Voici ce qui s’était passé pendant l’absence de don José et du général de Villiers.
La veille, don Agostin avait envoyé un homme de confiance à sa résidence habituelle, pour avertir les serviteurs du retour prochain de leur maître et amener à Paso del Norte la litière qui devait servir au général si le cheval le fatiguait trop.
Les pirates avaient des espions disséminés sur la savane dans toutes les directions.
L’émissaire de don Agostin fut bientôt découvert et suivi, mais de fort loin.
L’homme expédié par le vieillard était Cuchillo, un de ses serviteurs de confiance.
Cuchillo connaissait de longue date toutes les ruses et les perfidies des pirates; mieux que personne il savait avec quelle prudence il devait marcher, pour donner le change aux bandits qui, bien qu’invisibles, surveillaient ses moindres mouvements.
Donc Cuchillo reconnu comme étant un des serviteurs de confiance de don Agostin, tous les espions du désert se trouvèrent en un instant à ses trousses.
Mais ils avaient affaire à forte partie; malgré toutes leurs précautions, Cuchillo leur glissa entre les mains comme un serpent, et il leur fut impossible de savoir ce qu’il était devenu.
Le lendemain, les espions des pirates avertirent leurs chefs que des vaqueros construisaient des jacales à l’orée d’une forêt de chêne-liège où les Sandoval avaient l’habitude de camper lorsqu’ils traversaient le désert, soit pour se rendre à Paso del Norte ou pour en revenir.
D’autres espions arrivèrent annonçant que les serviteurs de don Agostin, accompagnés d’une nombreuse troupe de Comanches, avaient rejoint les autres serviteurs des Sandoval au lieu du rendez-vous amenant avec eux une litière attelée de quatre mules, ce qui donnait à supposer que des dames ne tarderaient pas à arriver.
L’Urubu et le Coyote crurent que l’occasion s’offrait à eux de prendre une éclatante revanche des nombreux échecs que jusque-là ils avaient subis.
Les deux chefs prirent leurs dispositions avec une grande habileté et surtout avec une extrême prudence, ils manœuvrèrent si bien que les vaqueros ne soupçonnèrent rien des préparatifs faits par les pirates, de sorte que le campement fut complètement entouré sans qu’il fût possible de se douter qu’une embuscade formidable était dressée contre les voyageurs.
Le plan des bandits était de s’emparer des dames et de contraindre ainsi leurs ennemis à compter avec eux, lorsque les voyageurs arriveraient au campement où ils se proposaient de rester pendant plusieurs heures pour faire la méridienne et laisser tomber la grande chaleur du jour.
Comme on le voit, les bandits n’avaient rien négligé, leur plan très bien dressé était un chef-d’œuvre d’astuce et de perfidie; à moins d’événements impossibles à prévoir, il devait fatalement réussir.
Seulement, et ils n’avaient pu faire autrement, les bandits avaient été obligés de s’établir à une distance assez grande du campement pour éviter d’être dépistés.
Lorsque les voyageurs arrivèrent, depuis longtemps les bandits couchés dans les hautes herbes surveillaient tous les mouvements de leurs ennemis, sans que ceux-ci pussent avoir le plus léger soupçon.
D’ailleurs, le mépris profond qu’ils avaient des pirates leur donnait une entière sécurité, ils les croyaient incapables d’une telle audace.
Du reste leur nombre suffisait pour les rassurer; ils se gardaient mal et avaient négligé les précautions les plus élémentaires, tant ils étaient convaincus qu’ils n’avaient aucun danger à redouter.
Cette certitude fut la cause de tout le mal.
Les pirates ne donnaient pas signe de vie.
Ils attendaient que la chaleur fût accablante, et que tous les yeux fussent fermés dans le campement.
Lorsqu’ils crurent que tout le monde dormait, ils firent leurs dernières dispositions et se préparèrent à attaquer.
Les deux chefs s’étaient partagé la besogne, le Coyote devait attaquer le campement par la droite, tandis que l’Urubu attaquerait, lui, par la gauche.
C’est-à-dire que le Coyote attirerait les efforts du combat sur lui, tandis que l’Urubu se glisserait comme un serpent, en rampant silencieusement sur la terre, vers le jacal habité par les dames qu’il enlèverait d’un coup de main sans éveiller l’attention des vaqueros, et les dames en son pouvoir, il donnerait un signal auquel tous les pirates se mettraient en retraite au plus vite, en s’éparpillant dans toutes les directions afin de rendre la poursuite plus difficile.
Le quartier des dames était gardé par le Nuage-Bleu, Sidi-Muley, Cuchillo, et une vingtaine de Peaux-Rouges.
Les Comanches étaient éveillés et prêts au combat.
Sidi-Muley fumait sa pipe en se promenant de long en large avec son vieil ami Cuchillo; l’ex-spahi était inquiet, un pressentiment lui serrait le cœur sans qu’il comprît rien à ce qui se passait en lui.
– Je ne sais ce que j’ai, disait Sidi-Muley, je suis triste sans savoir pourquoi.
– Baste ! ce n’est rien, dit en riant Cuchillo, tu auras trop fêté le rhum du général.
– Non, répondit-il en hochant la tête, je sens un malheur, il y a quelque chose qui se passe et que je ne comprends pas.
– Allons donc, es-tu fou ?
– Je te dis que j’ai peur.
– Toi ? peur ? Sidi-Muley; tu veux rire ?
– Tu verras.
– Que le diable t’emporte, que veux-tu qui nous arrive ?
– Je ne sais pas, mais je te répète que nous sommes sous le coup d’une catastrophe.
– Tu es fou, te dis-je.
À peine achevait-il ces quelques mots que des cris déchirants se firent entendre dans le jacal des dames.
– Ah ! s’écria Sidi-Muley avec désespoir, voilà le malheur que je pressentais.
Les deux hommes s’élancèrent vers le jacal suivis presque aussitôt par le Nuage-Bleu et les Comanches.
À l’autre extrémité du campement on entendait des cris de colère et une fusillade bien nourrie.
– Arrête ! on attaque le campement ! s’écria Cuchillo.
– Aux dames ! aux dames ! on les enlève, là-bas on fait une fausse attaque pour nous donner le change.
Ils s’élancèrent dans le jacal.
Les dames disparaissaient enlevées par des pirates. Une vingtaine de bandits barraient le passage.
– Vive Dieu ! s’écria Sidi-Muley en sautant sur un cheval et brandissant son long sabre, sus aux Coyotes !
Et il se rua d’un élan irrésistible sur les pirates suivi par Cuchillo, le Nuage-Bleu et les guerriers comanches.
Les pirates furent écrasés, et Sidi-Muley et ses compagnons passèrent sur leurs corps.
On entendait toujours les bruits du combat qui se livrait avec acharnement à l’autre extrémité du campement.
L’Urubu avait surpris les dames dans leur sommeil; il s’était emparé d’elles; mais pas assez vivement pour les empêcher de pousser les cris de terreur qui avaient donné l’éveil à Sidi-Muley.
Les dames avaient été roulées dans des couvertures, bâillonnées et emportées par des bandits; ils se mettaient en selle au moment où Sidi-Muley et ses amis apparaissaient; une distance de dix mètres au plus séparait les défenseurs des trois dames des bandits qui les avaient si traîtreusement enlevées.
Sidi-Muley et ses amis s’élancèrent les armes hautes, ils n’osaient se servir de leurs armes à feu de crainte de blesser les prisonnières.
Il y eut une mêlée terrible de quelques minutes, Sidi-Muley était comme fou, il avait reconnu l’Urubu, ou pour mieux dire le chef masqué.
– Ah ! bandit, s’écria-t-il en grinçant des dents, je te tuerai comme une bête puante, maudit, lâche, voleur de femmes.
– Tiens, chien ! s’écria l’Urubu avec un cri de panthère, en déchargeant son revolver sur l’ex-spahi.
Sidi-Muley lança son cheval sur le bandit, qu’il saisit au collet de la main gauche.
Les deux hommes s’étreignirent corps à corps essayant de se tuer, et poussant des cris de rage.
Mais les chevaux, surexcités par cette lutte, se dérobèrent, et les deux hommes roulèrent sur le sol sans lâcher prise.
Les bandits s’élancèrent au secours de leur chef, en même temps que Cuchillo et le Nuage-Bleu accoururent à l’aide de Sidi-Muley.
Celui-ci rugissait comme un lion en essayant, sans pouvoir y réussir, de plonger son poignard dans le cœur du bandit.
L’Urubu, bien moins vigoureux que le redoutable soldat, sentait ses forces à bout; tous ses efforts tendaient, faute de mieux, à se débarrasser de la veste de chasse que l’ex-spahi avait saisie d’abord et qu’il ne lâchait point; il réussit enfin à dégager ses bras du fatal vêtement, et, d’un effort suprême, il bondit sur ses pieds.
Le spahi fut aussi prompt à se remettre sur ses pieds et, sautant sur le misérable, il le prit par la ceinture, mais son effort fut si terrible que la ceinture se rompit et lui resta dans la main.
Soudain il y eut un choc irrésistible : les bandits et les Comanches se ruaient les uns contre les autres.
L’Urubu et Sidi-Muley furent séparés; le bandit se laissa tomber sans connaissance et fut emporté par les pirates, tandis que Sidi-Muley essayait vainement de rejoindre son ennemi qu’il avait presque complètement déshabillé dans sa lutte, et dont il emportait les dépouilles opimes.
Sidi-Muley était un vrai cœur de soldat, inconscient et philosophe. Quand il lui fut prouvé que tous ses efforts seraient vains pour rejoindre les prisonnières qui, depuis longtemps, avaient disparu dans les hautes herbes, il prit franchement son parti de cette déconvenue, et cela d’autant plus qu’il avait la conviction intime d’avoir vaillamment fait son devoir.
– Baste ! murmura-t-il en étanchant quelques gouttes de sang provenant d’une éraflure sans importance causée par le coup de revolver tiré sur lui par l’Urubu. Baste ! contre la force il n’y a pas de résistance; nous sommes manche à manche. Je lui gagnerai la belle en le tuant comme un chien qu’il est, et, ajouta-t-il en ricanant, à propos de manches, qui sait si nous ne trouverons pas des documents sérieux et utiles pour nous dans ces guenilles dont je me suis emparé.
Sidi-Muley avait la rage des monologues, quand il ne pouvait pas trouver d’interlocuteur il se causait à lui-même et ne s’en trouvait pas plus mal.
– Voici ton cheval, lui dit Cuchillo en lui tendant la bride.
– Merci, dit le soldat en se mettant en selle; eh, compagnon, ajouta-t-il, qui diable t’a fait cette magnifique estafilade à travers le museau ?
– Un ancien ami, ex-lepero à Mexico.
– C’est toujours comme ça, dit le spahi avec bonhomie, les amis sont désagréables pour ça. Est-ce profond ?
– Moins que rien, dit Cuchillo en haussant les épaules, un simple abreuvoir à mouches, c’est un maladroit.
– À la bonne heure, et lui ?
– Ma foi ! tu sais je suis rageur en diable ! Je l’ai tué net, je l’ai regretté, c’était un bon garçon. Mais tu sais, quand on est en colère.
– Oui, on ne réfléchit pas.
– C’est vrai. Est-ce que tu fais collection de guenilles ?
– Non, mais je tiens à celles-là, peut-être nous seront-elles utiles.
– Pour aller au bal ?
– Qui sait ? dit Sidi-Muley avec un sourire d’une expression singulière, et puis c’est un souvenir que m’a laissé bien sans le vouloir le chef masqué.
– Qui peut être ce gaillard-là, le sais-tu ?
– Et toi ?
– Ma foi non.
– Alors nous sommes juste au même point.
– Il paraît que c’est fini là-bas, tous les pirates sont en pleine retraite.
– Pardieu ! c’est limpide, ils ne voulaient qu’une chose, s’emparer des dames; leur coup réussi, ils n’en demandaient pas davantage, et ils se sont aussitôt mis en retraite.
– Hum ! tout cela finira mal, dit Cuchillo, don Estevan est furieux.
– Je comprends cela, ces rapts leur coûteront cher.
– C’est probable ! Baste ! cela nous amusera.
– Le fait est que notre existence est assez accidentée depuis quelque temps; cela change et évite la monotonie.
– Il est évident que l’on mourrait d’ennui si on ne se battait un peu de temps en temps.
En ce moment ils furent rejoints par le Nuage-Bleu.
Les Comanches avaient une trentaine de pirates attachés à la queue de leurs chevaux.
– Eh ! eh ! chef, dit Sidi-Muley, il paraît que vous n’avez pas fait buisson creux.
– Les pirates faces pâles sont des chiens, ils enlèvent les femmes parce qu’ils n’osent pas attaquer les guerriers.
– Ce sont de vieilles femmes bavardes, dit Cuchillo, il faudra faire un exemple.
– Le Nuage-Bleu est un chef; les faces pâles seront attachés au poteau et brûlés vifs après avoir été torturés.
– Très bien; plus ils souffriront, plus ce sera bien fait pour eux.
– Ils mourront. comme des chiens.
– Avez-vous pris quelque bandit célèbre ?
– Que mon frère Sidi regarde l’homme attaché à la queue du cheval du Nuage-Bleu.
Sidi-Muley regarda.
– Eh ! s’écria-t-il avec surprise, je n’ai pas la berlue, c’est bien le Coyote que je vois là.
– Oah ! mon père dit vrai, ce chien, fils d’une chienne yankee, est bien le Coyote.
– Oh ! oh ! voilà une bonne prise. Comment avez-vous réussi à vous emparer de lui ?
– Le chien se sauvait.
– Naturellement.
– Bon ! il a bien combattu.
– Hum ! cela m’étonne.
– Quand le Coyote se sent acculé par les chiens, il se défend pour sauver sa vie.
– L’homme le plus lâche a du courage quand il sent la mort.
– Oah ! il a tué plusieurs de mes jeunes hommes.
– Oh ! oh ! il s’est donc bien défendu.
– Et vous ne l’avez pas scalpé, chef, cela m’étonne.
– Les bandits faces pâles cachent leurs chevelures parce qu’ils sont lâches.
– Eh ! que me dites-vous là, il a donc été scalpé déjà ?
– Sa langue menteuse l’a dit au chef, mais il le torturera jusqu’à ce qu’il la retrouve, le chef la veut et il l’aura.
– Ce sera peut-être difficile, dit Sidi-Muley en riant, mais vous aurez raison d’exiger sa chevelure, elle vous appartient.
– Ce scélérat est capable de s’être fait scalper par un autre pour vous jouer un mauvais tour, dit Cuchillo en ricanant.
– Cela se pourrait bien, appuya Sidi-Muley sur le même ton.
Quelques minutes plus tard ils atteignirent le campement, où tout était encore en désordre.
Don José et le général de Villiers venaient, eux aussi, d’arriver.
Don Agostin avait repris ses sens.
Tous nos personnages étaient terrifiés, ils étaient en proie à un véritable désespoir.
La situation était terrible pour la famille de Sandoval : ce malheur, si subitement tombé sur ces hommes si heureux jusque-là dans tout ce qu’ils avaient tenté, leur enlevait presque leurs facultés intellectuelles, ils étaient littéralement accablés.
Don Agostin fut le premier qui reprit possession de lui-même, il redressa sa haute taille, et d’une voix dont les tremblements nerveux le faisaient balbutier malgré lui, il dit avec un accent d’une douceur étrange :
– Mes enfants, Dieu nous a frappés d’un malheur peut-être irréparable, notre sort est entre ses mains toutes-puissantes, courbons-nous humblement devant sa volonté; Dieu nous éprouve, que son nom soit béni.
– Oui, père, répondirent les deux frères en s’inclinant, que son nom soit béni.
– Nous n’avons aucun reproche à nous faire les uns aux autres, reprit le vieillard, nous sommes tous également coupables de négligence, ne nous abandonnons pas à notre douleur, soyons forts dans l’adversité, Dieu nous aidera; faisons une enquête provisoire avant de rentrer à notre résidence, dès que nous serons chez nous, nous tiendrons un conseil médecine où nous déciderons ce qu’il convient que nous fassions dans ces circonstances malheureuses; allez, mes fils, voyez, interrogez et rapportez-moi ce que vous aurez vu ou entendu.
– Permettez-moi, mon père, dit don José, de vous instruire d’un fait qui s’est passé pendant que je me promenais dans la forêt en compagnie du général de Villiers, ignorant malheureusement les événements qui se passaient ici.
– Parlez, mon fils, dit le vieillard.
Don José raconta alors dans tous ses détails ce qui s’était passé dans la forêt.
Le vieillard réfléchit pendant quelques instants.
– C’est grave, dit-il en hochant la tête, c’est très grave, laisser passer de telles armes aux mains de pareils bandits serait un crime, nul ne pourrait leur résister; il faut acheter toutes ces armes et toutes les cartouches en enjoignant à ce trafiquant de ne plus revenir dans notre pays sous peine de mort.
– C’était ce que je pensais qu’il était important de faire, sauf toujours votre assentiment mon père.
– Voici ce que vous ferez : vous partirez à l’instant avec quarante vaqueros sûrs, vous conclurez le marché avec ce Wilson, vous prendrez livraison et vous ferez immédiatement transporter tout ce chargement, où vous savez; tout cela peut être terminé en deux heures, vous nous rejoindrez ici où nous vous attendrons.
– Oui mon père, mais ce Matatrès qu’en ferons-nous ? c’est un bandit de la pire espèce, mon père.
– C’est vrai, mais à tout péché miséricorde ! dans cette circonstance, en somme, il nous aura rendu service; sans le vouloir, c’est vrai, mais le service n’en est pas moins réel; je répugne, vous le savez, à frapper de sang-froid; deux vaqueros le conduiront les yeux bandés à une quinzaine de lieues d’ici, et ils l’abandonneront alors sans lui faire le moindre mal; seulement il faudra s’arranger de façon qu’il ne retrouve son chemin que très difficilement; maintenant partez et hâtez-vous !
Le jeune homme salua et dix minutes plus tard il s’enfonçait dans la forêt, à la tête d’une troupe de cavaliers bien montés et surtout bien armés.
Le Nuage-Bleu s’approcha.
– Que désire mon fils le sagamore des Comanches ? demanda affectueusement don Agostin.
– Mes jeunes hommes se sont emparés de plusieurs chiens faces pâles, parmi lesquels se trouve un de leurs chefs.
– Un de leurs chefs ? lequel ? dit vivement don Agostin.
– Celui qui se fait nommer le Coyote.
– Le Coyote est en votre pouvoir ?
– Mes jeunes hommes demandent que ces chiens soient attachés au poteau.
– Vos prisonniers vous appartiennent, chef, vous êtes maître d’en faire ce qu’il vous plaira; mais je crois que vous ferez bien d’attendre que nous soyons dans notre atepelt de pierre pour que cette exécution soit plus solennelle et puis, peut-être aurai-je besoin d’interroger ces bandits.
– Mon père le grand sagamore est le seul maître de ses fils rouges, ce qu’il fait est toujours bien : le Nuage-Bleu et ses jeunes hommes attendront ce que le grand sagamore décidera.
– La prise du Coyote est une bonne carte dans notre jeu, dit don Estevan.
– Peut-être, mon fils, je le crois comme vous, mais il vaut mieux ne pas se bercer d’espérances qui peut-être ne se réaliseront pas.
– Vous avez raison, mon père, vous êtes toute sagesse.
Le vieillard prit alors le Nuage-Bleu à part, et s’entretint avec lui pendant quelques minutes à voix basse, puis le chef comanche s’inclina respectueusement et souffla dans son sifflet de guerre.
Les Peaux-Rouges se rangèrent autour de leur chef et sur un nouveau signal ils s’éloignèrent rapidement emmenant avec eux leurs prisonniers toujours attachés à la queue des chevaux.
La plus grande partie de la journée s’était écoulée.
L’ombre des arbres s’allongeait démesurément sur la terre, le soleil presque au bas de l’horizon n’apparaissait plus que comme une boule rouge sans chaleur, la nuit n’allait pas tarder à s’abattre sur la savane.
Au fond des repaires ignorés de la forêt, on entendait les rauquements sourds des fauves et les glapissements des coyotes en chasse d’une proie encore invisible.
Les oiseaux accouraient à tire-d’aile de tous les points de l’horizon et se blottissaient frileusement dans les épaisses frondaisons en piaillant à qui mieux mieux.
L’ombre descendait rapidement du sommet des montagnes et s’étendait peu à peu sur le désert, comme un immense linceul.
Le soleil disparut presque subitement au-dessous de l’horizon : alors une lueur d’opale, espèce de crépuscule qui ne tarda pas à se fondre dans l’ombre et les ténèbres envahirent la savane confondant en masses sombres les divers accidents du paysage.
La nuit était faite.
Le ciel, d’un bleu profond, se pailleta presque aussitôt d’un semis d’étoiles brillantes comme des pointes de diamants.
Les vaqueros et les peones allumaient les feux de veille.
Rien ne faisait supposer que don Agostin eût l’intention de partir bientôt du campement.
Le général Coulon de Villiers et le docteur Guérin, un peu négligés dans toute cette bagarre, se promenaient en causant à demi-voix.
Depuis plus de deux heures don Agostin et don Estévan s’étaient éloignés dans deux directions différentes, et ni l’un ni l’autre ne reparaissaient.
– Je ne comprends rien à ce qui se passe autour de nous, disait le général de Villiers au docteur. On nous a sans doute oubliés ici avec quelques peones, sans plus se soucier de nous; je ne sais ce qui me retient de retourner à Paso del Norte.
– Vous auriez tort, mon cher général, et vous feriez une injure grave à don Agostin et à ses fils.
– Vous conviendrez du moins avec moi, mon cher docteur, que la conduite de ces messieurs est tout au moins singulière, pour ne pas dire plus.
– Nous sommes dans une situation exceptionnelle, vous vous trompez, don Agostin est incapable d’un mauvais procédé; c’est un gentilhomme et, ainsi que l’on dit ici, c’est un caballero fino, c’est-à-dire homme du monde jusqu’au bout des doigts.
– Je ne dis pas le contraire, mais cependant…
– Mon cher général, vous êtes nouveau dans ce pays, vous ne connaissez rien du caractère, des habitudes et des façons d’agir de ses habitants; cela se comprend. Plus tard, peut-être même avant un mois, vous reconnaîtrez que vous les avez mal jugés.
– C’est possible, je ne demande pas mieux; mais vous admettrez bien avec moi que ces messieurs, au lieu de perdre leur temps ici à se lamenter, auraient mieux fait de se mettre sans hésiter sur la piste des ravisseurs.
– Pardonnez-moi de ne pas partager votre opinion, mon cher général, je trouve au contraire que nos amis ont agi comme ils le devaient faire.
– Ah ! pardieu ! voilà qui est fort.
– Eh non, c’est très simple au contraire.
– Si vous me prouvez cela par exemple ?
– En deux mots si vous voulez m’écouter.
– Certes, mon cher docteur, je suis curieux de voir comment vous sortirez de ce paradoxe audacieux.
– Vous allez voir; que reprochez-vous à don Agostin et à ses fils ? d’avoir perdu leur temps ici, n’est-ce pas ? voilà votre erreur, la partie était perdue; essayer de délivrer de force les trois dames ? les bandits se sentant serrés de près n’auraient pas hésité à égorger leurs prisonnières plutôt que de les rendre, tant est grand le prix qu’ils attachent à cette prise précieuse; don Agostin sait très bien cela; il n’a pas bougé, mais il a lancé sur leur piste des espions habiles, qui les suivront jusqu’à leur repaire sans qu’ils s’en doutent; il n’y avait rien autre chose à faire en ce moment. Les bandits croient leurs ennemis démoralisés et incapables de prendre une résolution quelconque. Ils se croient donc à l’abri de toute attaque, ils triomphent de leur facile victoire : don Agostin ne laisse rien au hasard, cette fausse sécurité laissée aux bandits les perdra; don Agostin prépare silencieusement sa revanche, qui, croyez-le bien, sera terrible.
– Amen de tout mon cœur ! mon cher docteur; mais ce que vous me dites là est bien fort.
– Peut-être; les Sandoval sont d’une race qui ne pardonne jamais : ils ont eu une vendetta véritablement corse qui a duré pendant deux siècles, et qui ne s’est terminée qu’il y a quelques années par la mort effroyable du dernier de leurs ennemis; le sang que cette vendetta a fait couler est incalculable; ayez patience, avant deux jours ils se mettront à l’œuvre, et alors vous me direz ce que vous en penserez.
– Soit, je le désire vivement, de mon côté je leur suis tout acquis.
– Aussi je compte sur vous, mon cher général, dit don Agostin en paraissant à l’improviste entre les deux promeneurs; messieurs, on vous attend pour se mettre à table.