes de toutes couleurs et qui jamais ne doit toucher la terre.

À gauche de l’arche du premier homme était une longue perche terminée à son extrémité par un vautour empaillé, tenant un serpent dans son bec, et au-dessous desquels flottait une large bannière en peau d’antilope, sur laquelle était grossièrement peint en rouge, mais assez bien dessiné, un bison rampant; du haut en bas, cette perche était garnie de plumes.

C’était le Totem, le palladium, l’étendard sacré de la nation.

Le vautour tenant un serpent signifiait que les Comanches avaient du sang inca dans leurs veines, ce double emblème était les armes, le blason comme on dirait aujourd’hui, des Incas.

Le bison signifiait que le premier ancêtre des Comanches était un bison.

Toutes les nations indiennes ont cette croyance que leur premier père fut un animal quelconque, de là le nom qu’ils se donnent.

Un peu éloigné du Totem de la nation, s’élevait le poteau de torture, dont le nom dit tout, sans qu’il soit nécessaire de l’expliquer davantage.

Et enfin un magnifique mahoghani, dont le tronc avait plus de quatre mètres de tour à dix pieds du sol et dont la puissante et superbe ramure couvrait un espace énorme : cet arbre, dont toutes les branches étaient chargées d’ex-voto de toutes sortes, flèches, couteaux, peaux, morceaux d’étoffe, calumets mocksens, tabac, etc., etc., était sacré; on le nommait l’arbre du Wacondah, Dieu, et il était en grande vénération.

De l’autre côté de la place, en face du grand calli-médecine, s’élevait une espèce de grande maison construite en pierre et bien cimentée, ayant deux ailes à angle droit égales en hauteur et en largeur au corps principal; ces deux ailes étaient liées ensemble par un mur semi-circulaire renfermant une vaste cour; cette singulière maison avait quatre étages peu élevés, ressemblant à l’intérieur à un escalier colossal de quatre marches, car chaque étage avait une terrasse qui servait de plain-pied à l’étage supérieur; on communiquait avec tous les étages au moyen d’échelles que l’on retirait la nuit.

La façade extérieure représentait une longue muraille percée de distance en distance de petites fenêtres qui donnent l’air et le jour dans les chambres de ce singulier village, plusieurs milliers d’individus auraient pu habiter dans cette forteresse, car c’en était une, déserte en ce moment, les Comanches ne l’habitant qu’en temps de guerre.

Mais formant un contraste étrange avec les singulières constructions que nous venons de décrire, s’élevait, isolée complètement au milieu de cette bourgade, une immense maison construite à la mode espagnole, ou pour mieux dire mexicaine, avec portillo et véranda, élevée d’un étage avec terrasse garnie de caisses remplies de plantes rares, et formant ainsi un charmant jardin suspendu avec allées et bosquets.

Cette maison, blanchie au lait de chaux, avait douze fenêtres de façade à chaque étage et six sur les côtés; les fenêtres étaient garnies de persiennes et de moustiquaires en mousseline de couleurs diverses; de grandes glaces sans tain servaient de vitres, cette maison était entourée de hautes et solides murailles et possédait une huerta – jardin – ombreuse et admirablement dessinée.

Cette superbe habitation, ou plutôt ce palais, servait de demeure à la famille de Sandoval.

Elle remontait à une haute antiquité; elle avait été construite quatre-vingt-dix ans avant l’époque où remonte notre histoire, ou plutôt réédifiée sur les ruines colossales et gigantesques d’un ancien temple mexicain, par des ouvriers espagnols appelés tout exprès; elle avait coûté des sommes folles, mais aussi rien n’y manquait de ce qui peut rendre l’existence confortable.

Elle renfermait, disait-on, d’immenses souterrains et des cryptes énormes, restes du temple mexicain et contenant d’incalculables richesses.

Ces souterrains, prétendait-on, s’étendaient sous toute la colline et allaient par différentes galeries déboucher dans plusieurs directions à des distances considérables.

Nous avons parlé de ces villes de refuge dans plusieurs de nos ouvrages, mais cette fois nous avons cru devoir nous étendre sur la description de cette singulière et curieuse ville de refuge, presque complètement ignorée encore aujourd’hui et que nous avons habitée assez longtemps, persuadé que le lecteur nous saurait gré de la lui faire, cette fois, connaître dans tous ses détails.

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