Chapitre IV Le campement

L’Oncle Jérémiah était un magistrat, nommé à la majorité dans le Town-Meeting ; il aurait donc eu le droit de requérir, par corvée, des travailleurs pour frayer les routes ; mais la croûte glacée de la neige est assez forte pour porter le plus lourd traîneau avec son double attelage, alors même que les chevaux eussent marché au galop.

– En avant les enfants ! ça va ! cria le Brigadier lorsque la marche fut commencée.

– Ça va ! Père, répondit Luther ; rien ne nous empêche de trotter rudement jusqu’à ce que nous ayons atteint les bois.

– Bien sûr ! et pourquoi ne ferions-nous pas une vingtaine de milles avant d’y arriver ? Quand nous serons dans les fourrés nous ne pourrons franchir que douze milles par jour, au plus. En tous cas, il faut nous attendre au dégel, sans quoi nous aurons à camper une semaine ou deux ; n’est-ce pas, Iry ?

Le maître d’école fit un signe d’assentiment ; tout à coup son compagnon, le plus âgé des Frazier, tressaillit, et le regarda avec curiosité.

– Iry ! Ira ! murmura-t-il ; votre nom n’est-il point Burleigh.

– C’est mon nom, sir ; Ira Burleigh.

– Mais ! Seriez vous ce garçon qui devait se marier prochainement ?

Le visage du maître d’école passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, et il se disposait à répondre, lorsque l’autre partit d’un grossier éclat de rire, puis se rapprochant de son frère qui occupait le second traîneau :

– Par ici, Joë, par ici ! lui cria-t-il, range-toi contre mon Sleigh (traîneau). Pardon, général ; j’ai deux mots à dire à Joë, ajouta-t-il en posant lourdement sa main sur les rênes, au grand étonnement de l’Oncle Jerry.

Joë fit ce que demandait son frère :

– Quoi de nouveau Bob ? Dit-il en se penchant vers lui.

– Que penses-tu de ce mariage, Joë, hein ?

– Oh ! Malheur ! Ne me parle pas de noces ici ! Je n’en veux pas entendre un seul mot. Si je n’avais pas promis à Ned de tirer au clair cette maudite affaire, je veux être pendu si je m’en occuperais. Que Diable ! As-tu à me tracasser pour ça, Bob ?

– Si tu savais retenir ta langue devant les étrangers, nous verrions une bonne farce, Joë.

– Voilà, général, voilà ! Encore une minute, nous allons marcher comme l’éclair. – Tu sais ce que frère Ned nous a dit en nous racontant ce qu’il y avait dans l’air… et ce que nous lui avons promis ?

– Eh bien ! qu’as-tu à me regarder comme si tu te cassais les dents sur une boulette de beurre ? N’avons-nous pas été muets ? N’avons-nous pas tenu notre promesse ?

– Tiens-toi bien ! Regarde ce garçon, là, à côté de moi.

– Je le vois, après ?

– L’as-tu déjà vu quelque part ?

– Jamais.

– Le reconnaîtrais-tu s’il lui prenait envie de marcher sur nos talons ?

– Certainement.

– Joë !… c’est M. Ira Burleigh.

– Tonnerre ! Que me dis-tu ? Comment as-tu su cela ?

– Il n’y a pas plus de cinq minutes.

– C’est par le grand chasseur de moose, hein ?

L’Oncle Jérémiah dressa l’oreille et regarda Frazier.

– Oui, Joë, j’ai fait un pari avec le Brigadier lui-même, si la vérité est connue.

– Ah ! C’est comme ça, frère ? répondit Joë à voix basse, cherchant à distinguer les traits de Burleigh sous son capuchon, et sifflant d’une façon si comique que le Brigadier ne put s’empêcher de rire.

– En avant ! en avant ! garçons ! cria-t-il tout à coup, en craignant les rênes et mettant les chevaux au triple galop ; Hurrah ! Pour le futur ! Trois bans pour le fiancé !

Le maître d’école se tourna brusquement vers lui, la main sur la crosse de son fusil, prêt à faire une réponse violente ; mais après un court combat intérieur, il releva vivement son capuchon et donna une claque sur la cuisse du mauvais plaisant, si fort qu’il en ressauta. Le Brigadier prit un air embarrassé, personne ne dit mot et un silence de mort régna pendant que les chevaux, blancs d’écume et de givre, soufflaient au sommet d’une rude côte.

Burleigh et l’Oncle Jerry se regardèrent à la dérobée cherchant à comprendre ce que tout cela voulait dire, et ne sachant comment concilier le mutisme préalable et la grossière loquacité actuelle des deux voyageurs.

Néanmoins, ce petit incident n’eut pas de suites, et jamais partie de chasse ne fut plus joyeuse, plus bruyante, plus animée ; il y avait quatre traîneaux attelés chacun de trois chevaux, et de nouvelles recrues vinrent s’y joindre avant qu’on eût quitté les bords de la rivière. Les petits chiens étaient exaspérés d’ardeur ; ils sentaient la poudre et comprenaient très-bien qu’il s’agissait de quelque gibier solennel, plus important que l’ours, le loup, ou le renard, voire même le cariboo. Aussi quels bonds ! quelles culbutes ! Parfois la meute entière disparaissait sous la neige trépignée trop étourdiment, et ne reparaissait à la surface qu’après s’être ouverte une voie souterraine. Le vieux Watch ne partageait point ces idées folâtres, et gardant son sérieux d’une façon imperturbable se réservait pour les grandes occasions.

On courut vaillamment pendant près d’une heure sur la lisière des grands bois, mais bientôt il fallut traverser des fourrés presque impraticables. La neige amoncelée et moutonnante comme les vagues de la mer opposait aux chevaux de continuels obstacles qui les faisaient souvent culbuter entraînant avec eux les traîneaux. Mais tout l’équipage était bientôt remis sur pied et la course continuait avec une nouvelle ardeur.

Il ne faisait presque pas de vent ; mais le froid était rude ; il gelait à pierre fendre. Tous les érables à sucre avaient leurs écorces largement crevassées ; c’était un temps favorable pour la récolte du sucre. Seulement les gelées extraordinaires qui venaient de se déclarer avaient arrêté tous les travaux ; les chasseurs aperçurent, sur leur route, de nombreux établissements forestiers abandonnés, demi-ensevelis sous la neige ; les nombreux fourneaux, marmites, chaudrons et cuves étaient gelés et disloqués par la rigueur excessive de la température. Toute une armée de travailleurs venus des quatre coins de l’horizon avaient disparu comme une volée d’oiseaux de passage.

Le Brigadier profita d’un campement encore assez bien frayé pour y faire halte, donner à boire et à manger aux chevaux. Son premier soin fut de rompre le silence qui lui pesait, et de rétablir la bonne harmonie dans la petite troupe.

– Y a-t-il des érables à sucre dans votre pays ? demanda-t-il à Frazier aîné.

– Oh ! oui ! ils forment bien le quart de nos forêts.

– Diable ! Faites-vous du sucre ?

– Pas beaucoup. Nous ne sommes pas assez patients. Mais les Français en fabriquent passablement.

– Quelle récolte produit un arbre chez vous ?

Frazier hocha la tête et regarda le maître d’école comme pour l’appeler à son secours. Ce dernier qui lui gardait encore un peut rancune, ne se pressa pas de répondre à ce muet appel ; néanmoins, voyant dans les yeux du jeune homme une intention conciliatrice, il se prêta de bonne grâce à faire la paix.

– Je crois, sir, dit-il, que sous la latitude dont il s’agit, le rendement d’un arbre ne doit pas excéder deux pounds (livres).

– Pas plus que ça ! interrompit le Brigadier ; comment, farceur ! ici on tire jusqu’à six pounds par pied de bonne venue comme ceux que nous voyons. Tu le sais bien, Iry.

Le maître d’école fit un signe affirmatif.

– Et cette année je gage qu’on passera six. Qu’en penses-tu, Iry ?

– Je le crois, jamais saison ne fut plus favorable ; je n’avais, aussi, jamais vu tant de cabanes et de fourneaux.

– Oui vraiment ! J’en suis épaté.

Frazier, à ce mot, partit d’un gros éclat de rire, et la cordialité régna sans le moindre nuage.

Midi était arrivé ;… l’heure du dîner lorsqu’on était au logis : le Brigadier n’eut garde de l’oublier. Après avoir réuni tous les joyeux convives, y compris les chiens, il plongea les mains sous les couvertures, dans les mystérieuses profondeurs de son traîneau, et retira toute une cargaison de vivres solides et friands, de liquides aussi agréables à voir et à sentir qu’à boire. Puis, se sentant en gaîté, il bondit à pieds joints hors du sleigh et retomba sur ses pointes aussi légèrement qu’eût pu le faire Fanni Essler ou toute autre demi-déesse aérienne.

Le repas commença et fut signalé par la prodigieuse prouesse de mâchoires. Dès ce moment les chasseurs avaient cessé d’être solitaires ; de grands corbeaux grisonnants, commencèrent à tournoyer autour d’eux attendant les restes du festin ; plus d’un écureuil voltigea de branche en branche dans leur voisinage ; pendant que gagnant silencieusement le dessous du vent, un grand loup maigre ou un renard explorait les broussailles, en flairant avec inquiétude et convoitise ces odeurs inusitées d’hommes et de pâtés, de chevaux et de grillades, de chiens et de poissons frits.

Le bruit de la cavalcade avait aussi excité l’attention des habitations disséminées çà et là sur la litière des bois : des forestiers, des trappeurs, des settlers, étaient accourus pour voir passer cette chasse bruyante ; les uns, arrivés trop tard, n’apercevant rien, avaient frissonné en pensant que ce pouvait bien être la chevauché fantastique des huit joueurs de quilles, ou une vision de l’autre monde ; les autres, après avoir observé les empreintes des traîneaux, et celles des chevaux, avaient regardé d’un air de méfiance dans la direction de la vieille hôtellerie, bien connue pour être hantée, et avaient grommelé quelques mots impolis à l’adresse du Vieux Chasse-Diable, autrement dit l’Oncle Jerry.

Mais, en vérité, le digne homme s’inquiétait bien peu de ce qui était autour de lui ou derrière : avant et après le dîner, siffler une copieuse goutte de Brandy ; bien manger, bien rire, parler joyeusement, ce fut, pendant une heure, son unique affaire ; après quoi la galopade recommença avec accompagnement obligé de grelots d’aboiements, et de cris joyeux. Watch lui-même, le vieux Watch se répandit en gambades, en mugissants aboiements, comme s’il eut rajeuni ainsi que son maître.

Vers la tombée de la nuit tout ce fracas fut apaisé, il fallut songer au repos. Les roquets furent rappelés et attachés, avec permission de se coucher dans les traîneaux.

L’Oncle Jérémiah remarqua dans le temps des signes précurseurs du dégel ; il en fit l’observation à Burleigh :

– Si l’atmosphère est assez radoucie, après demain soir, dit le jeune homme, nous pourrons marcher avec nos raquettes, nous laisserons les chevaux au campement.

– Oui, Iry, il y a chance pour cela, je vois que vous connaissez l’affaire, quoique, à mon avis, vous n’ayez jamais dû voir de moose dans ces montagnes. Si nous manœuvrons bien, nous serons bientôt sur les talons de ce gaillard-là ; dans tous les cas, nous sommes sûrs de la vache et des veaux, si le mâle est obligé de faire la trace.

– Ne nous pressons pas, sir ; voici le moment de camper ; il nous faut encore un jour pour atteindre la piste.

À ce moment un chien aboya ; un autre lui répondit ; il n’en fallut pas d’avantage pour mettre sur pied toute la meute qui se mit à crier du haut du gosier.

– Paix là ! paix canaillée ! hurla le Brigadier en joignant aux paroles l’éloquence du fouet. Il ne faut pas leur laisser faire tout ce vacarme qu’on pourrait entendre à cent milles à la ronde ; le moose en prendra l’alarme. Bon ! voilà encore ! On va vous museler, mauvaise race ! Sans quoi vous ne ferez que des sottises.

– Comme vos yeux brillent, master Burleigh dit tout à coup Luther après un long silence.

– Là ! là ! doucement dit le Brigadier ; la jeunesse doit apprendre à tenir sa langue muette… elle fera bien de commencer ce soir.

– D’autant mieux, répliqua Burleigh, que le simple bruit d’une branche rompue fait souvent fuir le moose à vingt ou trente milles tout d’une traite : ça a l’oreille si fine ! Les Indiens, qui l’appellent « Aptaptou », prétendent qu’il entend l’herbe croître et les étoiles marcher.

– Voici une expédition magnifique, et un beau temps, Ira, hein ?

– Mieux que ça, incomparable si nous pouvons marcher en raquettes comme je l’espère… Oui, le vent a changé, l’air se radoucit.

– C’est bien ce qu’il nous fallait, reprit joyeusement le Brigadier en se frottant les mains. Où sommes nous, à peu près ? demanda-t-il à Bob Frazier.

Celui ci roula des yeux inquiets autour de lui, regarda tour à tour les collines et les vallées, puis il chercha à sonder l’épaisseur des bois ; enfin il leva les yeux en l’air murmurant quelques mots sur « l’Étoile polaire » et ne sut que dire ; il avait l’air tout ahuri et déconcerté.

Le Brigadier le contemplait avec inquiétude ; Burleigh, toujours imperturbable, gardait une tranquillité parfaite, mais de singulière apparence.

– Je vous déclare, Général, dit enfin Frazier, que je suis tout dérouté. Nous avons traversé et retraversé les bois en changeant si souvent de direction que… sur la piste… dont nous avons parlé… : mais voyons ce que dira mon frère. Hé ! Joë !

– Qu’est-ce qu’il y a, Bob ?

– Venez par ici, voulez-vous ?

Joë, d’un saut fut près des causeurs.

– Êtes-vous un peu en pays de connaissance, Joë ?

– Quelle connaissance ?

– Allons, bon ! où sommes-nous, je dis ?

– Ma foi, non ! depuis les vingt derniers milles, je n’y connais rien.

– Malédiction ! et pourquoi n’as-tu rien dit ?

– Que voulais-tu que je dise ? Je pensais que tu savais ton affaire : tu marchais en avant, je n’avais qu’à te suivre.

– Vous êtes parfaitement sérieux, Joë ?

– Parfaitement !

– Vous savez ce que vous dites ?

– Très bien, Bob !

– Je vous en fais mon compliment ! consultons le maître d’école.

– Vous feriez bien : les effets de la neige m’éblouissent, la poussière glacée m’entre dans les yeux, je suis gelé… vous pouvez voir toute ma respiration sur ma peau de buffle.

– Oh ! étourdi ! soyez donc sérieux une fois en votre vie !

– Parlez au Brigadier.

Ce dernier hocha la tête :

– Je ne suis pas familier avec ce pays ; il y a une douzaine de milles, j’ai vu un sentier qui mène à un campement fait depuis cinq ou six ans. Mais ici je suis tout à fait hors de ma latitude.

– Qu’allons-nous faire, maintenant ? dit Joë.

– Ce que nous allons faire… ! répliqua Bob ;… piquer droit, et faire encore une bonne traite d’ici à la nuit ; ensuite nous tiendrons consultation. Car nous ne pouvons songer à battre en retraite ; n’est-ce pas l’ancien… ? pardon, sir : que dites-vous de cela ?

– Jamais ! répondit le vieillard avec énergie ! allons ! garçon, tenons un conseil de guerre :

Chacun se réunit autour de lui, et il ouvrit ainsi la conférence :

– Mes amis ! la première question à l’ordre du jour est celle-ci : où sommes nous… ? où diable sommes-nous ?

Personne ne répondit ; la question fut réitérée avec un grand sérieux, sans résultat : alors l’Oncle Jérémiah commença à jeter autour de lui des regards mécontents.

– Demandez à M. Burleigh, fit Joë en l’indiquant de la tête.

– Voyons, Iry, dit le Brigadier en se tournant vers lui ; que dis-tu… ? as-tu quelque idée du lieu où nous sommes ?

– Parfaitement ; je connais très-bien tout le voisinage : nous sommes à vingt milles, nord-est, du lac Moose-Head.

– Pas possible !

– Et si nous sommes sages, nous camperons dans le bois le plus proche, pendant qu’il fait encore assez jour pour trouver une source ; et nous ne devrons pas perdre une minute.

– Vite ! campons, mes garçons ! Où trouves-tu le bois le plus proche ?

– Par ici, répliqua Burleigh ; et je serai bien étonné, si après demain à l’aurore, je ne vous mène pas droit au bouquet d’érables, près duquel les deux étrangers ont remarqué les arbres écorcés et la neige piétinée.

– Tu parles d’or, Iry ; touche-moi la main !

– Hurrah, pour nous ! cria Luther.

– Hurrah ! hurrah ! répétèrent en écho Paletiah et le cocher, s’escrimant à qui montrerait les meilleurs poumons.

L’itinéraire ainsi tracé devenait facile et immanquable. Les deux voyageurs ne purent contenir leur allégresse : un roquet hurla d’une façon lamentable, Watch répondit par un sourd grondement ; Joë venait de leur pincer la queue en signe de réjouissance.

– Paix là ! sir, dit impérativement le Brigadier ; nous voici dans le bois.

L’entrée de la cavalcade sous les voûtes sombres des feuillages eut quelque chose de fantastique ; les échos des clairières renvoyaient au loin le tintement des grelots, le bruit sur la glace des pas précipités des chevaux, les cris brefs de leurs conducteurs : les longs arbres recourbés en berceaux étaient empourprés des derniers rayons du soleil couchant, qui leur envoyait sa gloire lumineuse à travers les brumes du soir ; on aurait dit une gigantesque illumination allumée par quelque esprit de la forêt en l’honneur des nouveaux arrivants.

Une heure fut employée à fouiller les broussailles, à se frayer passage au travers des fondrières où les chevaux disparaissaient sous la neige, à batailler contre les avalanches qui roulaient des hauteurs : enfin on atteignit un plateau bien abrité que le maître d’école déclara parfait pour le campement.

– Encore une poignée de main, Iry ! s’écria le Brigadier au comble de la joie ; tu es un homme, toi !

Les chevaux furent aussitôt débarrassés de leurs harnais, couverts de peaux de moutons, et solidement attachés : ensuite, jouant activement de la hache, chaque chasseur s’occupa de faire place nette, et en quelques instants le sol fut aplani. La neige, rejetée tout autour en forme de rempart circulaire, formait un abri haut de cinq ou six pieds ; un grand cèdre aux larges branches formait le toit ; sous cet abri furent amoncelées des broussailles sèches qui devaient former des lits. Paletiah, sous la direction de Burleigh, ouvrit un sentier conduisant à la source, qui bientôt jaillit librement, débarrassée de la neige.

Avant la nuit, un vaste amas de fougères, de ciguës, de jeunes pousses de cèdre, avait été disposé en forme d’abri de manière à fournir en même temps des sièges moelleux qui tous faisaient face au feu. Les branches les plus longues, appuyées contre celle du grand cèdre, continuaient le toit jusqu’à terre et complétaient le confortable du campement, la cheminée n’avait pas été oubliée, un trou au centre de l’édifice en remplissait les fonctions.

L’établissement fait, et le feu brillamment allumé, on donna à manger et à boire aux chevaux, et on leur mit jusqu’aux jarrets une litière abondante. Les chiens aussi firent un bon repas ; leurs lits, naturellement, furent ceux des chevaux ; ils s’installèrent avec joie dans cette broussaille parfumée, et s’endormirent après avoir donné à leurs maîtres un coup d’œil de reconnaissance.

– Il faut être bon pour les bêtes, disait le Brigadier, elles sont bonnes pour nous.

Les animaux ainsi pourvus, les chasseurs songèrent à eux-mêmes : le feu clair et chaud brûlait déjà dans un foyer improvisé de pierres amoncelées ; une vaste théière commença ses joyeux murmures qui s’exhalèrent bientôt en odorants tourbillons ; la table, un énorme tronc d’arbre équarri, fut, en un clin d’œil, chargée de provisions ; des bougies extraites des baies de l’arbre à cire fournissaient l’éclairage le plus satisfaisant. Chaque membre de la petite troupe avait industrieusement mis la main à l’œuvre : il n’y en avait pas un qui ne fut familier avec la vie au désert.

Le souper fini, chacun s’installa à son gré autour du feu, et après quelques mots de conversation interrompue, on garda le silence.

Le Brigadier s’était adossé contre un sac d’avoine, avait joint ses mains sur ses genoux relevés, et tenant ainsi les pieds en l’air, contre le feu, il restait immobile, les yeux béatement fermés.

– Comment vous trouvez-vous, Père, demanda Luther : un peu raide, hein ?

– Pas le moins du monde, Luther.

– Et vos rhumatismes ?… et vos béquilles ?…

– Laissons tout ça à la maison, Luther.

La conversation en resta là ; Luther, alors, se tourna vers le maître d’école qui était fort occupé à observer Frazier aîné en homme qui cherche un souvenir demi-effacé, ou qui sonde un mystère. Le plus jeune des deux étrangers étendu sur une pile de couvertures, les jambes à l’air, fraternisait avec le vieux Watch en lui grattant les oreilles et lui faisant donner la patte.

– Enfants ! il nous faudra être sur pied demain matin, longtemps avant les lueurs de l’aurore, dit le Brigadier.

– Et être prêt à une rude besogne, ajouta Burleigh ; ce n’est pas un jeu d’enfant que d’affronter un moose, en cette saison de l’année, par une neige épaisse, alors que ses andouillers sont grands, et qu’il a avec lui sa femelle et ses petits.

– Bah ! vous ne prétendez pas dire qu’il y ait du danger, master Burleigh, demanda Luther avec le plus vif intérêt.

– Demandez à votre père !

– Serait-ce vrai, Père ?

– Certes, oui ! J’aimerais mieux escarmoucher avec un chat sauvage, avec un ours même, n’ayant d’autre arme que mes mains, qu’avec un moose mâle, lorsque son bois est jeune et qu’il a sa femelle et ses petits à défendre.

– Que dites-vous là, général ? demanda brusquement Frazier aîné, est-ce qu’on va à la chasse sans armes ?

– J’entends, armé d’un couteau de chasse seulement : car pour une lutte corps à corps un fusil ne sert de rien.

– Étant avec mon père, n’avez vous pas eu une fameuse prise, en chasse, il y a quelques années ?

– Oui, il y a un demi-siècle au moins ; c’était un fameux chasseur ! et qui ne craignait aucun être vivant sur terre. Ah ! ah ! nous avons fait plus d’une partie ensemble, de Québec au Labrador.

– Quelle est la meilleur saison de chasse ? demanda Joë.

– Je le sais parfaitement. Quelquefois c’est mars, d’autre fois septembre. En septembre elle est plus dangereuse, car c’est la saison du rut ; ils courent çà et là au travers des bois avec une telle violence qu’on les entend des trois milles sur les eaux du lac Moose-Head. Alors, si deux mâles se rencontrent, ils se battent avec une fureur inimaginable, se frappant de leurs longs andouillers, des pieds de devant, se renversant par terre, jusqu’à ce que l’un deux soit mort ou hors de combat ; le sol est déchiré tout autour des combattants, des poignées de poils sanglants jonchent la terre ; c’est à faire trembler. En mars, il fait meilleur pour cette chasse : qu’en dis-tu, Iry ?

Le maître d’école fit un signe d’assentiment.

– Et pourquoi ? demanda Frazier ; excusez mes questions, je cherche à m’instruire avant d’être à la besogne.

– Parce que en mars, le soleil fond la neige, répondit le maître d’école ; la nuit, une croûte de glace se forme, et le moose ne peut pas voyager bien loin.

– En vérité ! et pourquoi ?

– Parce que cet animal meut ses pieds perpendiculairement et que le tranchant de la glace lui blesse les jambes.

– Oh ! quelle affaire ! s’écria Luther.

– Bonté divine ! je n’avais jamais entendu pareille histoire ! ajouta Paletiah.

– Quand la neige est tendre, ils sont hors d’affaire, continua le maître d’école, car ils peuvent faire la trace.

– Faire la trace ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

– Cela veut dire qu’ils plongent dans la neige, y ouvrent un chemin avec leurs épaules, et tracent ainsi un chemin.

– Alors, c’est le moment de chausser les raquettes, hein ?

– Oui ; mais croyez-moi, ce n’est pas une agréable besogne de suivre avec des raquettes un grand moose : avec son trot allongé, il prend toujours l’avance ; si on n’a pas de petits chiens légers pour le harceler, on est exposé à courir après lui plusieurs jours, plusieurs longs jours, sans l’atteindre.

– De petits chiens ? Pourquoi pas des gros ?

– Parce que les roquets l’inquiète en lui mordant les jambes ; ils tournent autour de lui sans casser la croûte de glace, car leur poids n’est pas assez fort pour cela : le moose est ainsi retardé dans sa fuite, le chasseur a le temps d’arriver. Au contraire, les gros chiens ont la mauvaise habitude de lui sauter à la gorge ou au mufle ; l’animal les éventre d’un coup de pied de devant, et passe son chemin.

– C’est bien ça ! bien ça ! très-exact ! s’écria le Brigadier : le mufle…

–… Est le manger le plus délicat du monde, interrompit Burleigh, apprêté comme la tête de veau.

– C’est presque aussi bon que la moelle tirée toute chaude de l’os de la jambe, mangée en tartine comme du beurre, poursuivit l’Oncle Jerry.

– Ou bien le filet tout cru, dit Joë ; c’est la part du chasseur ! Ou bien encore la langue.

–… Tout cru : il y en a qui mangent du moose cru ! demanda Luther regardant Burleigh d’un air ébahi.

Le Brigadier éclata de rire en voyant l’attitude ahurie du pauvre Luther.

– Oh ! oh ! mon garçon ! tu en apprendras encore bien d’autres, avant d’être capable d’attaquer tout seul un moose.

– Comment est-ce gros, un moose ? vous en avez vu, Père ? poursuivit Luther ; quelle est la dimension de ses cornes, ou andouillers, comme les appelait tout à l’heure Master Burleigh ? vous n’avez pas encore répondu à cette question, Père ?

– Tu ne m’en laisses pas le temps… tu fais trois questions à la fois.

– Est-ce lourd, un moose ?

– Il y en a qui dépassent douze cents livres ; mais huit ou neuf cents forment déjà un joli appoint.

– Est… est-ce bien haut, Père ? à quoi ça ressemble-t-il ? je voudrais bien le savoir avant de m’endormir.

– Vous dormirez tous déjà, si vous aviez songé qu’il faudra être sur pied demain matin deux heures avant le jour. Cependant je veux bien répondre à ta question, seulement je prie Iry de parler pour moi ; écoute-le.

– Je veux bien, sir, dit aussitôt Burleigh ; c’est une grande, farouche, énorme créature de l’espèce-daim, avec une tête colossale.

– Ressemblant à une tête d’âne, hein ? observa le Brigadier : n’est-ce pas, Iry ?

– Oui, un peu ; mais plutôt à celle d’un cheval de rivière, le behemot, ou autrement dit l’hippopotame du Nil.

Tous les auditeurs ouvrir de grands yeux et prêtèrent avidement l’oreille. Le Brigadier, qui avait commencé son installation de nuit sur un volumineux amas de fourrures, se releva sur un coude et écouta comme si ces détails eussent été entièrement nouveaux pour lui. Le maître d’école continua.

–… Avec de longues oreilles, une queue et un cou très-courts ; la crinière rude, épaisse, hérissée ; le bois, palmé, long de cinq pieds, occupant parfois jusqu’à quatre pieds en largeur ; la corne du pied est fourchue ; le poil long est abondant sur le cou et le dos, est court et soyeux sous le ventre.

– Quelle est sa couleur ?

– Rouge-brun, dans l’hiver, et chez les jeunes ; cette teinte tourne au brun noir chez les adultes : c’est pourquoi quelques naturalistes l’appellent « Cerf noir d’Amérique ».

– Que dites-vous là !

– J’ai mesuré un moose : du nez à la queue, il avait sept pieds deux pouces ; de l’épaule aux sabot, il avait cinq pieds.

– La taille d’un cheval de seize palmes ! mon pauvre Luther ! ajouta le Brigadier.

– Tous les mâles ont des cornes ou bois, qui tombent chaque année ; chez les jeunes, elles sont à l’état de bouton ; à quatre ans les palmes se montrent ; à cinq ans le bois est complet.

– Vous n’avez plus rien à dire ? soupira Joë.

– Non, plus rien que je sache… ah ! il faut mentionner une espèce de glaude hérissée de poils rudes comme ceux d’un sanglier, longue de dix ou douze pouces, pendant sous son cou.

– Une… quoi… ? Master Burleigh, demanda Luther.

– Une glaude ou poche poilue, sir.

– Est-ce possible ! s’écria Luther parfaitement satisfait de cette explication.

–… Pendant sous la gorge, mon garçon, ajouta le Brigadier ; juste où vous devrez viser, si le hasard place un moose devant la mire de votre fusil, la tête en avant.

– Autrement, il faudrait viser au défaut de l’épaule, s’il ne présente pas le poitrail, ajouta Burleigh,… ce qui arrivera pourtant toujours si vous êtes froid et patient.

– Et, reprit le Brigadier, si vous n’avez pas un sang-froid de concombre, et une présence d’esprit parfaite, laissez-moi vous dire, mon cher garçon, qu’à la première rencontre d’un moose passant à travers branches et arbres avec un bruit de tonnerre ; rasant, comme avec la cognée, des arbres gros comme le bras ; soufflant, bondissant, lançant des éclairs par les yeux ; vous formerez des vœux sincères pour être bien loin, dans un bon lit, par exemple !

– C’est déjà mon opinion, Père, je me garde bien de vous contredire : si vous voulez je garderai le camp demain, je laisserai partir les vieux chasseurs plus aguerris.

– Adopté : mais il te faut un compagnon ; Paletiah restera, il bâtira une cheminée en écorce de pin, cela conduira haut la fumée et nous servira de point de ralliement. Le voisin Smith vous fera société.

– Père !

– Quoi, encore ?

– Tout bien réfléchi, Père… je resterai ici.

– Oui, tu cacheras la tête sous les branches au premier bruit, comme Saul, fils de Kish, répliqua le Brigadier en riant à gorge déployée.

Tout le monde l’imita : mais bientôt, à un signal donné, chacun se coucha et s’endormit d’un profond sommeil.

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