Il était un peu plus de midi.
Les rayons du soleil comme des flèches d’or tombaient d’aplomb sur la terre pâmée de chaleur.
Les fauves étaient flatrés dans leurs repaires ignorés, les oiseaux blottis sous la feuillée avaient la tête sous l’aile, un silence de plomb pesait sur le désert.
Le colonel et ses compagnons, leur repas du matin terminé, s’étaient réfugiés sous le couvert pour laisser passer la plus grande chaleur du jour avant de se hasarder à continuer leur voyage.
Chacun s’était installé le plus confortablement possible pour faire une sieste de deux ou trois heures, afin de laisser à l’air le temps de redevenir respirable, car, à cette heure, on était dans une véritable étuve.
Tous les yeux étaient clos; faute de mieux nos personnages voyageaient à toute bride dans le pays des songes, quand, soudain, ils bondirent sur leurs pieds, saisirent leurs armes et s’embusquèrent derrière les troncs énormes des chênes-lièges de la forêt.
Plusieurs coups de feu avaient éclaté avec fracas à une distance assez rapprochée de leur campement.
Presque aussitôt trois cavaliers émergèrent d’une sente de fauves et apparurent sur le brûlis galopant à bride avalée, se retournant sur leur selle pour faire feu en arrière.
Ces cavaliers portaient le costume élégant et pittoresque des riches rancheros mexicains, ils étaient quatre et se serraient autour d’une femme qu’ils conduisaient au milieu d’eux, pour la protéger sans doute.
Bientôt on aperçut à portée de pistolet, au plus, une trentaine de bandits hideux, accourant de toute la rapidité de leurs chevaux qu’ils excitaient par des cris féroces en même temps qu’ils faisaient feu, à demi couchés sur leurs montures.
Sauf le Nuage-Bleu qui, en fait d’armes à feu, n’avait que son fusil, le colonel et ses compagnons avaient chacun vingt-six coups à tirer sans recharger.
Lorsque les bandits passèrent devant les voyageurs, sur un signe du colonel, quatre détonations se firent entendre, quatre hommes tombèrent sur le sol et presque aussitôt, quatre autres roulèrent sur l’herbe, et le feu continua sans interruption.
Les bandits hésitèrent; les fugitifs se voyant soutenus avaient tourné bride, une décharge générale acheva de jeter le désordre dans les rangs des bandits et, sans s’obstiner à continuer une lutte inégale, ils s’enfuirent dans toutes les directions, sans se soucier le moins du monde de leurs blessés qu’ils abandonnèrent sans remords.
L’escarmouche avait à peine duré un quart d’heure.
Tués ou blessés, les bandits avaient perdu seize hommes et cinq chevaux; c’était un grave échec pour eux.
Quelques coups de feu se faisaient encore entendre sous le couvert.
Quelques minutes plus tard, une douzaine de cavaliers arrivèrent au galop brandissant leurs armes et poussant de joyeux hourras.
Ces nouveaux venus étaient évidemment les amis ou les serviteurs des rancheros, que le colonel avait si vigoureusement protégés.
– A hora, dit un des rancheros qui semblait être le chef des autres, avec un geste significatif.
– A hora a deguello esos maleditos, ce qui voulait dire : À présent égorgez ces bandits.
Cet ordre féroce fut aussitôt exécuté sans pitié, et les poches des bandits égorgés retournées avec une prestesse admirable.
Tous les Mexicains mirent pied à terre.
Les quatre rancheros, qui étaient les maîtres des autres, s’avancèrent au-devant du colonel et de ses compagnons.
Celui des rancheros qui avait donné l’ordre implacable, si rapidement exécuté, salua avec une gracieuse courtoisie l’officier français.
– Monsieur, dit-il en excellent français, en s’inclinant, je vous dois la vie ainsi que celle de mes amis et parents, et une autre bien plus précieuse encore, celle de ma sœur doña Luisa que j’ai l’honneur de vous présenter. Maintenant, monsieur, c’est entre nous à la vie et à la mort, faites-moi l’honneur, je vous en supplie, d’accepter mon amitié et de m’accorder la vôtre; l’homme qui a sauvé ma sœur chérie ne peut être que mon frère.
– Je n’ai fait que ce que vous auriez fait vous-même, monsieur, en semblable circonstance, dit le colonel en souriant, voici ma main, j’accepte de grand cœur la précieuse amitié que vous m’offrez si courtoisement : je suis le comte Louis Coulon de Villiers, colonel de l’armée française.
– Et moi, monsieur, répondit aussitôt le ranchero, je suis don José Perez de Sandoval, ancien chargé d’affaires du Mexique en France. Depuis longtemps j’ai l’honneur de vous connaître, colonel, comme un des plus brillants officiers de l’armée française.
Le colonel serra cordialement la main aux parents de don José, et il s’inclina respectueusement devant doña Luisa Perez de Sandoval.
La jeune fille s’inclina et baissa les yeux en rougissant.
Il y eut un silence.
Malgré lui, l’officier se sentait ému et embarrassé devant cette chaste et charmante jeune fille.
Don José Perez de Sandoval sourit en regardant sa sœur et reprit, sans doute dans le but de donner au colonel le temps de reprendre son sang-froid :
– Je désirerais, monsieur, remercier les braves gens, qui, sous vos ordres, nous ont rendu un si grand service.
– Vous les voyez autour de moi, monsieur, répondit le colonel en désignant d’un geste de la main le sachem, Sans-Traces et Sidi-Muley.
– Comment, s’écria le jeune homme en souriant avec surprise, est-ce là toute votre armée !
– Mon Dieu oui, répondit l’officier en riant.
– Caraï ! s’écria don José, à la façon dont ils se sont multipliés je les supposais au moins une vingtaine; c’est affaire à vous, Français, de faire de telles surprises.
Sur l’invitation du colonel on s’était assis sur l’herbe, excepté doña Luisa qui s’était excusée et s’était retirée dans un jacal, que, en un tour de main, Sidi-Muley lui avait construit sur l’ordre du colonel.
Nous devons mentionner un fait qui était passé inaperçu et qui cependant avait une certaine gravité; lorsque don José Perez de Sandoval s’était trouvé en face de Sidi-Muley, il avait posé un doigt sur ses lèvres en fronçant légèrement les sourcils; cet ordre – évidemment c’en était un – avait été compris du spahi, car il avait appuyé la main droite sur son cœur en s’inclinant.
– Je ne comprends pas comment vous avez pu faire un feu si infernal et si bien dirigé, reprit don José.
– Oh ! bien simplement, monsieur, excepté le sachem qui préfère son rifle américain, mes deux compagnons et moi, nous avons des armes de choix, d’abord, puis chacun de nous a quatre revolvers à six coups et un fusil double à canons tournants et portant la baïonnette; nous avons donc, entre nous trois, soixante-dix-huit coups sans être obligés de recharger, ce qui nous donne un grand avantage comme du reste vous vous en êtes aperçu.
– Certes, moi qui avais une escorte de vingt-cinq hommes, qu’aurais-je fait si j’avais eu maille à partir avec vous ? Il me serait arrivé comme aux pirates, nous aurions été contraints de nous sauver au plus vite, ajouta-t-il en riant.
– À propos de ces bandits, comment ont-ils osé vous attaquer ainsi en plein jour ?
– C’est une vieille haine; chaque fois que nous nous rencontrons, nous échangeons quelques coups de fusil.
– Alors, vous les connaissez.
– Oh ! parfaitement, les gens qui m’ont attaqué appartiennent à la cuadrilla du Coyote.
– Le Coyote !
– Oui; le connaîtriez-vous, par hasard ?
– Continuez, je vous répondrai quand vous aurez tout dit.
– Soit, le Coyote savait probablement que je prendrais cette direction, il avait embusqué une soixantaine de pirates sous le couvert; je ne soupçonnais pas cette embuscade, je croyais n’avoir rien à redouter; les bandits profitèrent de notre sécurité pour nous attaquer à l’improviste; ils nous séparèrent de notre escorte et, sans vous et vos braves compagnons, colonel, nous étions perdus; mais je vous jure que ce maudit Coyote me payera cette trahison.
Le colonel se mit à rire.
– Pardon, monsieur, je ne comprends pas.
– Excusez-moi, señor, ce rire n’a rien qui vous puisse regarder, il ne touche que le Coyote qui, pour la première fois de sa vie, a été aujourd’hui soupçonné à tort.
– Soupçonné à tort ! ce scélérat, ce bandit !
– Il est tout ce que vous dites, monsieur, et plus encore.
– Eh bien, colonel ?
– Je vous affirme que le Coyote est innocent du guet-apens dont vous avez failli être victime ce matin, par la raison toute simple qu’il lui était matériellement impossible de quitter, sans aide, l’arbre sur lequel nous l’avions abandonné; et se tournant vers le chasseur : Sans-Traces, dit-il, racontez au señor don José ce qui s’est passé cette nuit et ce matin, c’est-à-dire il y a deux heures, entre vous et le Coyote.
Le coureur des bois obéit et raconta le guet-apens auquel il avait échappé par miracle, et le châtiment infligé au bandit allemand sur l’ordre du colonel.
Don José de Sandoval avait écouté ce récit avec la plus sérieuse attention.
– Vous avez eu tort de faire grâce à ce misérable, dit le jeune homme; vous avez été généreux en pure perte, il fallait le lyncher sans pitié; morte la bête, mort le venin, s’il échappe, et il échappera, car les bandits du désert se soutiennent tous, le bandit n’aura plus qu’un désir, vous assassiner dans quelque coin, voilà ce que vous vaudra votre générosité; je connais la France, où j’ai été pour ainsi dire élevé : vous êtes, vous, Français, presque toujours victimes d’une générosité mal entendue : soit nonchalance, soit mépris, quand vous êtes victimes d’un bandit quelconque, vous lui donnez la clef des champs en lui disant d’aller se faire pendre ailleurs.
– C’est vrai, dit le colonel en riant.
– Le bandit ne se fait pas pendre, reprit don José avec bonne humeur, il poursuit le cours de ses exploits et devient un véritable fléau pour la société et, quatre-vingt-dix fois sur cent, il échappe au châtiment. Au désert, nous raisonnons autrement, nous n’avons qu’une peine, la mort : nous l’appliquons sans hésiter; les coquins le savent, et se tiennent sur leurs gardes. Mais à quoi bon discuter davantage, nous n’arriverions jamais à nous entendre, trop de points nous séparent; vous entendrez bientôt parler de ce misérable Coyote, et Dieu veuille que vous n’ayez pas à regretter votre générosité mal comprise; nous ne sommes pas ici à Paris, mais dans l’Arizona, c’est-à-dire en pleine barbarie; si ce n’était pas considération pour vous, colonel, j’irais moi-même lyncher ce scélérat dont les crimes ont terrifié les plus terribles bandits du désert.
– Peut-être ai-je eu tort, señor don José, les mœurs de cette contrée m’épouvantent; je suis soldat, mais je n’aurai jamais le courage de tuer de sang-froid un scélérat quel qu’il soit et faire œuvre de bourreau; que cet homme se mette devant moi les armes à la main, je le tuerai sans hésiter, mais jamais autrement, quoi qu’il me puisse advenir.
– Oui, oui, j’étais comme vous à mon retour d’Europe, mais j’ai bien vite reconnu que j’étais dupe de mon cœur, j’ai failli dix fois être assassiné par des gredins auxquels j’avais sottement pardonné leurs crimes contre moi; aujourd’hui je suis implacable et inexorable, et je m’en trouve bien; mais laissons cela, si vous êtes pour quelque temps dans ce pays, l’expérience vous apprendra, malgré vous, de quelle façon il faut agir avec les bandits de toute sorte qui pullulent au désert.
– Soit, nous verrons, dit le colonel toujours souriant.
– Cuchillo ! appela le jeune homme.
– Mi amò, répondit un serviteur en accourant.
– Est-ce prêt ?
– Oui, mi amò – mon maître – reprit le serviteur.
– Colonel, reprit don José, j’ai fait préparer quelques rafraîchissements dont je serais heureux de vous voir prendre une part si minime qu’elle soit, nous trinquerons à la France avec des vins de votre pays que j’aime et où j’ai passé de bonnes années trop vite écoulées.
– J’accepte avec le plus grand plaisir l’honneur que vous me faites, señor, en m’invitant à m’asseoir à votre table.
Peut-être, le colonel, dans son for intérieur, espérait-il que doña Luisa de Sandoval assisterait à ce lunch improvisé; mais si telle était sa pensée ou son espoir, il fut trompé, la jeune fille resta dans le jacal, où elle fut servie par ses femmes.
La conversation fut bientôt animée et sur le pied de la plus grande cordialité.
– Vous habitez sans doute en Sonora, dit le colonel; si cela était, moi qui ne connais personne dans ce pays, je serais heureux de cultiver une connaissance si singulièrement entamée.
– Et qui n’en restera pas là, je l’espère; moi et les miens, nous vous devons trop, colonel, pour ne pas vous être tout dévoués et prêts à vous servir en tout ce qui pourra vous être agréable et surtout utile; je possède un pied-à-terre à Paso del Norte, une maison à Urès et une autre à Hermosillo.
– Oh ! oh ! voilà bien des habitations, dit le colonel en riant.
– Oui, dit le jeune homme sur le même ton; notre famille est un peu comme le marquis de Carabas du bon Perrault.
– C’est ce que je pensais.
– Notre famille, très nombreuse et que, je l’espère, vous connaîtrez bientôt, réside dans une grande propriété située dans l’Arizona même.
– En pleine barbarie, s’écria l’officier avec surprise.
– Mon Dieu oui, mais cette habitation n’en est pas moins confortable pour cela; vous la verrez, et vous serez émerveillé.
– Comment, au milieu des bandits ?
– Et des Indiens bravos, ajouta en riant don José : attendez-vous à des surprises de toute sorte; puis-je vous demander où vous vous rendez en ce moment ?
– Je viens des États-Unis où j’avais certaines affaires à régler, j’ai fait le voyage en véritable touriste, je viens de traverser le désert, je compte m’arrêter pendant quelque temps à Paso del Norte.
– Alors, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous ferons route de compagnie.
– Avec le plus grand plaisir.
– Voilà qui est convenu, nous partirons dans deux heures, nous arriverons demain de bonne heure au Paso del Norte.
– Je m’abandonne complètement à vous.
– Soyez tranquille, colonel, vous aurez en moi un bon cicérone.
– J’en suis convaincu.
– Êtes-vous pressé ?
– Nullement, mes affaires sont en bonne voie, mais il me faut attendre un mois ou deux, soit à Paso del Norte, soit à Hermosillo.
– Alors tout est bien; je dois pousser une reconnaissance jusqu’à Morella pour visiter un de mes parents, c’est un voyage de quinze jours au plus, puis, je serai tout à vous.
Cuchillo s’approcha en ce moment de son maître et lui dit quelques mots à voix basse.
– Pardieu, voilà qui est singulier, dit don José en riant, vous ne savez pas ce que l’on m’annonce ?
– Quoi donc ? demanda l’officier.
– On nous donne des nouvelles du Coyote.
– Oh ! oh ! s’est-il échappé ?
– Vous avez deviné du premier coup.
– Tant mieux pour lui, en somme.
– Hum ! fit don José en souriant, peut-être; permettez-vous que les porteurs de nouvelles viennent en notre présence ?
– Pourquoi donc pas ?
– Parce que ce sont des Apaches, les plus terribles voleurs et ivrognes du désert.
– J’ai beaucoup entendu parler de ces Indiens, mais je n’en ai jamais vu, je vous avoue que je serais très curieux de faire leur connaissance.
– Soit. Savez-vous l’espagnol ?
– Très bien.
– Alors je les prierai de s’exprimer dans cette langue qu’ils parlent tous couramment, bien qu’ils s’obstinent à feindre de l’ignorer; mais ils feront ce que je voudrai.
Don José se tourna vers Cuchillo.
– Combien sont-ils de chefs ? demanda-t-il.
– Un sachem et deux ulmenes, en tout trois, répondit Cuchillo.
– Très bien, apporte d’abord trois bouteilles d’eau-de-vie, puis tu amèneras les chefs. Ah ! combien de guerriers ?
– Une vingtaine.
– Hum ! Avons-nous de l’eau-de-vie commune ?
– Non, mi amò, mais nous avons deux barillets de pulque.
– Le pulque suffira, tu rouleras ici un barillet.
– Oui, mi amò.
– Va, et hâte-toi.
Cuchillo partit en courant.
– Les Apaches, reprit don José, sont très curieux à étudier, ils sont braves et très rusés, mais ils sont ivrognes, voleurs et pillards, sans foi ni loi.
– Vous ne craignez pas…
– Moi ! interrompit le jeune homme en se redressant; ces démons adorent ma famille, je n’ai rien à redouter d’eux, ils me sont dévoués, sur un geste, un clignement d’yeux, ils m’obéissent.
Cuchillo avait en un tour de main exécuté les ordres qu’il avait reçus de son maître.
Sur un geste de don José, il amena les chefs apaches en présence des voyageurs.
Les trois hommes qui parurent étaient bien des enfants du désert, fiers, hautains, cauteleux, rusés, trompeurs, le regard chercheur, ne se fixant jamais.
Ces chefs étaient sans doute en expédition, car ils étaient peints et armés en guerre.
Ils étaient à demi nus, ce qui permettait de voir leur torse athlétique; cependant leurs bras étaient maigres et sans biceps; ils se drapaient avec grâce dans de larges couvertures; leurs cheveux étaient retenus par une bandelette de laine rouge qui les ceignait au-dessus des oreilles.
Le sachem, homme de haute taille, avait une physionomie altière et imposante; une plume d’aigle était fichée au milieu de sa touffe de guerre, son bouclier en osier, recouvert de cuir de bison à demi tanné, était attaché à gauche de sa ceinture, près de son sac à balles; à la main droite il tenait un éventail fait d’une aile d’aigle pêcheur, il était le seul qui portât un semblable ornement : seuls, les chefs renommés ont le droit de s’en servir; un ikochotah ou sifflet de guerre, fait d’un tibia humain, pendait sur sa poitrine, retenu par une légère chaîne d’or et mêlé à des médailles de toutes sortes en or, en argent, en bronze et même en platine, et à des wampoums; les mocksens garnis de piquants de porc-épic et brodés avec des perles de verre de toutes couleurs; des queues de loup étaient attachées aux talons des mocksens, ornement très envié : les grands braves seuls ont le droit de porter ces queues aux talons.
Chefs et simples guerriers, les vêtements sont presque semblables, les étoffes et les fourrures seules établissent la différence; ce qui, surtout, les fait reconnaître, ce sont les armes d’un prix plus élevé que celles des guerriers vulgaires; cette distinction est sensible pour les fusils; seuls, les chefs et les grands braves de la nation ont le droit de porter un fusil.
Ajoutons que guerriers et ulmenes étaient d’une saleté dégoûtante et même honteuse; ils sentaient à plein nez la graisse rance et empestaient.
Seul le grand chef était d’une propreté méticuleuse et d’une coquetterie poussée même un peu trop loin; son fusil, de nouveau modèle et se chargeant par la culasse, ainsi que ses autres armes, machète et couteau à scalper, étaient tenus avec un soin extrême.
Ce chef formait un complet contraste avec les deux autres chefs dont l’apparence brutale et féroce ne prévenait que très peu en leur faveur.
Les chefs, après les salutations habituelles, firent quelques pas en arrière laissant ainsi le sachem isolé, par étiquette et surtout par respect.
– Je suis heureux de voir la Grande-Panthère, dit don José au chef, il y a plusieurs lunes que je n’ai rencontré le chef de la tribu de l’Ours gris; je m’exprime dans la langue des Yanis-aki – Espagnols – parce que des faces pâles sont venues me faire visite, et ils ignorent la langue de mon frère.
– Quelle que soit la langue parlée par l’Oiseau-de-Nuit, ses frères, les Apaches de l’Ours gris, savent qu’il n’a pas la langue fourchue et que toujours les paroles soufflées par sa poitrine viennent du cœur.
– La Grande-Panthère est un guerrier très sage et très habile. Que désire-t-il dire à son frère ? il peut lui parler sans réticences : le cœur de l’Oiseau-de-Nuit n’a plus une seule peau qui l’empêche de voir son ami.
– Le chef le sait; voilà ce que disent les sagamores de la nation apache, la plus puissante des territoires giboyeux et du pays de Cibola, sur lequel repose le monde : la terre nous appartient, le Wacondah l’a donnée à nos pères pour l’habiter et y vivre; pourquoi des faces pâles, méchants, cruels et sans foi, entendent-ils chasser, malgré nous, sur nos territoires de chasse, est-ce juste ? non. Les sagamores apaches disent : Tenons un grand conseil médecine avec nos frères les Comanches, les Pauwies-loups, les Kenn’ahs, les Pieds-Noirs et les autres tribus et nations, pour que les chefs décident ce qui doit être fait; notre père, le grand sagamore des Comanches des lacs et des prairies, enverra le hachesto – crieur public – dans tous les atepelts – villages – afin de prévenir les chefs de chaque nation; et se tournant vers les deux ulmenes, il ajouta : Les deux chefs m’ont entendu; ai-je bien parlé, hommes puissants ?
Les deux ulmenes s’inclinèrent silencieusement.
– Je répéterai à mon père, le grand sagamore des Comanches, ce que m’a dit la Grande-Panthère, par les ordres des sagamores apaches; j’insisterai respectueusement pour obtenir de mon père le sagamore, qu’il fasse ce que désirent les Apaches de l’Ours gris.
– Mon frère est sage et juste, les sachems apaches le remercient.
– Mon frère, la Grande-Panthère, a-t-il donc de nouveaux griefs contre les pirates sang-mêlé et faces pâles ?
– Le Coyote a tenté de tuer la Grande-Panthère, pendant que le chef avait pitié de lui et venait à son secours.
– Il y a longtemps de cela ?
– Aujourd’hui à l’Endit-ah – à l’aube.
– Ah ! ah ! que s’est-il donc passé ?
– Que mon frère écoute son ami, la langue du chef ne sera pas fourchue, il ne dira que ce qui est vrai.
– Je vous écoute, chef. Je sais que vos paroles seront celles d’un sachem parlant avec un ami.
– Ce matin, un peu avant le lever du soleil, je traversais avec mes guerriers la Vallée des ombres, mes guerriers suivaient l’orée de la forêt, presque en face du Kali – maison – en pierre de Moctekuzoma – l’homme sévère.
– Je connais l’endroit dont vous parlez chef, il y a là un mahoghani entre quatre cèdres.
– Mon frère connaît très bien le lieu dont je parle; tout à coup des cris et des gémissements se firent entendre avec une grande force; ces cris et ces gémissements semblaient partir du haut du mahoghani; mes guerriers et les grands braves eux-mêmes tremblaient d’épouvante; ils prétendaient que les guerriers des temps passés qui habitent la vallée n’aiment pas qu’on traverse leur vallée la nuit, et que le guerrier qui se risquerait à monter sur l’arbre aurait peut-être le cou tordu par les fantômes. Voyant que tous ils tremblaient et étaient incapables de m’obéir, je me décidai à monter pour leur faire honte de leurs pusillanimité : je les appelai vieilles femmes bavardes, et je montai sur l’arbre; les cris continuaient toujours. Bientôt j’aperçus le Coyote garrotté des pieds à la tête et solidement attaché à une grosse branche.
« – Viens-tu me délivrer, me dit-il ?
« Je lui répondis oui.
« – Qui t’a ainsi attaché ?, lui demandai-je tout en coupant les tours de la reata qui le garrottait.
« – Qu’est-ce que cela te fait, imbécile, me dit-il en riant; est-ce que mes affaires te regardent, espèce de brute sans raison.
« – Retiens ta langue, je ne suis pas patient.
« – Qu’est-ce que cela me fait, je suis libre maintenant, je me moque de toi, double idiot, et il se dressa sur la branche, sot qui m’as détaché… tiens, voilà pour te remercier du service que tu m’as rendu.
« Et, me poussant de toutes ses forces :
« – Va-t’en au diable, ajouta-t-il en ricanant.
– Cela ne m’étonne pas de la part de ce scélérat, il est plus misérable que les animaux les plus féroces, car ils sont reconnaissants, tandis que ce bandit n’a pas de cœur. Qu’arriva-t-il ?
– Je faillis être lancé du haut de l’arbre sur le sol; je ne comprends pas encore comment j’ai réussi à me maintenir sur la branche après la violente secousse que j’avais reçue. J’étais exaspéré contre ce bandit; je me jetai sur lui avec une rage indicible, ses membres étaient encore engourdis, ses forces n’étaient pas complètement revenues, sans cela il m’aurait tué.
– Oui, il possède une vigueur extraordinaire.
– La lutte ne dura pas longtemps. Je réussis à le mettre sous moi et à le maîtriser; le bandit soufflait comme un bison quand il sent le jaguar; le Coyote se débattait, je craignais qu’il ne s’échappât; je le saisis par son abondante chevelure.
« – Tu es lâche, lui dis-je, tu abuses de ta force, moi, qui t’avais sauvé, tu as essayé de m’assassiner, tu es plus féroce que l’ours gris.
« – Tue-moi donc tout de suite, au lieu de me dire un tas de sottises qui n’ont ni queue ni tête.
« – Non, je ne te tuerai pas, répondis-je.
« Et le prenant à l’improviste, je lui enlevai la chevelure d’un seul coup. Il poussa des hurlements de douleur et éclata en sanglots comme une vieille femme. Cette face pâle est bien nommée le Coyote, il est à la fois lâche et féroce : ce n’était plus du mépris que j’éprouvais pour lui, c’était du dégoût; je le contraignis à descendre de l’arbre, le sang ruisselait de son crâne et l’aveuglait; à chaque seconde, il s’arrêtait en geignant, je le piquais avec la pointe de mon couteau à scalper pour le presser; en arrivant à terre, il se laissa tomber sur l’herbe en me suppliant de l’achever.
« – Non, lui dis-je, je ne te tuerai pas; libre à toi d’en finir avec ta misérable existence; mais, tu n’auras pas le courage de te débarrasser de la vie; les Apaches s’entendent mieux que les faces pâles en tortures; tu vivras sans chevelure, la tienne sera jetée aux chiens comme étant celle d’un scélérat sans cœur; voici des vivres, un couteau et un briquet, tu es libre, on guérit facilement du scalp, dans quelques jours tu auras repris toutes tes forces, que le Wacondah, qui est le maître de la vie, te juge ! Souviens-toi du châtiment que je t’ai infligé et que depuis longtemps tu as mérité; si je te retrouve sur ma route, chaque fois que le hasard nous remettra face à face, je te couperai soit une oreille, soit le nez, et toujours ainsi jusqu’à ce que tu te fasses horreur à toi-même. En un mot, je te tuerai peu à peu, petit à petit; te voilà averti, il faut que tu souffres des tortures horribles : prends ce cheval, ajoutai-je en l’obligeant à se mettre en selle, pars et souviens-toi de mes paroles et surtout de mes menaces.
« Il ne me répondit pas un seul mot et s’éloigna à bride avalée. Que pense le fils du grand sagamore des Comanches des lacs et des prairies ?
– Je pense que la Grande-Panthère s’est conduite comme le devait faire un chef aussi célèbre, le Coyote a été traité comme il aurait dû l’être depuis longtemps; le chef boira-t-il du vin des visages pâles avec son frère ?
– Le vin est bon pour les enfants et les femmes, dit sentencieusement le sachem apache, mais l’eau de feu est le lait des guerriers apaches.
– Qu’il soit fait comme le désire le chef, j’ai trois bouteilles d’eau de feu pour lui et les autres chefs, et voici un barillet de pulque que je le prie d’accepter pour ses guerriers; je regrette d’être ainsi pris à l’improviste par mon frère; mais j’espère être plus heureux à la première visite de mon frère.
– Mon frère a toujours la main ouverte pour ses amis Peaux-Rouges, la Grande-Panthère préfère une peau de raton donnée par lui qu’une fourrure d’ours gris offerte par un autre, car le chef sait que le présent fait par mon frère vient du cœur; je remercie mon frère, l’Oiseau-de-Nuit, pour mes guerriers et pour moi.
Les Apaches prirent alors congé avec toute l’étiquette indienne, et ils s’éloignèrent à toute bride sur leurs magnifiques mustangs aussi indomptés que leurs maîtres.
– Eh bien, colonel, que pensez-vous des Apaches ?
– Ce sont à mon avis des ennemis terribles et une race intelligente et guerrière.
– C’est vrai, reprit don José, malheureusement les Apaches sont ivrognes, l’eau-de-vie les abrutit et les rend fous; je vous montrerai les véritables rois du désert, braves, intelligents, possédant toutes les grandes qualités de la vie des nomades, et surtout sobres et ne buvant que de l’eau.
– Quels sont les Peaux-Rouges dont vous faites un si grand éloge ?
– Les Comanches, colonel, vous les verrez et vous reconnaîtrez que je suis au-dessous de la vérité.
– Vous me ferez un grand plaisir; ah çà, ajouta le colonel, ce pauvre diable d’Allemand n’a pas eu de chance avec les Apaches.
– Par sa faute, il n’a eu que ce qu’il méritait; soyez certain que toutes ces mésaventures ne le corrigeront pas; trouvez-vous que les Apaches s’entendent en tortures, hein ?
– Bigre ! dit le colonel, ce sont des démons.
– Il est trois heures de l’après-dîner, si nous reprenions notre voyage, dit don José.
– Je ne demande pas mieux, répondit le comte.
– Alors en route, reprit le jeune homme.
Et il donna le signal du départ.
Cinq minutes plus tard les voyageurs quittaient le brûlis, abandonnant sans sépulture les cadavres des bandits tués pendant l’escarmouche et que le Nuage-Bleu avait consciencieusement scalpés.