XIV Où don Agostin prouve au général de Villiers qu’on veut, à Washington, lui faire tirer les marrons du feu

Après avoir galopé pendant cinq longues heures d’une course fantastique, les voyageurs avaient enfin atteint la cité mystérieuse, sainte par excellence et à laquelle les Peaux-Rouges ont donné le nom significatif de Cliquipateptlcoustine, c’est-à-dire la ville du Grand-Esprit.

Soudain les cavaliers débouchèrent du souterrain avec un bruit d’ouragan, et les chevaux s’arrêtèrent sur la plus grande place de la cité, celle où s’élevait le grand calli-médecine.

Cette place était envahie par une foule pressée, réunie là pour souhaiter à leur arrivée la bienvenue aux chefs, aux protecteurs de la ville, les membres de la famille de Sandoval, pour laquelle les Peaux-Rouges avaient une respectueuse déférence et un dévouement à toute épreuve.

Aussitôt que les cavaliers apparurent, les cris, les chants, le bruit des chichikoues, des panderos, des flûtes de Pan, les ikochotah, c’est-à-dire les sifflets faits d’un tibia humain, éclatèrent tous à la fois, mêlés aux aboiements des incalculables chiens que toujours on rencontre dans les villages indiens : tous ces bruits réunis formaient une cacophonie, une tempête, un ouragan, un vacarme indescriptibles, tels que les roulements majestueux du tonnerre n’auraient pu se faire entendre.

Le soleil se levait à l’horizon et lançait ses gerbes d’or dans toutes les directions.

La joie des guerriers peaux-rouges était profonde; toute la foule entoura les arrivants en leur souhaitant la bienvenue et les accompagna jusqu’au palais, où elle s’arrêta respectueusement, et se retira après avoir poussé une dernière et enthousiaste clameur, qui, sans doute, épouvanta les fauves blottis dans leurs antres ignorés.

Cinq minutes plus tard la place était déserte…

Tous les Peaux-Rouges, satisfaits d’avoir assisté au retour de leurs chefs bien-aimés, étaient paisiblement dans leur calli.

Les guerriers s’étaient dispersés d’autant plus promptement qu’ils savaient le malheur arrivé à leurs chefs, avec cette délicatesse innée chez ces hommes primitifs, ils comprenaient que don Agostin et ses fils avaient besoin de silence et de calme, afin d’user plus facilement leur douleur ainsi qu’ils le disaient énergiquement entre eux.

Don Agostin voulut accompagner, en personne, le général de Villiers jusqu’à l’appartement qu’il lui avait destiné. Puis il le quitta en lui souhaitant un bon repos; il lui annonça que chacun allait se retirer et qu’à midi on se réunirait pour déjeuner.

Le général avait tenu bon quand même pendant cette course endiablée; son amour-propre était en jeu; pour rien au monde, il n’aurait failli une seconde, il serait plutôt mort sur sa selle.

Mais maintenant que tout était fini, il commençait à sentir la fatigue, il était littéralement rompu; il avait fallu l’enlever de selle, ses articulations ne fonctionnaient plus; sans le double secours du docteur Guérin et de Sidi-Muley, il n’aurait pu faire un pas, il était raide, comme pétrifié, il n’avançait que soutenu par les deux hommes, ou plutôt ceux-ci lui laissaient croire qu’il marchait, quand au contraire ils le portaient.

On le déshabilla; le docteur lui fit prendre un calmant qu’il avait préparé en toute hâte, il le lui présenta; on l’étendit sur un lit, et aussitôt il tomba dans un sommeil profond : si profond même que Sidi-Muley en était effrayé.

En réalité, il avait fallu que le général de Villiers, à peine convalescent, fût doué d’une organisation de fer pour résister à de telles fatigues.

Le docteur fit mettre le général dans un bain très chaud, sans que celui-ci parût s’en apercevoir : il était comme mort.

Après avoir laissé le général dans le bain pendant huit à dix minutes, on l’enleva et on l’étendit sur un matelas; puis le docteur et Sidi-Muley, s’armant de bandes de flanelle imbibées d’esprit-de-vin camphré, commencèrent à frotter le patient à tour de bras, sur toutes les parties du corps et surtout aux articulations : ces frictions se prolongèrent pendant près d’une demi-heure.

On replaça le général dans son lit, bien enveloppé, sans que son sommeil eût été interrompu pendant une seconde; son abattement était toujours aussi profond; mais le docteur fit observer à Sidi-Muley que la peau avait perdu sa rigidité marmoréenne, que la pâleur du visage avait disparu, que les pommettes étaient légèrement rosées et surtout que le sommeil, tout en étant aussi profond, était cependant plus calme et que la respiration était plus douce et plus régulière.

Les deux hommes s’étendirent alors chacun sur un matelas et presque aussitôt ils s’endormirent.

Un peu avant midi le docteur s’éveilla, et d’un coup de pied il fit ouvrir les yeux à Sidi-Muley.

– Eh ! major, dit le soldat en riant, ne me caressez pas si fort, s’il vous plaît.

– Allons, paresseux, dit le docteur en riant, au lieu de te dorloter comme une petite maîtresse, tu devrais être debout depuis plus d’une heure.

– Hum ! vous, vous n’avez pas le réveil caressant, major, c’est absolument comme le général.

– Eh ! à propos du général, voyons donc un peu ce qu’il fait, dit le docteur.

– Pardi, c’est pas malin, il dort à poings fermés, il s’en offre une tranche ! bigre ! je le savais dormeur, mais pas tant que cela, vrai; dites donc, major, sans vous commander, je voudrais vous demander un conseil.

– À moi ?

– Dame, à moins que ce soit à Diamant, le toutou de don Estevah.

Le toutou en question était un magnifique chien du mont Saint-Bernard, haut comme un âne, doué d’une force terrible, d’une douceur remarquable, d’une intelligence hors ligne, et qui joua un rôle honorable dans plus d’une circonstance mémorable.

– Pourquoi ne demandes-tu pas ce conseil à ton général ?

– D’abord parce que pendant le voyage, le général avait autre chose à faire qu’à écouter mes histoires.

– Bon, et maintenant ?

– Dame, il dort, voyez vous-même, major.

– C’est juste; parle et sois bref.

– Ce sera pas long; faut dire, major, que hier je me suis rudement battu contre les pirates.

– Je le sais, après.

– Pour lors, j’apercevais les dames qu’on enlevait, je me hâtais pour les atteindre, je les touchais presque, voilà que tout à coup un grand diable que je ne voyais pas me tombe dessus à bras raccourcis; dame ! Je ne suis pas plus endurant qu’il faut, je tombe dessus, moi aussi; pour lors je le prends par sa veste et je le jette à terre, et je tombe avec lui; nous nous roulons sans nous lâcher; l’autre réussit à me laisser sa veste dans la main; il se lève et veut se sauver; je l’agrafe par sa ceinture, il me la laisse aussi dans la main; je le déshabillais en détail, je ne sais pas comment tout ça aurait fini; j’étais furieux, quand voilà les pirates qui reviennent sur nous : l’autre ne fait ni une ni deux, il m’abandonne ses guenilles et se paye une course, je ne vous dis que cela; pas moyen de le repincer au demi-cercle, il en avait assez.

– As-tu bientôt fini de me raconter un tas de sottises, animal ?

– Attendez, major, vous allez voir; pour lors j’arrive au campement et je m’aperçois que la ceinture était lourde; je l’ouvre, elle était remplie d’or et de papiers; naturellement je confisque les monacos; j’étais dans mon droit, pas vrai, major ?

– Oui, après ? dit le docteur tout à coup intéressé.

– Dame, major, la ceinture m’avait mis en goût, je visitai la veste.

– Eh bien ?

– Elle contenait dans une poche secrète, un portefeuille rempli de papiers et encore une bourse pleine d’onces d’or : était-il assez riche, ce brigand-là, hein, major ?

– Hum ! qu’as-tu fait des papiers ?

– Rien du tout, major; excepté quelques billets de la Banque de France, que j’ai reconnus et que j’ai serrés précieusement, je n’ai rien fait des papiers, je n’ai pas pu les lire, ils sont écrits dans des langues impossibles, j’avais envie d’allumer ma pipe avec; mais Cuchillo, mon camarade, m’a dit qu’ils pouvaient être utiles, et que je ferais bien de les montrer au señor don Agostin.

– Cuchillo t’a donné un excellent conseil, l’as-tu suivi ?

– J’ai pas eu le temps encore.

– C’est juste, qu’en as-tu fait ?

– Je les ai là dans mon uniforme.

– Montre-les-moi.

– Vous les croyez intéressants, major ?

– Beaucoup.

– Alors, gardez-les, les voici.

Et il fouilla dans ses poches.

Le docteur l’arrêta.

– Non, conserve-les, quant à présent, dit-il, j’en parlerai à don Agostin et à ses fils; surtout ne t’en dessaisis sous aucun prétexte, sauf le cas où le général te demanderait à les voir.

– Bien entendu, major, je ne puis avoir aucun secret pour mon général.

Le docteur alluma un cigare et se rapprocha du lit sur lequel le général de Villiers dormait à poings fermés.

– Hum ! murmura-t-il entre ses dents, et consultant sa montre, il est midi moins le quart, il est temps d’éveiller cet éternel dormeur; si on le laissait faire, il serait capable de dormir ainsi pendant vingt-quatre heures consécutives sans s’arrêter, mais je vais mettre ordre à cela.

Il prit alors dans une poche de côté de son habit un mignon flacon de cristal fermé avec soin et rempli d’une liqueur d’un rouge de sang et, se penchant sur le général toujours endormi, il déboucha le flacon et l’approcha des narines du dormeur.

Le flacon fit immédiatement l’effet attendu, le général ouvrit aussitôt les yeux et se mit sur son séant en bâillant à trois ou quatre reprises, à se décrocher la mâchoire.

– Ah ! dit-il en se frottant les yeux, j’ai bien dormi; quelle heure est-il, docteur ?

– Midi moins dix minutes, répondit le docteur, comment vous trouvez-vous ?

– Très bien, docteur, merci, je ne me sens plus aucune fatigue, c’est extraordinaire comme quelques heures de sommeil remettent un homme.

– Oui, dit le médecin en riant, ainsi vous vous sentez en état de vous lever ?

– Pardieu !

– Vous sentez-vous appétit ?

– Une faim féroce.

– C’est bon signe, alors habillez-vous au plus vite; on nous attend pour déjeuner.

– Oh ! je ne serai pas long, vous allez voir, Sidi, mes vêtements.

– Voilà, mon général.

Quelques minutes suffirent au général pour s’habiller.

Quand, dix minutes plus tard, don José entra dans la chambre à coucher, il vit le général vêtu, frais reposé et complètement remis des fatigues de son terrible voyage.

On passa dans la salle à manger.

Le déjeuner était servi, on se mit à table.

Les cinq hommes avaient véritablement des appétits de chasseurs.

Mais le général avait, lui, une faim de convalescent, et il les laissait bien loin de lui; il dévorait littéralement à la façon des héros d’Homère.

Le docteur en fit l’observation, ce qui fit bien rire les convives.

Le repas fut très gai, don Agostin et ses fils semblaient avoir oublié toutes leurs préoccupations de famille.

Il ne fut fait aucune allusion aux événements qui se passaient; on semblait, par un accord tacite, avoir laissé de parti pris les affaires dans l’ombre.

Lorsque le dessert eut été remplacé par le café et les liqueurs, don Agostin Perez de Sandoval renvoya les domestiques, fit fermer les portes, et s’adressant à ses convives :

– Allumez vos cigares, caballeros, dit-il; docteur, et vous, général, je vous recommande ces puros authentiques.

Chacun se servit, et bientôt une fumée parfumée remplit la salle à manger.

– Mon cher général, reprit le vieillard en redressant sa haute taille, vous vous rappelez sans doute ce que je vous ai dit à Paso del Norte, que je ne pouvais vous donner les renseignements promis que lorsque vous seriez chez moi.

– C’est exact, señor, dit le général en s’inclinant avec courtoisie.

– En effet, mon cher général, cette visite que vous nous faites, et que, je l’espère, vous prolongerez le plus longtemps possible…

– Je le voudrais, señor, mais vous le savez…

– Pardonnez-moi de vous interrompre, nous reviendrons sur ce sujet; si vous me le permettez, je continuerai.

– Je vous écoute avec le plus vif intérêt, señor, répondit le général.

– Je vous disais donc, reprit le vieillard, que cette visite était indispensable, il y a telles choses que l’on n’explique jamais bien et qu’il faut voir de ses yeux pour bien s’en rendre compte; ainsi vous ne vous seriez jamais douté qu’en pleine Apacheria, dans ce désert rebelle à toute civilisation, vous trouveriez non seulement une, mais cinq villes comme celle-ci.

– Cinq villes ?

– Oui, général, non pas aussi riches et aussi peuplées, mais elles sont tout au moins aussi anciennes que la nôtre; les Américains ont entendu parler de leur existence, mais ils n’ont jamais réussi à les découvrir, parce que le secret de ces cités est sous la sauvegarde des Peaux-Rouges et que leur haine instinctive et mortelle pour les Blancs les empêchera toujours de révéler ce secret.

« Pour bien me faire comprendre, mon cher général, il me faut remonter à une assez grande antiquité; mais je tâcherai d’être bref et j’abrégerai le plus possible; goûtez donc ce rhum, je vous assure qu’il est excellent.

Les convives se servirent du rhum en souriant.

Don Agostin reprit :

– Vous savez comme moi, mon cher général, que le Pérou et surtout le Mexique, avant la conquête, possédaient une civilisation beaucoup plus avancée que celle des Espagnols qui n’étaient que des barbares et le prouvèrent d’une façon horrible; seulement la civilisation mexicaine était l’opposé le plus complet de la civilisation des Européens : ils ne connaissaient pas les armes à feu, les effets terribles de la poudre, ils n’avaient jamais vu de chevaux; etc. etc. Le gouvernement mexicain était doux et paternel, la population était laborieuse bien que très brave, et ressemblait beaucoup à celle de la Chine; les travaux de la terre étaient en honneur; ils auraient pu vivre heureux s’ils n’avaient pas été aussi riches en mines d’or, d’argent, etc.; leur richesse les perdit.

« Les Incas, ainsi qu’on les nomme, étaient de race blanche, c’étaient eux qui gouvernaient le pays avec le titre d’empereur. D’où venaient-ils ? on ne le sut jamais, cela resta un mystère; mais il est constant que l’Amérique était connue et visitée depuis la plus haute antiquité; il est probable que, par le détroit de Behring, les Blancs passèrent souvent en Amérique; les grandes migrations des Chichimèques, des Toltèques, des Aztèques et d’autres peuples, venaient des hauts plateaux de l’Asie; mais je n’insisterai pas davantage sur ce point.

« À l’époque de l’empire du Mexique, le pays où nous sommes se nommait non pas l’Arizona, mais Cibola, c’est-à-dire la terre des Bisons, cibolo en indien signifie bison, cet animal étrange effrayait les habitants qui le supposaient de race divine, ils avaient pour lui une vénération superstitieuse.

« Déjà à cette époque ce pays était une contrée sauvage, mystérieuse et presque ignorée; les peuples, dans leurs longues migrations, y avaient fondé un grand nombre de villes dont vous avez vu sans doute les ruines jonchant le sol pendant des lieues entières : cinq de ces villes continuèrent à exister et à prospérer; une prophétie était attachée à ces villes, prophétie qui, à un moment donné, se réalisa : elle disait que l’empire des Incas disparaîtrait quand des hommes blancs, montés sur des barques ailées, débarqueraient sur le sol mexicain; mais, ajoutait la prophétie, la liberté mexicaine se réfugierait dans les villes chichimèques et un jour en sortirait pour rétablir l’empire des Incas.

« L’empereur Moctekuzoma, et non Montezuma comme on le nomme, ce qui est une faute grave, tous les noms mexicains ont une signification, celui de Moctekuzoma signifie l’homme sévère; l’empereur, dis-je, était un homme faible et sans caractère; s’il avait eu plus d’énergie, il aurait facilement écrasé cette poignée d’aventuriers qui lui faisaient la loi. Au lieu de se conduire en roi, il louvoya, se fit l’ami des Espagnols, et dès lors tout fut perdu.

« Un de mes ancêtres originaire de Tolède, avait été compagnon et ami de Christophe Colomb et plus tard de Fernand Cortez qu’il accompagna dans son expédition contre le Mexique.

« L’empereur Moctekuzoma avait plusieurs filles; la plus jeune, la plus belle et la plus aimée de l’empereur, fut mariée à mon ancêtre par les ordres de Fernand Cortez; cette alliance avec les Incas ne fut pas la seule qu’il y eut dans notre famille, mais ce qui nous fit surtout considérer comme Incas par les Mexicains, ce fut que, lorsque avant de mourir, l’empereur ne voulant pas que le feu sacré, allumé disait-on par un rayon de soleil, tombât entre les mains des Espagnols, il partagea ce feu entre les mains de ses amis les plus fidèles pour le tenir toujours allumé, il en confia une parcelle à chacune de ses filles, mon ancêtre jura à sa femme qu’il respecterait le feu que lui avait confié son père; mon ancêtre partit de Mexico avec sa femme et des serviteurs dévoués et se retira dans cette ville où nous sommes, il embrassa définitivement le parti des indigènes contre les étrangers; le feu de Moctekuzoma brûle toujours dans les souterrains de mon palais, on ne l’expose à la vue des Peaux-Rouges que quatre fois par an, au changement de saisons.

« L’empereur, en mourant, s’accusa et pleura d’avoir perdu le peuple que Dieu lui avait confié, il dit qu’il reviendrait un jour sur la terre, et que si le feu allumé d’un rayon de soleil brûlait encore, l’empire mexicain serait rétabli; les Peaux-Rouges ont une foi entière en cette prophétie; les Comanches prétendent descendre des Aztèques et être mexicains.

« Vous savez maintenant qui nous sommes et pourquoi les Peaux-Rouges nous tiennent en une aussi haute vénération; vous devez sans doute entrevoir ce qui me reste encore à vous dire.

– Je le crois, señor, mais je ne vois pas pourquoi nous serions ennemis; cette terre vous appartient de toute antiquité, croyez-vous donc que je suis un Fernand Cortez et que j’essayerai de vous voler votre héritage. Rassurez-vous, ajouta-t-il en riant, jamais, je vous le jure, un projet aussi fou ne hantera ma cervelle.

– Je le crois, mon cher général, voilà pourquoi je m’entretiens si franchement avec vous.

– Franchise dont je vous remercie cordialement, señor.

– Du reste, je n’ai plus que quelques mots à vous dire; mais vous ne fumez pas, il me semble ?

– Pardonnez-moi, je fume beaucoup au contraire, et la preuve, c’est que je vais allumer ce cigare.

– À la bonne heure.

– Je reprends.

– Je vous écoute.

– Vous m’avez dit que vous aviez été admirablement reçu à la Maison Blanche.

– C’est vrai, monsieur, je n’ai eu qu’à me louer de la façon dont j’ai été accueilli par le président de la république des États-Unis.

– Parce que vous ne saviez pas le dessous des cartes, dit don Estevan en riant.

– Le dessous des cartes ?

– Mon Dieu, oui, dit don José, vous le verrez bientôt.

– Hum ! je ne suis pas un de ces hommes auxquels on peut faire jouer un rôle ridicule.

– C’est cependant ce que l’on prétend.

– Si vous me prouvez que telle est l’intention du gouvernement de Washington…

– Cette preuve sera facile à vous donner.

– Mais des preuves positives.

Écrites, dit don Agostin en souriant.

– Oh ! ce serait peut-être trop exiger, señor.

– Connaissez-vous la langue anglaise, mon cher général ?

– Oui, caballero, je parle couramment l’anglais et je l’écris de même.

Don Agostin ouvrit une cassette placée sur la table près de lui, il en retira plusieurs papiers et les présentant à M. de Villiers :

– Lisez, mon cher général, dit-il.

M. de Villiers lut les lettres.

Don Agostin l’examinait à la dérobée…

Malgré sa puissance sur lui-même, le général, tout en conservant en apparence un sang-froid glacial, pâlissait, fronçait les sourcils, et contractait ses lèvres par des sourires méprisants.

Un silence de plomb planait sur cette réunion, amicale au commencement et qui, en apparence, menaçait de se terminer par une rupture.

Seul, le vieillard était calme et laissait errer un sourire sur ses lèvres.

Le général rejeta les lettres avec un mouvement nerveux dont il ne fut pas maître.

– Eh bien ? demanda don Agostin à l’officier en voyant qu’il avait repoussé les papiers avec un sourire plein d’amertume.

– Eh bien, señor, dit le général, d’une voix sourde où grondaient les derniers efforts de la tempête intérieure qui avait failli le terrasser, ces gens sont des misérables, et je vous remercie de m’avoir édifié sur leur compte.

– Ainsi, vous êtes enfin convaincu ?

– Comment ne le serais-je pas après ce que j’ai lu !

– Le plan était admirablement conçu, reprit le général avec amertume; les Américains, reconnaissant leur impuissance à coloniser l’Arizona, faisaient de cette colonisation impossible pour eux une affaire en dehors de toute ingérence gouvernementale; vous appeliez à vous les émigrants, vous fondiez des villes et des villages, vous donniez de la terre et vous luttiez seul, à vos risques et périls, contre les pirates, les Peaux-Rouges et contre nous, les maîtres et propriétaires de cette terre, que les Américains savent que nous défendrons jusqu’à la mort contre tous ceux qui tenteront de nous déposséder; ils ont compris à leurs dépens qu’ils ne peuvent rien contre nous, aussi voulaient-ils faire de vous une patte de chat.

– C’est-à-dire qu’ils entendaient me faire tirer les marrons du feu pour eux, ainsi que nous disons en France.

– C’est cela même, mon cher général.

– Ce que je ne comprends pas, reprit M. de Villiers, c’est le rôle que joue le Mexique dans cette affaire.

– C’est cependant bien facile à comprendre, général, le Mexique sait très bien que la sécession tentée une fois déjà est fatale dans un avenir prochain; les Américains du Nord, tant qu’ils n’ont eu affaire qu’à la race anglo-saxonne, étaient puissants, mais dès que la race latine se mêle avec eux, l’antagonisme est trop grand, ils s’affaiblissent en la mêlant avec eux; avant vingt ans la république des États-Unis se séparera en trois ou quatre États ennemis; la Californie, la Louisiane, le Texas et le Nouveau-Mexique reprendront leur liberté. Le Mexique le sait aussi bien que les Yankees eux-mêmes; dans la tourmente, ils se flattent, ce qui est une erreur, que les provinces que les États-Unis leur ont enlevées leur reviendront, et cela d’autant plus que l’Arizona sera restée sentinelle vigilante de leurs intérêts en s’opposant à toute colonisation de cette magnifique contrée, grâce à nous qui y sommes tout-puissants. Voilà pourquoi, mon cher général, d’un côté le Mexique vous offre deux millions de francs pour rester neutre, tandis que le gouvernement de Washington est prêt à vous donner la même somme si vous consentez à lui servir de patte de chat.

– Vive Dieu ! señor don Agostin, vous m’avez ouvert les yeux un peu brutalement peut-être, mais votre intention était bonne, et je vous en remercie. Je suis un soldat, moi, je marche droit, sans m’occuper de la politique, dont j’ai horreur, parce que je ne la comprends pas et que je ne veux pas la comprendre.

– M’est-il permis de vous demander, mon cher général, ce que vous comptez faire ?

– Parfaitement, señor : cela est bien simple, je vous assure; j’exigerai des États-Unis ce qu’ils me doivent et qu’ils m’ont offert : je possède les moyens de les contraindre à me payer sans délai; quant au Mexique, je n’ai rien à lui réclamer puisque je ne pourrais et je ne voudrais lui rendre aucun service. Vous voyez, tout cela est très facile à régler; avec deux millions je reconstituerai la fortune de ma mère et de ma sœur et j’en aurai encore bien assez pour moi.

– Soit, général, je vous approuve, votre résolution est celle d’un honnête homme et d’un brave soldat, quand vous arriverez à la Maison Blanche, mes lettres vous auront précédé; je puis à l’avance vous assurer que vous ne rencontrerez aucune difficulté pour le payement de la somme qui vous est due; quand comptez-vous partir ?

– Aussitôt que l’affaire des pirates sera terminée, j’ai là un cousin que vous connaissez et dont je ne serai pas fâché d’être débarrassé.

– Alors vous n’attendrez pas longtemps, mon cher général, dit don José avec un sourire énigmatique.

– Vous préparez donc une expédition ?

– Oui, mon cher général.

– J’espère que vous me mettrez de la partie ?

– Impossible, mon cher général, ne m’en veuillez pas; vous reconnaîtrez bientôt que je ne pouvais vous prendre avec moi.

– Soit, je n’insiste pas, croyez-vous réussir ?

– J’en ai la certitude.

– Et les dames ?

– Seront ici dès demain matin.

– Vous parlez avec une grande assurance, dit le général en souriant.

– C’est vrai, mais c’est que je sais que rien ne peut m’empêcher de réussir.

– Tant mieux, mais cependant, permettez-moi de vous souhaiter bonne chance.

– Je vous en remercie, dit le jeune homme en lui tendant la main.

On se leva de table.

– Et vos prisonniers, demanda le général en allumant un cigare, qu’en faites-vous ?

– Nous attendons que les autres pirates soient pris pour les juger tous ensemble, dit le vieillard avec bonhomie.

– Hein ! que dites-vous donc là, señor ?

– La vérité, mon cher général.

– Hum ! quand comptez-vous donc vous emparer d’eux ?

– Demain au plus tard, mon cher général, mais vous vous trompez en ce sens que nous ne nous emparerons pas d’eux.

– Eh ! comment ferez-vous alors ?

– Nous les laisserons venir d’eux-mêmes se jeter dans le traquenard.

– Oh ! oh ! voilà qui me semble bien aventuré, señor.

– Vous verrez, général, dit le vieillard avec ce sourire de bonhomie qui éclairait son visage d’une façon si aimable.

– Il faut en prendre votre parti, mon cher général, dit le docteur Guérin avec son sourire moitié figue et moitié raisin; cela sera comme vous l’a dit don Agostin.

– Pardieu, je ne demande pas mieux.

– Eh bien, vous verrez.

– Enfin, dit le général peu convaincu, nous verrons.

– C’est cela, dit le docteur.

Et prenant don Agostin à part, il lui raconta ce que Sidi-Muley lui avait confié, le conseil que le soldat lui avait demandé et celui qu’il lui avait donné.

– Vous avez vu les papiers ? demanda le vieillard.

– Je les ai tenus dans la main.

– Oh ! oh ! cela peut nous être utile, si ces papiers sont véritablement sérieux.

– Ils m’ont paru tels. Ils sont écrits, autant que j’ai pu m’en assurer, en anglais, en allemand et en français.

– Si cela est ainsi, il n’y a pas un instant à perdre.

– C’est ce que je pense.

– Je vous remercie, docteur.

– Pardieu ! cela n’en vaut pas la peine, c’était mon devoir de vous avertir; à propos, j’ai promis une bonne récompense à Sidi-Muley.

– Soyez tranquille, je connais ce brave garçon de longue date, la récompense ne lui manquera pas.

Don Agostin ordonna à Cuchillo de chercher Sidi-Muley et de l’amener au plus vite, et il engagea ses fils, le général et le docteur à assister à ce qui allait se passer.

Chacun reprit place.

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