XXXI. Amour

Après la tragique exécution du pirate, les chasseurs avaient lentement continué leur route.

Les scènes que nous avons rapportées dans nos précédents chapitres avaient répandu parmi eux un voile de tristesse que rien ne parvenait à dissiper.

Depuis la disparition de sa fille, don Miguel Zarate, subitement tombé du haut de toutes ses espérances, gardait un silence morne et farouche.

Cet homme si fort et si énergique, vaincu enfin par le malheur, s’en allait silencieux à la suite de ses compagnons qui respectaient sa douleur et l’entouraient de ces délicates attentions si sensibles aux âmes blessées.

Valentin et le général Ibañez causaient vivement à voix basse.

Les deux Indiens, Curumilla et Moukapec, marchaient en avant, surveillant les environs et servant de guides à la caravane.

Don Pablo et Ellen allaient côte à côte : eux seuls de la petite troupe paraissaient heureux et laissaient parfois sur leur visage errer un sourire.

C’est que seuls de la petite troupe les deux jeunes gens avaient la faculté d’oublier les peines passées, grâce à la joie présente.

Pendant l’exécution de Sandoval, la jeune fille avait été tenue à l’écart ; elle ignorait donc ce qui s’était passé, et rien ne venait assombrir le plaisir qu’elle éprouvait de se voir réunie à celui auquel elle avait mentalement donné son cœur.

Un des privilèges de l’amour est d’oublier.

Les deux jeunes gens, tout entiers à leur passion, ne se souvenaient de rien, sinon qu’ils étaient heureux d’être réunis.

Le mot amour n’avait pas été prononcé ; pourtant il respirait si bien dans leurs regards et dans leurs sourires, qu’ils s’entendaient à merveille.

Ellen racontait à don Pablo comment doña Clara et elle s’étaient échappées du camp du Cèdre-Rouge, protégées par les deux chasseurs canadiens et le sachem coras.

– Et, fit don Pablo, à propos de ces chasseurs, que sont-ils donc devenus ?

– Hélas ! répondit Ellen, l’un a été tué par les Apaches, et l’autre…

– L’autre ?…

– Voyez-le, dit-elle. Oh ! c’est une âme d’élite, il m’est dévoué corps et âme.

Don Pablo se retourna avec un mouvement de mauvaise humeur, une sourde jalousie s’éveillait en lui.

Il fixa le chasseur qui marchait à quelques pas en arrière.

À la vue de ce visage franc et loyal sur lequel une teinte de mélancolie était répandue, le jeune homme se reprocha sérieusement ses appréhensions.

Il s’avança vivement vers le chasseur, tandis qu’Ellen les regardait en souriant.

Quand il fut auprès du Canadien, il lui tendit la main.

– Merci, lui dit-il simplement, de ce que vous avez fait pour elle.

Harry serra cette main et répondit avec tristesse, mais avec cœur :

– J’ai fait mon devoir, j’ai juré de la défendre et de mourir pour elle ; vienne l’heure, je saurai accomplir mon serment.

Don Pablo sourit gracieusement.

– Pourquoi ne vous tenez-vous pas auprès de nous ? demanda-t-il.

– Non, répondit Harry avec un soupir en secouant négativement la tête, je ne dois ni ne veux entrer en tiers dans votre conversation. Vous vous aimez, soyez heureux. Moi, mon rôle est de veiller sur votre bonheur ; laissez-moi à ma place et restez à la vôtre.

Don Pablo réfléchit un instant à ces paroles, puis il serra une seconde fois la main du chasseur.

– Vous êtes un noble cœur, lui dit-il, je vous comprends.

Et il rejoignit sa compagne.

Un triste sourire se dessina sur les lèvres pâles du Canadien.

– Oui, murmura-t-il dès qu’il fut seul, oui, je l’aime. Pauvre Ellen, elle sera heureuse ; et après, qu’importe ce que je deviendrai !

Il reprit alors son apparence impassible, mais parfois il regardait avec une expression de douloureux plaisir les jeunes gens qui avaient renoué leur conversation.

– N’est-ce pas que c’est un brave cœur ? dit Ellen au jeune homme en désignant le chasseur.

– Je le crois.

– Et moi j’en suis sûre depuis bien longtemps. Harry veille sur moi, toujours je l’ai trouvé à mes côtés à l’heure du danger, pour me suivre, il a tout abandonné, patrie, amis, famille, sans hésiter, sans réfléchir, et cela sans espoir d’être un jour récompensé de tant d’abnégation et de dévouement.

Don Pablo soupira.

– Vous l’aimez, murmura-t-il.

La jeune fille sourit.

– Si par ces mots vous entendez que j’ai en lui une confiance sans bornes, que j’éprouve pour lui une sincère et profonde affection, dans ce sens-là, oui, je l’aime, répondit-elle.

Don Pablo secoua la tête.

– Ce n’est pas ainsi que je l’entends, fit-il.

Elle lui jeta un long regard et resta silencieuse quelques minutes.

Le Mexicain n’osait l’interroger.

Enfin elle se tourna vers lui et appuya sa main sur son épaule.

À cet attouchement, le jeune homme tressaillit et releva vivement la tête.

– Écoutez, don Pablo, lui dit-elle de sa voix pénétrante et harmonieuse.

– J’écoute, répondit-il.

– Le hasard nous a mis un jour en présence, reprit-elle avec une sorte d’animation fébrile, dans une circonstance extraordinaire. À votre vue, je ne sais ce qui se passa en moi, j’éprouvai une sensation à la fois douce et douloureuse ; mon cœur se serra, et lorsque, après avoir défié mes frères, vous partîtes, je vous suivis du regard aussi longtemps que je pus vous apercevoir à travers les arbres de la forêt. Ensuite je rentrai rêveuse sous le toit de notre hutte, car je sentais que mon sort venait de se décider ; vos paroles résonnaient à mes oreilles, votre image était dans mon cœur, et pourtant c’était en ennemi que vous m’étiez apparu ; les mots que vous aviez prononcés devant moi étaient des menaces. D’où provenait donc cette émotion étrange qui m’agitait ?

Elle s’arrêta.

– Oh ! c’est que vous m’aimiez, s’écria impétueusement le jeune homme.

– Oui, n’est-ce pas ? reprit-elle ; c’est ce qu’on appelle de l’amour, hélas ! ajouta-t-elle d’une voix émue pendant que deux larmes tombaient de ses longs cils et coulaient sur ses joues pâles. À quoi aboutira cet amour ? Fille d’une race proscrite, je suis auprès de vous, non pas comme amie, mais comme prisonnière, ou tout au moins comme otage ; j’inspire à vos compagnons du mépris, de la haine peut-être, car je suis la fille de leur implacable ennemi, de l’homme qu’ils ont juré de sacrifier à leur vengeance.

Don Pablo courba la tête en soupirant.

– Ce que je dis est vrai, n’est-ce pas ? continua-t-elle ; vous-même êtes forcé d’en convenir.

– Oh ! je vous protégerai, je vous sauverai, s’écria-t-il avec élan.

– Non, dit-elle d’une voix forte, non, don Pablo, car c’est contre votre père qu’il vous faudrait me défendre ; vous ne l’oseriez pas, et si vous l’osiez, ajouta-t-elle avec un éclair dans le regard, moi je ne le souffrirais pas !

Il y eut un instant de silence.

Ellen reprit :

– Laissez-moi accomplir ma destinée, don Pablo ; renoncez à cet amour qui ne peut avoir qu’un résultat, notre malheur mutuel ; oubliez-moi !

– Jamais ! s’écria-t-il, jamais ! Je vous aime, Ellen, à sacrifier tout pour vous, ma vie même si vous l’ordonniez.

– Et moi, répondit-elle, croyez-vous donc que je ne vous aime pas ?… Ne vous ai-je pas donné assez de preuves de cet amour ?… moi qui pour vous ai trahi mon père !… Mais vous le voyez, je suis forte ; imitez-moi, ne vous engagez pas dans une lutte insensée.

– Quoi qu’il arrive, je vous aimerai toujours, Ellen ! Que m’importe votre famille ? Les enfants ne sont pas responsables des fautes des pères. Vous êtes noble, vous êtes sainte ! Je vous aime, Ellen, je vous aime !

– Et croyez-vous donc que j’en doute répondit-elle ; oui, vous m’aimez, don Pablo, je le sais, j’en suis sûre, et, vous l’avouerai-je ? cet amour qui fait mon désespoir fait mon bonheur aussi. Eh bien, il faut m’oublier, il le faut.

– Jamais ! répéta-t-il avec exaltation.

– Écoutez, don Pablo, vous êtes avec vos compagnons à la recherche de mon père ; si, ce qui est presque certain, vous le rencontrez, rien, ni larmes ni prières ne pourront le sauver, vous le tuerez.

– Hélas ! murmura le jeune homme.

– Vous comprenez, dit-elle avec agitation, que je ne puis, moi, assister, spectatrice indifférente, à la mort de celui auquel je dois la vie, n’est-ce pas ?… Cet homme que vous haïssez, dont vous voulez vous venger, cet homme est mon père ; toujours il a été bon pour moi, toujours il m’a entourée de soins. Soyez bon, don Pablo !

– Parlez, Ellen ; quoi que vous me demandiez, je le ferai, je vous le jure.

Elle fixa sur lui un regard d’une expression étrange.

– Est-ce bien vrai ? Puis-je compter sur votre parole ? demanda-t-elle avec une hésitation attentive.

– Ordonnez ! j’obéirai.

– Ce soir, lorsque nous arriverons à l’endroit où nous devons camper, lorsque vos compagnons seront endormis, eh bien…

– Eh bien ? fit-il en voyant qu’elle s’arrêtait.

– Laissez-moi fuir, don Pablo, je vous en supplie !

– Oh ! pauvre enfant, s’écria-t-il, vous laisser fuir ; mais que deviendrez-vous seule et perdue dans ce désert ?

– Dieu veillera sur moi.

– Hélas ! c’est la mort que vous demandez.

– Qu’importe ? si j’ai fait mon devoir.

– Votre devoir, Ellen !

– Ne dois-je pas sauver mon père ?

Don Pablo ne répondit pas.

– Vous hésitez… vous refusez…, dit-elle avec amertume.

– Non, répondit-il ; vous l’exigez, que votre volonté soit faite ! vous partirez.

– Merci ! fit-elle avec joie en lui tendant la main.

Le jeune homme la porta à ses lèvres.

– Maintenant, dit-elle, un dernier service.

– Parlez, Ellen !

Elle prit une petite boîte cachée dans son sein et la remit à son compagnon.

– Prenez cette boîte, reprit-elle ; je ne sais ce qu’elle contient, je l’ai soustraite à mon père avant de m’échapper de son camp avec votre sœur. Gardez-la précieusement, afin que si Dieu permet que nous nous retrouvions un jour réunis, vous puissiez me la rendre.

– Je vous le promets.

– Maintenant, don Pablo, quoi qu’il arrive, sachez que je vous aime et que votre nom sera le dernier qui viendra sur mes lèvres à mon dernier soupir.

– Oh ! laissez-moi croire, laissez-moi espérer qu’un jour peut-être…

– Jamais ! s’écria-t-elle à son tour avec un accent impossible à rendre ; quelque grand que soit mon amour, le sang de mon père nous séparera éternellement !

Le jeune homme courba le front avec accablement sous cette parole, sinistre imprécation qui le foudroyait en lui faisant mesurer la profondeur de l’abîme dans lequel il était tombé.

Ils continuèrent à marcher silencieusement aux côtés l’un de l’autre.

Le sachem des Coras servait, ainsi que nous l’avons dit, de guide à la petite troupe. Arrivé à un endroit où la sente qu’il suivait faisait un crochet assez roide en se rapprochant de la rive du fleuve, il s’arrêta et imita le cri de la pie.

À ce signal, Valentin fit sentir l’éperon à son cheval et le rejoignit au galop.

– Qu’y a-t-il de nouveau ? demanda-t-il.

– Rien, répondit le chef, sinon que dans quelques minutes nous serons arrivés en face de l’île où le Cèdre-Rouge a établi son camp.

– Ah ! ah ! fit Valentin ; arrêtons-nous alors.

Les chasseurs mirent pied à terre et se cachèrent derrière les buissons.

Le plus grand silence régnait sur les bords du fleuve.

– Hum ! murmura Valentin, je crois que l’oiseau est déniché.

– Nous allons le savoir, répondit la Plume-d’Aigle.

Alors, avec cette prudence qui caractérise les hommes de sa race, il se glissa avec précaution d’arbre en arbre et disparut bientôt aux yeux de ses compagnons.

Ceux-ci attendirent immobiles, les yeux fixés sur la place où il s’était, pour ainsi dire, évanoui.

Leur attente fut longue.

Enfin, au bout d’une heure au moins, un léger frôlement se fit entendre dans les broussailles, et l’Indien se dressa devant eux.

Il était facile de voir qu’il sortait du fleuve, son corps ruisselait d’eau.

– Eh bien ? lui demanda Valentin.

– Partis.

– Tous ?

– Tous.

– Depuis longtemps ?

– Depuis deux jours au moins, les feux sont froids.

– Je m’en doutais, fit le chasseur comme se parlant à lui-même.

– Oh ! s’écria don Miguel, ce démon nous échappera donc toujours !

– Patience ! répondit Valentin ; à moins d’avoir comme un poisson glissé sous l’eau, ou comme un oiseau volé dans l’air, nous retrouverons ses traces, je vous le jure.

– Mais qu’allons-nous faire ?

– Attendre, dit le chasseur. Il est tard, nous passerons la nuit ici ; demain, au point du jour, nous nous mettrons à la poursuite de notre ennemi.

Don Miguel poussa un soupir et ne répondit pas.

Les préparatifs d’un campement de chasseurs ne sont pas longs. Harry et la Plume-d’Aigle allumèrent un feu, dessellèrent les chevaux qui furent entravés, puis on s’occupa activement des apprêts du souper.

Excepté don Miguel et son fils, qui, chacun pour une cause différente, ne mangèrent que quelques bouchées, les chasseurs firent honneur au frugal repas, que les fatigues du jour leur faisaient trouver délicieux.

Aussitôt que le souper fut fini, Valentin se leva, jeta son rifle sur l’épaule et, d’un signe, invita Curumilla à le suivre.

– Où allez-vous ? lui demanda don Miguel.

– Dans l’île où se trouvait le camp des gambusinos, répondit le chasseur.

– Je vais avec vous.

– Pardieu ! moi aussi, dit le général.

– Soit.

Les quatre hommes s’éloignèrent ; il ne restait au camp que don Pablo, le chef des Coras, Harry et Ellen.

Dès que les pas des chasseurs se furent éteints dans l’éloignement, la jeune fille se tourna vers don Pablo.

– Voilà l’heure dit-elle.

Le Mexicain ne put réprimer un tressaillement nerveux.

– Vous le voulez ? lui répondit-il tristement.

– Il le faut ! reprit-elle en étouffant un soupir.

Elle se leva et s’approcha de Harry.

– Frère, lui dit-elle, je pars.

– Bien ! fit le chasseur.

Sans autre explication, il se leva, sella deux chevaux, puis il attendit, impassible en apparence.

Moukapec dormait ou feignait de dormir.

Ellen tendit la main à don Pablo, et d’une voix émue :

– Adieu ! lui dit-elle.

– Oh ! s’écria le jeune homme, restez, Ellen, je vous en conjure !

La fille du squatter secoua tristement la tête.

– Je dois rejoindre mon père, murmura-t-elle ; don Pablo, laissez-moi partir.

– Ellen ! Ellen !…

– Adieu, don Pablo !

– Oh ! fit le jeune homme avec désespoir, rien ne peut donc vous fléchir ?

Le visage de l’Américaine était inondé de larmes ; son sein haletait.

– Ingrat ! murmura-t-elle d’un ton d’amer reproche ; ingrat ! qui ne comprend pas combien je l’aime…

Don Pablo fit un effort suprême ; il se roidit contre la douleur, et, d’une voix entrecoupée :

– Partez donc ! dit-il, et que Dieu vous protège !

– Adieu !

– Oh ! non, pas adieu ! au revoir ! s’écria-t-il.

La jeune fille secoua tristement la tête et s’élança sur le cheval que le Canadien tenait prêt.

– Harry, dit don Pablo, veillez sur elle !

– Comme sur ma sœur, répondit le Canadien d’une voix profonde.

Ellen fit un dernier signe d’adieu à don Pablo et lâcha la bride.

Le jeune homme se laissa aller sur le sol avec désespoir.

– Oh ! tout mon bonheur ! murmura-t-il d’une voix brisée.

Moukapec n’avait pas fait un mouvement. Il fallait que son sommeil fût bien profond.

Deux heures plus tard, Valentin et ses compagnons revinrent de leur excursion à l’île.

Don Miguel s’aperçut immédiatement de l’absence d’Ellen.

– Où est la fille du squatter ? demanda-t-il vivement.

– Partie… murmura don Pablo.

– Et vous l’avez laissée fuir ! s’écria l’hacendero.

– Elle n’était pas prisonnière, je n’avais donc pas le droit de m’opposer à son départ.

– Et le chasseur canadien ?

– Parti aussi.

– Oh ! s’écria don Miguel, il faut nous mettre à leur poursuite sans perdre un instant.

Un frisson d’épouvante et de joie parcourut le corps du jeune homme, qui pâlit à cette parole.

Valentin lui lança un regard investigateur, et, posant la main sur l’épaule de son ami :

– Gardons-nous en bien, dit-il avec un sourire expressif ; laissons, au contraire, la fille du Cèdre-Rouge s’éloigner tranquillement.

– Mais… fit don Miguel.

Valentin se pencha à son oreille et lui dit quelques mots à voix basse ; l’hacendero tressaillit.

– Vous avez raison, murmura-t-il.

– Maintenant, reprit le chasseur, dormons, car je vous promets que la journée de demain sera rude pour nous.

Chacun parut comprendre la justesse de cette recommandation, et un quart d’heure à peine après qu’elle fut faite, les chasseurs dormaient étendus autour du feu.

Seul Curumilla, appuyé sur son rifle, debout contre un mélèze, avec lequel il semblait faire corps, veillait à la sûreté commune.

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