Chapitre III Le pied fourchu

Le lendemain deux étrangers firent apparition au moment du déjeuner, sans dire mot. C’étaient de grands gaillards aux larges épaules, aux regards rudes, munis de longs fusils, de couteaux de chasse et d’un sac plein de munitions : on aurait dit des trappeurs.

Où avaient-ils passé la nuit ? Comment arrivaient-ils par la porte de derrière ? S’étaient-ils égarés, ou bien n’avaient-ils pas voulu suivre la rivière ? C’est ce qu’on ne put deviner, car on ne leur adressa aucune question.

Ils s’assirent sans saluer. Quoique le maître de la maison leur eût adressé à chacun une inclination de tête, et se mirent à manger comme des affamés. Leur présence embarrassa bientôt toute la famille ; on causa d’abord à mi-voix, ensuite tout bas, avec de longues pauses, puis enfin régna un silence de mort. Les étrangers ne s’inquiétèrent nullement de ce qui se passait autour d’eux ; ils étaient trop occupés à dévorer, et ne levèrent pas les yeux jusqu’à ce qu’ils eussent expédié la dernière miette. Quand ont leur demanda si leur intention était de rester et de coucher dans l’hôtellerie, ils ne répondirent qu’en faisant eux-mêmes l’addition de leur repas sans oublier un poisson ni une pomme de terre.

Depuis minuit le vent avait sauté au nord, et l’atmosphère éclaircie était devenu glaciale : de telle façon qu’à leur entrée dans l’auberge leurs grands manteaux étaient raides comme du carton, et leurs barbes hérissées de givre.

Le Brigadier faisait bonne contenance de son mieux, mais on le voyait tantôt pâle, tantôt rouge, souvent absorbé dans des rêveries sans suite, et dissimulant mal une secrète inquiétude. Sa femme n’eut pas de peine à s’en apercevoir ; mais, gênée, par la présence des deux inconnus, elle n’osa demander aucune explication.

Ils venaient d’achever leur déjeuner et le patriarche débattait dans son esprit le point de savoir s’il leur lirait un chapitre de la Bible ou leur proposerait de faire la prière, lorsque la porte s’ouvrit doucement derrière lui, et l’on vit apparaître la face rougeaude et velue du berger. Il était pâle, hors d’haleine, et se mit à faire des signes à Luther qui, seul, regardait de son côté.

Ce dernier repoussa sa chaise et se leva pour sortir.

– Où vas-tu ? qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda sa mère.

– Rien, mère, je veux donner quelques explications à Paletiah concernant le sentier à faire dans la cour des vaches avant que Liddy s’en aille.

– Liddy ! où va-t-elle donc ? dit grand-père.

– Chez ses parents, pour un jour ou deux, répondit sa femme.

– Chez ses parents ! et pourquoi ?

– Oh ! dit Jerutha, elle a eu si peur la nuit dernière, lorsqu’elle allait traire, qu’elle a déclaré qu’elle ne passerait pas une soirée de plus sous ce toit ; quand bien même vous lui donneriez la ferme, Grand-Père.

– Quelle frayeur a-t-elle eue ?

– Que dois-je faire, Grand-Mère ? voilà que Grand-Père me demande de lui raconter ça ; et vous et Tante Lucy me faites signe de ne rien dire.

– Je voudrais que vous apprissiez à modérer votre langue, Jeruthy Jane, et à ne parler que lorsqu’on vous interroge ; interrompit aigrement la Grand-Mère.

– Ne t’inquiète pas, femme : explique-moi cette affaire, je te prie, Jeruthy.

– Voilà Grand-Père. Avant de se mettre au lit elle s’est approchée du mien toute tremblante, pouvant à peine parler, et claquants des dents ; puis, elle m’a raconté qu’au moment où elle finissait de traire les vaches, elle les a entendues se débattre, alors elle a levé la tête pour voir ce que c’était, et elle a aperçu une paire d’yeux monstrueux qui l’a regardaient par-dessus la palissade : elle croit avoir vu aussi de grandes cornes et une tête de cheval, la plus grosse qu’elle ait rencontrée en sa vie. Épouvantée, elle a laissé là son baquet pour se sauver à la maison ; mais avant d’arriver à la petite porte elle est tombée, et si Grand-Mère ne s’était trouvée là pour lui porter secours, on l’aurait trouvée étouffée sous la neige.

– Vous êtes folle et stupide, petite fille !

– Folle ou non, Grand-mère, je sais qu’elle n’a pas dormi de la nuit, et que, lorsqu’elle a entendu crier la vieille truie et les petits porcs, quand elle a entendu les vaches briser les clôtures avec grand fracas et s’enfuir dans les bois, elle s’est levée toute égarée, jurant que jamais plus elle ne dormirait sous notre toit.

– Femme, entends-tu tout ça ?

– Oh ! assurément ! mais faut-il faire attention à ces balivernes de gamine ? Chacun sait que Liddy est une idiote, et Jeruthy Jane dit plus de mensonges que de paroles. Mais Luther attend vos ordres.

Le père fit un signe de tête en regardant la porte : Luther comprit et se précipita hors de la chambre. Les deux étrangers ne dissimulaient pas leur étonnement et jetaient autour d’eux des regards inquiets.

Avant qu’ils se fussent remis à déjeuner, et au moment où le vieillard préparait révérencieusement sa Bible, après avoir quitté son chapeau, la porte s’ouvrit avec violence, Luther fit irruption dans l’appartement, les yeux hagards, les cheveux hérissés, la tête nue.

– Père ! dit-il d’une voix rauque, père ! on a besoin de vous.

– Pourquoi ? Où ?

– Hors de la cour des vaches, tout près des clôtures.

– On croirait qu’il a rencontré un esprit, murmura Lucy en s’adressant à l’étranger le plus proche d’elle.

Mais au lieu de lui répondre par un sourire comme elle s’y attendait, ce dernier regarda Luther et devint sérieux : ensuite se penchant vers son compagnon, il lui parla bas et tout deux lancèrent au vieillard un regard dont l’expression fit frémir Lucy.

– Allons, père allons ! reprit impatiemment Luther ; nous n’avons pas de temps à perdre pour voir ce que je veux vous montrer ; cela aura disparu avant notre arrivée, si nous ne nous pressons pas.

Le vieillard s’élança avec la promptitude d’un jeune homme ; Luther le mena à la cour des vaches, derrière la palissade, à l’endroit où Liddy avait vul’apparition : là Luther s’arrêta, tremblant, les yeux dilatés, et, ne pouvant parler, montrant du doigt sur la neige, la profonde empreinte d’un large PIED FOURCHU.

– Vous voyez, père ! dit-il en lui serrant le bras convulsivement ; vous voyez que la pauvre Liddy a dit vrai. C’est ici, juste ici, qu’elle a vu les grands yeux qui la regardaient, et les longues cornes qui dépassaient les clôtures, et la grosse, énorme tête.

– Ouais ! s’écria le père en se mettant à genoux pour mieux examiner l’empreinte… C’est bien ça ! tout-à-fait ça ! ajouta-t-il en se relevant, après une minutieuse inspection.

Et il se frotta les mains avec un air de jubilation.

– Comment ! père ! vous n’êtes pas ému ?

– Pas trop, garçon, pas trop ! où est Paletiah ?

– Chez le ministre.

– Tête de bois ! qu’a-t-il besoin du ministre ? je voudrais le savoir.

– Mais, père ! est-ce un PIED FOURCHU, oui ou non ?

– Certainement !

– Est-ce une piste d’animaux du voisinage, de nos bestiaux ?

– Non, mon garçon, assurément.

– Eh bien ! alors ?

– Mes raquettes pour marcher sur la neige sont-elles en état ?

– Oui, père, mais… ?

– Et mon brave vieux fusil, est-il prêt à faire feu ?

– Tout prêt : bien sûr. Mais, mon bon, mon gracieux père, à quoi pensez-vous ?

Le vieux bonhomme sifflota, se baissa de nouveau, écarta la neige, donna un dernier coup d’œil à l’empreinte, et se remit à se frotter allégrement les mains.

– Père ! je dis… père ! Penseriez-vous à marcher, raquettes aux pieds et fusil en main contre… le vieux Scratch en personne ?

– Ah ! j’y songe… Luther ! il nous faudra quelques braves petits chiens, bons quêteurs, ardents sur la piste, légers à ne pas briser la croûte de la neige, et capable de souffler sur les talons de n’importe qui, le vieux Scratch ou un cariboo.

– Nous n’en manquerons pas : il y en a pour le lapin, le renard, le loup même ; et ardents, je vous en réponds : mais, que ne prenez-vous le vieux Watch ? Il a la mâchoire solide, et ce qu’il tient, il ne le lâche plus : nous pourrions lui adjoindre une demi-douzaine de gros dogues de sa force.

– Pas de grosses bêtes, Luther, mon garçon ! Ce serait les mener à la boucherie : j’en ai vu qui étaient lancés à vingt pieds en l’air et qui, en retombant, cassait la croûte de la neige et y disparaissaient pour toujours.

– La mort… ! vingt pieds en l’air… ! Mais à quoi pensez-vous, père, à quoi… ?

– Luther !

– Sir.

– Vous faites-vous une idée de ce que signifie ce pied fourchu ? à genoux, à genoux, garçon ! étudiez-moi ça !

– Oui, père !

– Bien ! et… qu’en pensez-vous ?

– Ouf ! certainement, c’est le pied du vieux Gentilhomme (du diable), je le reconnais bien.

– Vous n’êtes pas sot, Luther !

Le jeune homme commença à perdre contenance et se mit à regarder autour de lui : l’attitude de son père l’étonnait ; il ne l’avait jamais vu de si belle humeur. Le vieillard semblait rajeuni ; sa parole et son geste avaient une ardeur juvénile, railleuse, un entrain incompréhensible.

– Luther !

– Quoi, Père ?

– Que direz-vous si je vous apprends que ceci est une trace de Renne.

Luther leva les mains avec un cri.

– Un pied de Moose, père ! qui a entendu parler de Moose dans cette contrée ? Êtes-vous sûr ?

– Si je suis sûr ! n’ai-je pas chassé le Moose du Canada au Labrador, et tout le long du Saint Laurent, pendant cinquante années ? Est-ce que je ne dois pas les connaître, hein ?

– Hurrah ! pour vous, Père !

– À vrai dire, je n’en avais jamais vu par ici. Ces animaux n’aiment pas l’odeur de la mer, je n’en ai aperçu aucune trace jusqu’à ce jour : mais nous l’aurons bien sûr ; aussi vrai que je m’appelle Jérémiah Hooper. Allons, allons ! en avant les raquettes, les fusils, les cartouchières, les sacs à balle, les chiens et deux ou trois bons voisins ! Dis à Paletiah de préparer deux ou trois couverture de laine, des peaux de mouton ; nous allons rentrer et faire nos préparatifs de voyage.

– Mais vos rhumatismes, Père ? Ne prendrez-vous pas vos béquilles ?

– Mes béquilles ! mes crochets ! et quant à mes rhumatismes, mon garçon, pare-moi cette botte.

En disant ces mots, l’allègre vieillard enleva d’un coup de pied le chapeau de Luther, sur sa tête, et le fit voler dans les branches d’un arbre. Le Brigadier avait été fameux lutteur dans son temps ; le tour qu’il venait de faire était une passe à laquelle il n’avait jamais rencontré de parade.

Ces démonstrations joviales rendirent Luther plus heureux, il respira librement et se trouva merveilleusement disposé à répondre à sa mère qui l’appelait du seuil de la porte.

– Eh ! Oui, mère ! nous sommes à vous dans un moment, s’écria le vieillard qui pensa seulement à son déjeuner interrompu et au chapitre de la Bible.

Au même instant il prit le galop avec la légèreté d’un Rhinocéros, et arriva dans la cuisine suivi de Luther qui pouvait à peine lui tenir pied.

Sur leur passage ils rencontrèrent Burleigh debout à l’entrée du vestibule : l’Oncle Jerry remarqua qu’il tenait à la main un chiffon de papier froissé. Le maître d’école, d’un air consterné, tournait et retournait cela en tous sens comme s’il eut cherché jusque dans la contexture du papier un nom, une date, une adresse.

– Holà ! dit le facétieux patriarche, s’arrêtant une seconde au milieu de la neige : quoi de nouveau, ami Burleigh ? Tes yeux sont troublés ?

– Oncle Jérémiah connaissez vous cette écriture ? Ne lisez pas ! dites-moi seulement si vous la connaissez.

Le vieillard prit le chiffon, le regarda et secoua la tête :

– Jamais vu, jusqu’à ce jour. Qu’est-ce que c’est ?

– Excusez moi ; c’est un secret qui est tombé en ma possession par hasard ; je n’oserais en faire part à personne avant de l’avoir approfondi.

– Allons ! allons donc ! père ! Et vous aussi Master Burleigh ! criait la Tante Sarah, finissons de déjeuner pour être libres de vaquer à nos affaires. La Bible est ouverte, elle vous attend.

Tous deux entrèrent, se mirent à table, et après la lecture d’un chapitre, les étrangers furent invités à dire la prière. Chacun d’eux refusa d’un air embarrassé ; alors on eut recours au maître d’école qui récita les grâces d’une voix tremblante. À peine eut-il fini que, repoussant sa chaise en arrière, il courut dehors. Mais son absence ne fut pas longue : quand il revint, chacun remarqua qu’il était pâle comme un mort et que ses yeux portaient des traces de larmes.

Au bout d’un instant il se rapprocha de Lucy et lui demanda si elle voudrait lui accorder cinq minutes d’entretien dans la chambre voisine.

– Certainement, répondit-elle d’une façon hésitante et chagrine, et elle le suivit aussitôt.

Il commença par fermer la porte, assura le loquet, ouvrit les volets ; ensuite, lui montrant le chiffon de papier, lui demanda :

– Vous en souvenez-vous ?

Surprise et émue, elle ouvrit la bouche pour répliquer, et chercha à s’emparer du papier : n’ayant pu y réussir, elle resta muette, se laissa tomber sur une chaise et se couvrit le visage de ces deux mains en sanglotant à se briser le cœur.

– Rendez-moi ce papier, sir ! dit-elle en reprenant sa présence d’esprit : en même temps elle se leva et s’approcha très-près de Burleigh, le visage irrité, les yeux ardents.

– Excusez-moi pour un moment, Lucy. Je vous le remettrai lorsque j’aurai encore échangé quelques paroles avec vous : mais, encore une fois, pardon.

– L’avez-vous lu, sir ?

– Oui.

– De quel droit, je vous prie ?

– Je vais vous le dire : pour chercher la signature, mes yeux ont couru rapidement jusqu’à la fin ; n’y trouvant ni adresse ni signature j’ai été obligé de le lire.

– Obligé… ! ah ! et pourquoi ?

– Pour savoir à qui il appartenait.

– Me permettrez-vous de demander, Sir, comment vous avez trouvé cela ?

– Sur les marches de l’escalier, il y a un quart d’heure, comme j’allais à la vacherie… vous le lirai-je ?

– De tout mon cœur, Sir ! Et à haute voix, s’il vous plaît.

– Vous ne voulez pas vous asseoir pendant cette lecture, Miss Day ?

– Non M. Burleigh, je préfère rester debout.

Le maître d’école se mit à lire lentement et avec une apparence de grand calme ; mais le papier tremblait dans ses mains, et tressaillait aux palpitations tumultueuses de son cœur. L’expression de sa voix vibrante parut troubler la jeune femme, car elle se détourna vers une fenêtre pour cacher son visage au lecteur.

L’écriture était griffonnée, le style décousu, le début abrupte ; tout dénotait une précipitation extrême chez l’auteur de ce billet, ainsi conçu :

« TRÈS CHÉRIE. – Un mot seulement : je remets en vos mains la conduite de toute l’affaire. Si vous n’êtes point encore mariée avec ce Burleigh, au reçu de la présente, je vous prie de me faire savoir votre résolution suprême. Le reste me regarde.

Le vieux chasseur de rennes sera pour moi, car il était l’ami de mon père et de mon grand-père : quand il m’aura vu, (ce qui aura lieu bientôt), son assistance ne me fera pas défaut. Je vous répète, très chérie, ce que je vous ai dit déjà ; il m’est impossible de vivre sans vous, cela ne sera pas. J’ai trop souffert, trop attendu : malheur à l’homme qui s’interpose entre nous, ma patience est à bout. Aimez moi bien, ma chérie, et espérez. À vous pour la vie. – Ce 26 Févr. – E. O. F »

Cette lecture finie, le jeune homme tendit le papier à Lucy en lui disant :

– Avez-vous quelque explication à me fournir ?

– Aucune.

– Quelque question à m’adresser ?

– Une seule. Si j’ai bien compris, vous m’avez dit avoir été obligé de lire cette lettre parce qu’elle était sans signature, et que vous vouliez en connaître l’auteur ou le possesseur.

– Vous avez parfaitement compris. Je n’ai pas dit qu’il n’y eût point d’initiales ; mais je ne sais pas ce que signifient les lettres E. O. F ; cela ne m’a rien appris de les voir.

– Encore une question, s’il vous plaît, je présume, sir, que, lorsque vous avez lu ce passage : « … Si vous n’êtes point encore mariée avec ce Burleigh » il ne vous a pas été difficile de deviner la personne à laquelle s’adressait la lettre.

Le maître d’école inclina la tête en rougissant fortement.

– Et alors, continua impérieusement la jeune femme, se redressant avec un air de princesse offensée… et alors, sir, vous avez néanmoins achevé la lecture, sachant bien ce qui n’était pas. Bonjour, sir.

– Un moment, Lucy !

Elle sourit dédaigneusement, et lui fit signe de la tête qu’il pouvait parler.

– J’ai une question à vous adresser.

– Dites.

– Connaissez-vous la conversation que j’ai eue avec votre tante, hier soir, concernant notre mariage ?

– Notre mariage !

– Notre projet de mariage, veux-je dire.

– Eh bien ! oui.

– L’avez-vous chargée de me dire ce que vous ne vous sentiez pas le courage de me dire vous-même ?

– Oui, sir.

– Et pourquoi n’êtes-vous pas venue à moi, avec votre loyale franchise, cette franchise sans peur et sans reproche que j’aime tant en vous ;… pourquoi, Lucy, n’ai-je pas entendu vos lèvres elles-mêmes m’apporter ce triste message ? Je l’aurai mieux supporté !

– Je ne le pouvais, sir, vous le savez bien ; je vous connais trop bien ; je vous respecte trop ; j’ai trop pitié de vous.

– Pitié ! Lucy ? Aucun sentiment plus tendre que la pitié ne vous a retenue… ?

– Je n’ai plus rien à vous dire, monsieur Burleigh. Bonjour, sir.

– Dieu ait pitié de moi, Lucy ! Je ne puis vous quitter ainsi : je tremble pour l’avenir… et plutôt sur vous que sur moi.

– Vous êtes trop bon, sir.

– Et vous n’avez pas d’autre explication à me donner ?

– Non, sir.

– Et nous voilà séparés,… nous nous quittons…, nous qui avons vécu ensemble, nous aimant si tendrement ;… nous sommes perdus l’un pour l’autre,… (sais-je pourquoi… ?) et vous ne me dites rien pour alléger cette montagne de tristesse qui va m’écraser… ?

Sa voix s’altéra. Lucy détourna la tête ; des larmes roulaient sur ses paupières.

– Votre main, je vous prie, pour un moment.

Elle laissa retomber sa main sur le côté. Burleigh la saisit entre les deux siennes, et se disposait à les presser contre ses lèvres lorsque la jeune femme s’arracha à son étreinte et s’enfuit. Le maître d’école ne la vit plus, jusqu’au moment où il vint rejoindre le groupe de chasseurs réunis pour chasser l’énorme caribou qui, depuis plusieurs jours, mettait en émoi tout le voisinage.

Lorsque le Brigadier eut finit la lecture, et que Burleigh eut dit deux mots de prière, la Tante Sarah voulut qu’on lui expliquât les mystères de la vacherie : ce fut chose facile.

– Une piste de moose, si près de la mer ! dit un des étrangers, que pensez-vous de ça, Bob ? Ajouta-t-il en frappant dans le dos de son compagnon un coup de poing de force à faire rouler dans le feu tout autre individu moins massif et moins robuste que lui.

– C’est vrai, Joë, je ne l’aurai pas cru. Si vous n’avez pas vos raquettes, je retournerai volontiers jusqu’au campement pour les chercher, afin qu’on puisse se lancer à la poursuite du renne. J’ose dire, mon vieux gentleman, s’il vous plaît.

Le Brigadier le regarda fixement sans rien dire jusqu’à ce que l’autre eût baissé les yeux en murmurant :

–… Brigadier, s’il vous plaît.

Alors le vieillard se dérida, fit un signe, et la conversation s’engagea activement. Les deux étrangers connaissaient parfaitement de réputation le vieux chasseur de rennes, ils se montrèrent très-empressés de l’aider autant qu’ils pourraient.

– Nous avons suivi sa piste pendant trente milles, et nous l’avons perdue au milieu des bois, là-haut ; dit le plus âgés des voyageurs en montrant du doigt la cime du coteau le plus éloigné.

– Il doit avoir plus d’un yard de taille, observa le vieillard ; si nous commençons vivement la chasse, nous l’aurons, aussi sûr que voilà un fusil ; avant quatre jours nous dépisterons sa femelle et peut-être un ou deux jeunes qui doivent marcher avec lui. Mais ce sera une rude besogne. Avez-vous remarqué s’il a brouté quelque part ?

– Pas beaucoup : si vous voulez, nous vous conduirons à l’endroit où nous sommes tombés sur sa piste ; vous verrez ses glissades sur la neige, ses percées dans les broussailles, et les traces de sang laissées par les écorchures que la glace rompue faisait à ses jarrets.

– Oh ! oh ! beuglait-il fort ? demanda le Brigadier trépignant d’ardeur, et incapable de se contenir pendant que Luther préparaient les vivres, les couvertures, les raquettes, les peaux de mouton.

– Certes oui ! On aurait cru entendre une horde de buffles dans une gorge de montagne, plutôt qu’un moose solitaire ; n’est-ce pas Joë ?

Joë fit un signe d’assentiment et visita amoureusement l’amorce de son fusil qu’il avait dressé contre l’appui de la cheminée.

Luther et Paletiah reparurent ployant sous les munitions.

– Il nous faudra des traîneaux, garçon ! cria le Brigadier en tambourinant des deux mains sur la table.

– Ils sont prêts, Père ! plutôt deux fois qu’une.

– Bien ! N’oublions pas de prendre aussi de l’avoine, quelques bottes de paille, des haches, deux ou trois bouts de planches, une scie ; tout ce que qu’il faudra pour établir un campement.

– Pensez-vous suivre le sentier dont nous vous avons parlé, général ? demandèrent les étrangers.

Le vieux brave tressaillit ; ce titre ne lui avait pas été donné depuis qu’il avait quitté le service.

– Non, répondit-il, car il traverse des bois trop fourrés ; ne trouvez-vous pas ?

– C’est juste.

– Où avez-vous trouvé les premières empreintes ?

– Près du Lac Moose-Head. (Tête de moose).

– Ah ! Et il y avait des pas de vache ou de veaux ? ou bien une piste ?

– Celle du mâle, sir, et rien de plus. Nous l’avons entendu bondir dans le fourré par-dessus les arbres, il y a même un endroit où nous avons vu des écorces rongées.

– C’était large ?

– Comme votre jambe, sir.

Luther ouvrit de grands yeux.

– Comment font-ils pour brouter de si grands morceaux d’écorce ?

– Ils se levèrent sur les pieds de derrière, tant haut qu’ils peuvent, avec leur premier andouiller ils font une profonde incision dans le tronc, ensuite leurs dents incisives achèvent l’opération ; ils arrachent ainsi des lambeaux de sept ou huit pieds quelquefois.

– Est ce possible !

– Ah ! mais oui ! et souvent ils broient des arbustes qui ont plus d’un pouce de diamètre. Mais nous perdons là un temps précieux à bavarder. Allons ! Luther ! En avant les paquets ! Paletiah ! Harnache les chevaux ! Femme donne-nous de ton double-saur !

Les étrangers se regardèrent en entendant ce mot bizarre.

– Vous ne connaissez pas ça ! Nous appelons ainsi un friand hachis de poisson salé et de pommes de terre : c’est la nourriture de voyage. Mère ! Tu sais ce qu’il nous faut ? du porc fumé, du riz grillé à l’indienne, des pommes, du gâteau de noix, du café, de la mélasse, un baril de Santa-Cruz ou de la Jamaïque, un flacon de thé.

– Ah çà ! vous allez donc camper ?

– Tout juste.

– Pardon, mister, continua le Brigadier en se tournant vers celui des voyageurs qui paraissait s’intéresser le plus à ces préparatifs : permettez-moi deux ou trois questions avant cette explication qui fera de nous des compagnons fidèles dans le désert.

– Questionnez, sir.

– À quelle distance sont les premiers arbres écorcés ?

– Environ trois milles à vol d’oiseau.

– Quelle espèce d’arbres a été attaquée ?

– Les érables, en général c’est du gros bois.

– Oh ! oh ! ah ! s’écria le vieux chasseur en faisant un entrechat ; vous êtes sans doutes de vieux chasseurs, et vous connaissez ces créatures ?

– Non ! nous sommes des novices, général ; mais le bruit de votre réputation nous a attirés ; nous sommes venus pour prendre vos leçons.

– Vraiment ! votre nom s’il vous plaît ?

– Frazier. Sans doute vous n’avez pas oublié votre vieux major, Bob Frazier ?

– Non pas !

– Eh bien ! sir, nous sommes deux de ses fils : au premier appel, huit autres garçons plus grands que nous sont prêts à partir.

– Et comment va le vieux gentleman ?

– Il est mort il y a cinq ans. Mais nos aînés nous ont parlé de vous.

– Oh ! oh ! encore une question, s’il vous plaît ?

– Dites, sir.

– Avez-vous remarqué si les arbres avaient été broutés avant ou après la chute de la neige ?

– Non : mais qu’est-ce que cela signifierait ?

– Cela veut dire que si c’est avant, notre moose est loin maintenant, il faudra joliment courir pour le rattraper. La piste sur la neige est-elle large ?

– Oh oui… vous avez dans l’idée qu’il y en a un troupeau ?

– Seigneur ! La mère et ses petits veaux : il y en a presque toujours deux. Le mâle chemine en tête, après lui les jeunes, la mère les suit.

Luther vint interrompre la conversation, en criant :

– Tout est prêt, Père.

Alors ce fut un concert bizarre ; des clochettes, des traîneaux, les jappements des roquets, les sourds aboiements du vieux Watch, se mêlaient à l’envie, de façon à se faire entendre à un mille à la ronde. Chacun s’enveloppa de peaux de moutons, prit ses mitaines et se présenta en complet attirail de voyage.

Le thermomètre marquait vingt degrés au dessous de zéro, il fallut prendre des voiles pour garantir le nez, les yeux et les lèvres.

– Tu viens avec nous Iry, hein ? demanda l’Oncle Jerry au maître d’école qu’il trouva debout sous le portail, une carabine sous le bras, encapuchonné d’une vaste peau de loup. – Comme tu es pâle ! Qu’est-ce qu’il y a donc ?

– Ce n’est pas la peine d’en parler, sir.

– Nous n’avons jamais chassé le moose, hein ?

– Quelquefois.

– Hurrah ! pour toujours ! cria Jerutha ; c’est moi qui partirais bien aussi !

– Bonté du ciel ! répliqua Tante Sarah ; avez-vous jamais vu ? Ça chasserait le moose, en quittant le berceau !

L’Oncle Jerry se mit à rire et à danser avec une agilité qui étonna tout le monde ; en même temps il frappait sur l’épaule de Burleigh :

– Mais as-tu rapporté de la chasse, hein ?

Le maître d’école secoua la tête avec un sourire, sans répondre, et se retourna tout à coup. Une porte venait de s’ouvrir derrière eux, dans le corridor, et l’on entendait le chuchotement des enfants qui paraissaient s’exciter entre eux à faire quelque chose de hardi.

– Oh ! quelle bêtise ! na ! dit tout à coup Jerutha ; pourquoi ne pas lui souhaiter un bon voyage ? n’est-il pas de la famille ? si tu avais vu seulement comme il est pâle !

Lucy était dans l’ombre derrière les enfants, se dissimulant de toutes ses forces.

– Et maintenant, dit la Tante Sarah, je suppose que nous avons l’explication de tout le tumulte qui nous a tenus éveillés la nuit dernière ?

– Certainement, répondit son mari ; c’est le moose qui est venu regarder par-dessus les palissades et qui a tant effrayé les bestiaux.

– Voilà qui explique les frayeurs de Liddy.

– Bien sûr ! ajouta le vieux chasseur en s’éloignant sans autre explication, car les deux étrangers paraissaient s’impatienter de l’attendre.

– Mais les chuchotements et les bruits qui couraient de la cave au grenier, dis donc, mon homme, est-ce que le moose y est pour quelque chose ?

– Ma foi non !… peut-être nos jeunes amis pourraient nous donner quelque explication à ce sujet, continua le vieillard en lançant un coup d’œil aux deux voyageurs.

Ils secouèrent négativement la tête.

– Voyez-vous quelque inconvénient à nous faire connaître le lieu où vous avez passé la nuit ?

– Pas le moins du monde ! Nous nous sommes égarés et nous avons passés tout notre temps à batailler contre la neige.

– Mais, quand vous avez eu notre maison en vue, quelle heure était-il ?

– Le jour commençait.

– Et vous n’étiez ici ni dans la soirée ni dans la nuit ?

– Ici ! non vraiment ! vous savez bien quand nous sommes arrivés.

– Oui ! et vous ne vous êtes arrêtés nulle part en route ?

– Mais non ! pourquoi ces questions ?… Nous avons pataugé dans cette infernale neige, sans raquettes, depuis avant hier jusqu’à ce matin, au moment où en arrivant chez vous, nous vous avons trouvés déjeunant tous.

– Bon ! observa Tante Sarah, voici encore que les étrangers ne sont pour rien dans cette affaire.

– Bon ! Bah ! Hop ! ! dit en écho l’Oncle Jerry ; laisse donc cette question, Iry, ajouta-t-il en saisissant par le bras le maître d’école qui s’apprêtait à faire une réponse ; il sera toujours temps de l’éclaircir quand nous aurons tué le moose.

Et il le poussa dehors vivement : le jeune homme se laissa faire avec son sérieux accoutumé.

– J’ai à te parler, Iry, murmura l’Oncle Jerry, de manière à n’être pas entendu de sa femme.

Mais rien ne pouvait échapper à la fine oreille de la matrone, car lorsque la lourde porte fut retombée avec bruit, et que la bande joyeuse fut à quelques pas, la vieille femme joignit ses mains en secouant la tête et s’écria :

– Voilà, voilà encore un mystère ! Cet Iry Burleigh sait tout ! Il est au fond de tout ça…

Elle s’arrêta court en apercevant près d’elle Lucy qui suivait de l’œil le départ des chasseurs.

– Pourquoi avez vous jeté un cri tout à l’heure, Lucy Day… ? Pourquoi cette pâleur ? il n’y a aucun danger à la chasse du moose, pour un homme qui s’y entend. Allons ! allons ! enfant, du courage.

Lucy essaya vainement de sourire ; ses yeux humides, sa main crispée froissa le papier caché dans sa poitrine, elle ne répondit rien.

– Allons ! Au rouet, mignonne ! continua la vieille femme ; voilà le moment d’entamer quelque vieille complainte comme vous savez si bien en chanter, travaillons.

– Oui, Tante !

Une minute plus tard elle était assise devant son petit rouet, et filait avec une fiévreuse activité, comme si c’eut été là son unique souci.

Après un court silence qu’interrompait seulement le bruit du rouet et la respiration de Lucy, un grand tapage s’éleva encore, près de la maison : on eut dit une bande de gamins sortant de l’école.

– Oh ! La là ! cria la Tante Sarah, voilà Jeruthy Jane avec toute la marmaille qui se culbutent en traîneaux ; ils vont se rompre le cou ! ah ! coquins et coquines ! dit-elle aigrement en ouvrant la fenêtre, attendez-moi ! attendez… !

La bande folle prit le galop et disparut dans un tourbillon de neige.

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