Le premier soin des arrivants fut de desseller leurs chevaux, et de les bouchonner vigoureusement pendant près de dix minutes; les pauvres bêtes fumaient et haletaient; lorsqu’ils commencèrent à respirer et à s’ébrouer en tendant le cou et en dressant les oreilles, les voyageurs leur donnèrent la provende qu’ils attaquèrent aussitôt joyeusement.
Les cavaliers vinrent alors s’asseoir autour du feu sur les crânes de bison que Sans-Traces avait préparés tout exprès à leur intention, pour leur servir de sièges.
Le froid était piquant, les voyageurs se chauffaient avec un véritable plaisir.
– Vous êtes en retard de plus d’une heure, mon colonel, dit le chasseur à celui des trois étrangers qui semblait être, non pas le chef des autres, mais le plus élevé dans la hiérarchie des castes de la société. Vous serait-il arrivé quelque chose de désagréable en route ?
– Oui, nous avons été brusquement attaqués par sept ou huit malandrins, qui nous ont barré le passage à l’improviste; mais notre ami le Nuage-Bleu nous a débarrassés de ces drôles sans effusion de sang.
– Les sang-mêlés sont des chiens, dit le chef indien avec mépris, le Nuage-Bleu est un sachem dans sa nation.
– Oui, oui, en vous voyant, dit en riant le chasseur, ils ont dû être désagréablement surpris.
– Les Comanches sont les maîtres du désert, dit le chef avec emphase. Qui oserait leur résister ?
– Ce que vous dites est vrai, chef, mais il se fait tard et vous devez avoir grand besoin de manger; n’attendons pas davantage, dit Sans-Traces.
Et s’adressant au troisième voyageur qui, dès que les chevaux avaient été bouchonnés, s’était aussitôt mis à construire un jacal :
– Eh ! Sidi-Muley, est-ce que tu n’as pas encore terminé ta construction, lui dit le chasseur en riant.
– C’est fini, s’écria celui auquel on avait donné le nom de Sidi-Muley.
Et remettant au fourreau le long sabre qui lui avait servi pour couper les branches employées à la confection du jacal :
– Mon colonel, dit-il à l’officier, votre chambre à coucher est prête à vous recevoir quand il vous plaira de vous retirer.
– Merci, mon vieux camarade, répondit l’officier, et lui indiquant une place : Assois-toi là près de moi, ce ne sera pas la première fois que nous serons côte à côte; tu n’as pas oublié nos campagnes d’Afrique, hein ?
– Dieu m’en garde, mon colonel, vous avez monté en grade depuis ce temps-là, mais ce n’est pas encore assez, vous devriez…
– Bon ! tout est bien ainsi, mange ta soupe, vieux grognon.
Le soldat éclata de rire, s’installa sur un crâne de bison et ne souffla plus mot.
Le souper commença aussitôt avec cet entrain et cet appétit, que l’on ne rencontre malheureusement dans les villes qu’au foyer de quelques ménages d’ouvriers honnêtes travailleurs; car la préoccupation du lendemain leur rend trop souvent le pain amer.
Nous profiterons de l’ardeur avec laquelle nos personnages attaquent le cuissot d’antilope, pour les faire connaître aux lecteurs.
Le Nuage-Bleu était le premier sagamore de la tribu du Bison-Rouge, l’une des plus importantes et des plus guerrières de la célèbre nation des Comanches.
Le Nuage-Bleu était de haute taille, vigoureusement constitué; il avait les attaches fines et élégantes, tous ses gestes étaient gracieux et imposants; ses traits étaient beaux, ses yeux d’un noir de jais pétillaient d’intelligence et de finesse, sa physionomie avait une expression énergique et un peu froide, tempérée cependant par une indicible bonté.
Ce chef, très célèbre dans les Prairies, devait être âgé, au dire de gens qui le connaissaient bien, d’au moins soixante-quinze ans; il avait des dents éblouissantes, des cheveux touffus noirs, comme l’aile du gypaète, le corbeau américain; il était aussi vigoureux, aussi alerte et aussi léger à la course que s’il n’avait eu que trente ans; aucune apparence de sénilité n’apparaissait dans sa personne.
Hâtons-nous de constater que ce fait n’a rien d’extraordinaire; en général les Indiens vivent très vieux, les centenaires sont nombreux parmi eux; beaucoup dépassent cent vingt ans et plus.
Nous parlons ici, bien entendu, des Indiens indépendants, qui ont su se préserver des liqueurs des Blancs et ne boivent que de l’eau, comme les Comanches; les ivrognes ne sont plus que des Indiens dégénérés, méprisés et chassés des atepelts à grands coups de bâton par les femmes et les enfants.
Le second personnage, celui que l’on traitait de colonel, était un jeune homme de trente-cinq ans au plus : il était grand, bien fait, élégant, très vigoureux, avec des mains et des pieds de femme; sous une apparence un peu efféminée, il cachait une énergie et une volonté implacables; il accomplissait les plus longues traites à pied ou à cheval, sans jamais se plaindre de la fatigue; ses traits étaient d’une grande beauté; il était blond fauve avec des yeux et des sourcils noirs, ce qui donnait à sa physionomie ouverte et bienveillante quelque chose d’étrange qui saisissait et qu’on ne pouvait expliquer.
M. le comte Louis Coulon de Villiers appartenait à une vieille famille originaire du Rouergue, dont les chroniques de cette province citent avec honneur plusieurs membres; l’histoire du Canada mentionne les noms de deux officiers de cette noble famille :
Le capitaine de Villiers de Jumonville fut assassiné de sang-froid, dans un horrible guet-apens, malgré sa qualité de parlementaire, par Washington, alors colonel des milices coloniales de Virginie, le 29 mai 1754, à quelques lieues du port Duquesne sur l’Ohio.
Son frère Louis Coulon de Villiers obtint le commandement du détachement chargé de venger le meurtre de son frère. Washington, réfugié dans le fort Nécessité, fut attaqué à l’improviste par les Français; après une lutte acharnée de quelques heures, il fut contraint de signer une capitulation honteuse et de reconnaître qu’il avait assassiné Jumonville, malgré sa qualité de parlementaire qui le rendait inviolable.
Ces deux exemples suffisent pour prouver que les Coulon de Villiers étaient une race guerrière.
Le troisième des voyageurs, Sidi-Muley, a joué un rôle important dans un de nos précédents ouvrages.
Au physique, il avait une certaine ressemblance avec le Coyote : comme lui, il était construit à coups de hache, était long et maigre comme un échalas, de sorte que, de même que l’Allemand, de n’importe quel côté qu’on le regardât on ne le voyait toujours que de profil.
Mais là s’arrêtait la ressemblance entre les deux hommes.
Sidi-Muley, on ne le connaissait que sous ce nom fantaisiste, était un Parisien pur sang, né en plein faubourg Saint-Antoine; il avait été enfant de troupes, n’avait jamais connu ni père ni mère, et s’était engagé aussitôt qu’il avait eu l’âge d’être soldat; le régiment était devenu sa seule famille.
Il était tout muscles et tout nerfs, très vigoureux et surtout très leste et très adroit à tout ce qu’il faisait; il pouvait avoir, au moment où nous le mettons en scène, quarante-cinq ans peu ou prou.
Il avait le front haut et large, le nez long et bourgeonné, les yeux gris, ronds, vifs et pétillants de malice; les pommettes saillantes, les narines ouvertes et mobiles, la bouche largement fendue, garnie d’une double rangée de dents un peu séparées les unes des autres, blanches et pointues, les lèvres épaisses et sensuelles; le menton fortement accusé et avançant en avant; les cheveux blonds et rares, une longue moustache et une impériale fauves et touffues; le teint d’un rouge de brique, la physionomie railleuse et goguenarde, mais toujours gaie et empreinte de bonhomie; c’était le véritable type de la pratique, qu’on nous passe cette expression, des soldats très braves, mais indisciplinables, des compagnies de discipline, de notre colonie africaine.
Son costume essentiellement débraillé, qu’il portait avec une désinvolture particulière, tenait de tous les costumes en usage dans ces régions : en partie chasseur indien, ranchero et même soldat mexicain, le tout complété par des bottes molles en assez bon état et un fez rouge outrageusement penché sur l’oreille droite; ce fez était tout ce qui lui restait de son uniforme de spahi.
En somme Sidi-Muley était un drôle de corps, ancien spahi, bon à pendre et à dépendre; malin comme un singe; mauvais comme un âne rouge, brave comme un lion, voleur comme un Allemand; dévoué à ses heures, ivrogne à lécher la tonne de Neldelberg, toujours riant et chantant; prenant le temps comme il vient sans autre souci que de bien vivre, il était venu s’échouer dans ces parages lors de l’expédition néfaste du Mexique, à la suite de je ne sais quelle scabreuse affaire; en réalité, c’était un véritable type, très curieux à étudier.
À son débarquement à la Veracruz, le colonel avait rencontré par hasard Sidi-Muley, qu’il avait eu sous ses ordres et qu’il connaissait de longue date; le pauvre diable mourait à peu près de faim. Le colonel, sachant ce qu’il valait, lui avait offert de l’accompagner, offre que l’ancien spahi avait acceptée avec empressement; depuis lors ils ne s’étaient plus quittés; M. de Villiers se félicitait de cette singulière recrue dont le dévouement à toute épreuve était précieux pour lui.
Nous nous sommes peut-être un peu trop étendu sur le portrait de ces personnages, mais comme ils sont appelés à jouer un grand rôle dans cette histoire, il était très important qu’ils fussent bien connus du lecteur.
Le repas tirait sur sa fin; on avait allumé calumets, pipes et cigares en buvant d’excellent café aromatisé par quelques gouttes d’eau-de-vie de France, et qu’on savourait à petites gorgées.
– Avez-vous appris quelque chose, ami Sans-Traces ? demanda le colonel en allumant un cigare.
– Depuis notre séparation, mon colonel, répondit le chasseur, je me suis donné beaucoup de mouvement, mais jusqu’à présent, je n’ai rien terminé; et vous, avez-vous été plus heureux que moi ?
– Pour le premier point je crois avoir ville gagnée.
– Comment cela ?
– Je me suis d’abord rendu à Mexico et, malgré l’antagonisme que je craignais de rencontrer près des autorités mexicaines, je n’ai eu qu’à me louer de mes rapports avec le président de la République; mes droits ont été reconnus complètement, sans la plus légère difficulté; l’on m’a donné tous les papiers nécessaires pour les faire valoir et agir comme bon me semblera pour sauvegarder mes intérêts; on m’a donné carte blanche sur les moyens que je jugerai nécessaire d’employer pour rentrer dans la propriété de ma concession.
– Mais c’est une véritable victoire que vous avez remportée, mon colonel, dit joyeusement le chasseur; à quoi attribuez-vous ce bon vouloir du gouvernement mexicain ?
– À plusieurs causes, dit en riant l’officier, d’abord à l’absence de toute diplomatie et de tout agent français, et surtout à ceci que, aujourd’hui, ma concession se trouve sur le territoire des États-Unis, et que par conséquent, le Mexique est à présent complètement désintéressé dans la question; que le gouvernement de ce pays n’est pas fâché d’être agréable à un officier supérieur français, sans qu’il lui en coûte rien, et en même temps de jouer un mauvais tour à la grande république des États-Unis, qu’il déteste.
– C’est juste, dit Sans-Traces, aussi je crains que vous ne trouviez pas le gouvernement de Washington aussi facile que celui de Mexico.
Le colonel sourit, et après avoir aspiré deux ou trois goulées de fumée pour raviver son cigare qui s’éteignait :
– Vous vous trompez, dit-il.
– Comment cela ?
– Vous allez le comprendre…
– Pardon, mon colonel, si je vous interromps, dit Sidi-Muley.
– Qu’y a-t-il ? demanda l’officier.
– Depuis quelques minutes je suis très intrigué par une espèce de paquet que je vois grouiller là-bas au pied du mahoghani, et je me demande ce que cela peut être.
– C’est vrai, dit le chasseur en se frappant le front, je l’avais oublié.
– Qu’est-ce donc ? interrogea l’officier.
– C’est toute une histoire, mon colonel, je remercie Sidi-Muley de rappeler mes souvenirs; heureusement que nous avons parlé à voix basse.
– Est-ce donc un homme ?
– Oui, mon colonel, et un ennemi redoutable qui plus est.
– Oh ! oh ! un ennemi ?
– Ce paquet, ainsi que le nomme Sidi-Muley, n’est autre que le plus féroce bandit du désert dont, sans doute, vous devez avoir entendu parler.
– Son nom ?
– Le Coyote.
– Le pirate allemand ? s’écria le spahi.
– Lui-même, reprit le chasseur.
– J’ai, en effet, entendu parler de ce drôle comme d’un misérable sans foi ni loi.
– Ajoutez, mon colonel, reprit Sidi-Muley, que les plus féroces bandits tremblent devant lui, et qu’il est exécré.
– Quand je suis arrivé ce soir, à l’endroit où vous m’aviez donné rendez-vous, mon colonel, reprit le chasseur, cet homme, qui s’était embusqué au milieu des branches du mahoghani, s’est rué sur moi à l’improviste et a failli m’assassiner, sans que je sache pour quel motif.
– Je le sais, moi, dit le colonel en hochant la tête d’un air pensif, ou du moins je le devine; continuez Sans-Traces.
– Grâce à ma vigueur peu commune, que le bandit ne soupçonnait pas, reprit le chasseur, je réussis non seulement à déjouer son attaque, mais je m’emparai de lui, je le garrottai comme vous le voyez, et j’allais le transporter bâillonné et aveuglé par une couverture dans une de ces maisons en ruine, où je l’aurais laissé mourir, car je ne voulais pas le tuer de sang-froid; si scélérat que soit cet homme, il me répugnait de lui ôter la vie; en entendant votre signal, je m’arrêtai, pensant que, mieux que moi, vous sauriez ce qu’il convient de faire de ce drôle; je ne sais comment je l’ai oublié.
– Bon ! fit Sidi-Muley en bourrant sa pipe, votre idée était excellente Sans-Traces, vous avez eu tort de ne pas la mettre à exécution; mais il n’y a pas de temps perdu, avec l’autorisation du colonel, je vais lui mettre une couple de balles dans la tête, et ce sera fini.
Et il fit un mouvement pour se lever.
– Ne bouge pas, dit le colonel en l’obligeant à se rasseoir; cet homme ne doit pas mourir ainsi; la première idée de Sans-Traces était excellente, ce misérable mérite un châtiment exemplaire, mais nous n’avons pas le droit de le tuer; en somme, le guet-apens qu’il avait tendu à notre ami a avorté, abandonnons-le dans le désert sans armes et sans vivres, je l’admets, garrottons-le, très bien, mais laissons-lui une chance de se sauver; qu’il puisse appeler au secours. Qui sait si Dieu ne le prendra pas en pitié ! appliquons-lui la loi du désert : elle est assez cruelle sans que nous l’aggravions encore; les angoisses qui le tortureront, le feront peut-être rentrer en lui-même. Vous l’attacherez solidement sur la branche où il s’était embusqué, afin qu’il ne soit pas dévoré vivant par les fauves; enlevez-lui le bâillon et la couverture qui le rend sourd et aveugle et abandonnez-le à la volonté de Dieu, qui seul a le droit de disposer à sa guise de son existence.
– Minno – bon – dit le sachem comanche, le grand chef blanc a bien parlé, le Wacondah – Dieu – est le seul maître de la vie des faces pâles et des hommes rouges; lui seul condamne ou absout.
– Attachez ce misérable sur l’arbre; au lever du soleil, quand nous aurons quitté notre campement de nuit. Sans-Traces restera en arrière pour le débarrasser du bâillon et de la couverture; il est inutile qu’il nous voie et nous connaisse.
– Soit, dit Sidi-Muley en haussant les épaules, mais c’est reculer pour mieux sauter, car un jour ou l’autre, il nous faudra le tuer comme un chien enragé; vous ne connaissez pas ce misérable, vous vous repentirez de lui avoir fait grâce, mon colonel.
– Peut-être, dit l’officier en souriant, mais, quant à présent, nous aurons laissé cet être dégradé entre les mains de Dieu, et nous ne serons pas des meurtriers; si plus tard nous sommes contraints de le tuer, ce sera les armes à la main, en face et en combattant.
– Comme il vous plaira, mon colonel.
– Patience, dit l’officier, j’ai certaines raisons pour l’épargner.
– J’ai trouvé dans ses poches un portefeuille bourré de papiers, dit Sans-Traces.
– Vous lui avez enlevé ces papiers.
– Oui, mon colonel.
– Vous avez bien fait, c’est de bonne guerre; peut-être trouverons-nous de précieux renseignements dans ces papiers.
– C’est ce que j’ai pensé, mon colonel, voici le portefeuille.
Et il le remit à l’officier qui le serra dans une poche de côté de sa redingote de chasse.
– La nuit s’avance, installez cet homme sur la branche où il s’était embusqué, et attachez-le solidement sans cependant le torturer.
Sans-Traces et Sidi-Muley se levèrent aussitôt et se mirent en mesure d’exécuter l’ordre qu’ils avaient reçu.
L’opération n’était pas commode, cependant, après bien des tâtonnements ils réussirent à assujettir solidement le pirate, assis entre trois branches qui formaient un siège naturel, où il était commodément installé.
Le Coyote était complètement passif pendant cette opération à laquelle il ne comprenait rien, mais les deux hommes l’entendaient souffler avec force.
– C’est fait, dit Sidi-Muley en sautant à terre; nous l’avons installé comme une petite maîtresse; s’il se plaint c’est qu’il aura un bien mauvais caractère, ajouta le spahi en riant.
– Le fait est, ajouta Sans-Traces, qu’il lui serait impossible d’être plus commodément installé; il dormira comme un opossum, sans craindre de tomber.
– Avant de nous livrer au sommeil j’achèverai ce que je vous disais quand Sidi-Muley nous interrompit si à propos.
– Ah ! vous le reconnaissez, mon colonel, dit le spahi en riant.
– Certes, et même plus à propos que tu ne peux t’en douter; tu le reconnaîtras bientôt.
– Je ne demande pas mieux, mon colonel.
– Je vous disais que le gouvernement de Washington…
– Oui, colonel, et je vous faisais observer que vous ne le trouveriez pas aussi coulant que celui de Mexico.
– C’est ce qui vous trompe, Sans-Traces, reprit le colonel, je suis allé à Washington.
– Déjà ! fit le chasseur avec surprise.
– Oui, dit en riant l’officier, j’ai vu le président des États-Unis, j’ai été admirablement reçu, par lui, je lui ai présenté ma requête en lui montrant les pièces qui prouvent mon droit. Le président me dit en substance ceci :
« Votre réclamation est juste, monsieur, votre droit est positif; malheureusement, votre concession est située dans l’Arizona, c’est-à-dire dans une contrée où nous n’avons qu’une possession nominale. C’est en vain que nous avons essayé de civiliser et de coloniser cette riche contrée, elle est rebelle à toute colonisation : les émigrants eux-mêmes ont été contraints de se retirer; nous avons, à grand-peine, construit quelques forts isolés qui affirment notre possession, et c’est tout. Je ne puis donc pas vous aider comme je le voudrais, les Indiens bravos et les pirates font la loi sur toute cette contrée et en restent les maîtres. Il vous faut agir vous-même à vos risques et périls; tout ce que je puis faire, c’est de vous autoriser à enrôler des partisans aussi nombreux que vous le jugerez convenable, pour vous assurer la possession de votre concession par les armes; les garnisons des forts vous aideront autant que cela leur sera possible. Acceptez-vous cette protection presque négative ? car notre aide ne vous servira que très peu, je le crains.
« – Dans ces conditions, ai-je répondu, si je ne réussis pas, du moins pourrai-je tenter l’aventure.
« – Vous êtes bien résolu ? reprit le président.
« – Oui, répondis-je.
« – C’est bien, reprit le président, je n’ai plus qu’une condition à vous poser.
« – Laquelle ? demandai-je.
« – La voici, reprit le président : Aussitôt établi sur votre concession, si vous réussissez à vous maintenir, vous commencerez aussitôt l’œuvre de civilisation que, jusqu’à présent, nous n’avons fait qu’ébaucher.
« – Je vous le jure », répondis-je.
« Quatre jours plus tard, je fus appelé à la Maison Blanche; le président de la grande république me remit les pouvoirs les plus étendus et me souhaita de réussir; je pris aussitôt congé et, le jour même, je quittai Washington. Que pensez-vous de cela, Sans-Traces ?
– Hum ! fit le chasseur, vous entreprenez une rude tâche, je crains bien que vous ne réussissiez pas.
– Peut-être, dit Sidi-Muley d’un air pensif.
– J’ai foi dans mon étoile, dit le colonel en riant, je ne sais pourquoi, mais je crois que je réussirai.
– Peut-être, reprit encore Sidi-Muley.
– Ah çà ! tu parles par énigmes, mon garçon, dit le colonel avec bonne humeur.
– La nuit porte conseil, mon colonel, reprit le spahi; demain nous causerons.
– Parbleu, dit le colonel, tu as raison, allons dormir.
Le colonel prit congé de ses compagnons et entra dans le jacal que Sidi-Muley lui avait construit.
Les trois hommes se partagèrent la garde de nuit.
Dix minutes plus tard, le spahi et Sans-Traces dormaient à poings fermés, enveloppés dans leurs couvertures et les pieds au feu.
Le sachem veillait seul.
La nuit fut paisible.
Un peu avant le lever du soleil, Sans-Traces éveilla ses compagnons, les chevaux furent sellés; les trois chasseurs se mirent en selle et s’éloignèrent à toute bride après être convenus avec Sans-Traces d’un rendez-vous à deux lieues plus loin sur un brûlis bien connu du chef comanche.
Lorsque les cavaliers eurent disparu dans les méandres des hautes herbes, le chasseur grimpa sur l’arbre et, ainsi que cela avait été convenu, il débarrassa le bandit de la couverture et lui ôta le bâillon.
– Vas-tu donc me tuer ? dit-il d’une voix sourde au chasseur.
– Non, répondit celui-ci, avant de partir j’ai voulu te laisser une chance de salut.
– Tu m’abandonnes ici, sur cet arbre ?
– Oui, tu pourras appeler à ton secours ceux qui passeront près de toi.
– J’ai la gorge en feu.
– Bois, dit le chasseur en lui mettant sa gourde aux lèvres.
Le pirate but à grands traits.
– Merci, dit-il, tu as donc pitié de moi ?
– Pourquoi te ferais-je souffrir ?
– Et tu me laisses ainsi ?
– Il le faut, si tu te souviens d’une prière, crois-moi, adresse-la à Dieu, car lui seul peut te sauver.
– Oh ! si… s’écria-t-il avec rage.
– Ne blasphème pas, tu as cent fois mérité la mort; adieu, que Dieu te sauve !
– Ah ! je suis maudit ! s’écria le misérable avec désespoir.
Il laissa sa tête tomber en arrière et ferma les yeux, il avait perdu connaissance.
– Pauvre diable ! murmura le chasseur, Sidi-Muley avait raison, mieux valait le tuer; que Dieu ait pitié de lui.
Il jeta un dernier regard de pitié au condamné, et il descendit de l’arbre.
Cinq minutes plus tard, le chasseur galopait à toute bride, sans qu’il fût possible au pirate de savoir quelle direction il avait prise.
En moins d’une heure il rejoignit ses compagnons.
– Eh bien ? demanda le colonel.
– Il ne rêve que de vengeance.
– J’en étais sûr, dit le spahi.
– Dans quelques heures ses idées changeront.
– Je ne crois pas, dit le chasseur, en hochant la tête, c’est un démon, mieux valait le tuer.