XXXII. Fray Ambrosio

Nous retournerons maintenant auprès des gambusinos.

Sutter et Nathan n’avaient pas dit un mot à leur frère ; lui, de son côté, n’avait pas semblé les reconnaître.

Lorsque chacun se fut accommodé pour dormir, Schaw s’étendit, lui aussi, sur le sol, tout en se rapprochant imperceptiblement de doña Clara.

La jeune fille, la tête dans les deux mains, les coudes appuyés sur les genoux, pleurait silencieusement.

Ces pleurs brisaient le cœur de Schaw. Il aurait donné sa vie pour les tarir.

Cependant la nuit se faisait de plus en plus sombre ; la lune, voilée par les nuages épais qui passaient incessamment sur son disque blafard, ne projetait que des rayons sans clarté, trop faibles pour percer le dôme de feuillage sous lequel les gambusinos avaient cherché un abri.

Schaw, rassuré par l’immobilité complète de ses compagnons et le silence lugubre qui planait dans la clairière, se hasarda à toucher légèrement le bras de la jeune fille.

– Que me voulez-vous ? lui demanda-t-elle d’une voix triste.

– Parlez bas, répondit-il, au nom du ciel, parlez bas, señora, un des hommes qui sont étendus là n’aurait qu’à nous entendre ; ces maudits ont l’oreille si fine, que le moindre soupir du vent à travers le feuillage suffit pour les éveiller et les mettre sur leurs gardes.

– Qu’importe qu’ils s’éveillent ? reprit-elle d’un ton de reproche ; grâce à vous, à qui je me suis fiée, ne suis-je pas retombée entre leurs mains ?

– Oh ! fit-il en se tordant les bras avec désespoir, vous ne me croyez pas capable d’une si odieuse trahison, madame !

– Cependant vous voyez où nous sommes.

– Hélas ! madame, je ne suis pas coupable ; c’est la fatalité qui a tout fait.

Un sourire d’incrédulité plissa les lèvres pâles de la jeune fille.

– Ayez au moins le courage de votre mauvaise action, monsieur, soyez franchement bandit comme ces hommes qui dorment là. Oh ! ajouta-t-elle avec amertume, je n’ai pas de reproches à vous adresser ; je devrais, au contraire, vous admirer, car, bien que vous soyez fort jeune encore, vous avez, monsieur, déployé en cette circonstance une habileté et une astuce que j’étais loin de vous soupçonner ; vous avez joué votre rôle avec un talent consommé.

Chacune de ces paroles cruelles entrait comme une pointe de poignard dans le cœur du malheureux jeune homme et lui faisait endurer des tortures atroces.

– Oui, fit-il avec découragement, les apparences sont contre moi ; c’est en vain que je chercherais à vous persuader de mon innocence, vous ne me croiriez pas, madame, et pourtant Dieu, m’est témoin que tout ce qu’il est humainement possible de faire, je l’ai tenté pour vous sauver.

– Vous avez été bien malheureux, alors, monsieur, reprit-elle d’un ton de sarcasme ; car il faut avouer que toutes ces tentatives dont vous vous vantez ont étrangement tourné contre vous.

Schaw poussa un profond soupir.

– Mon Dieu ! dit-il, quelle preuve pourrais-je vous donner de mon dévouement ?

– Aucune, répondit-elle froidement.

– Oh ! madame.

– Monsieur, interrompit-elle d’une voix ferme et ironique, faites-moi grâce, je vous prie, de vos lamentations, à la sincérité desquelles je ne veux pas croire, trop de preuves irrécusables s’élèvent contre vous ; ce qu’il y a de plus odieux que la trahison, ce sont les hypocrites protestations d’un traître. Vous avez réussi, que demandez-vous de plus ? Jouissez de votre triomphe. Je vous le répète, je ne vous adresse pas de reproches, vous avez agi comme vos instincts et votre éducation vous poussaient à le faire ; vous avez été logique avec vous-même, fidèle à vos antécédents : tout est dit. Maintenant, s’il m’est permis de vous adresser une prière, brisons là un entretien sans but et sans intérêt désormais, puisque vous ne parviendrez pas à détruire mes convictions à votre égard ; imitez l’exemple de vos compagnons, et laissez-moi me livrer sans obstacle à ma douleur.

Schaw fut foudroyé par ces paroles, prononcées d’un ton qui n’admettait pas de réplique ; il mesura la profondeur de l’abîme dans lequel il se débattait en vain, et une colère insensée s’empara de lui.

Doña Clara avait laissé retomber sa tête dans ses mains ; elle pleurait.

Le jeune homme sentit un sanglot déchirer sa poitrine.

– Oh ! dit-il, madame, comme vous prenez plaisir à me torturer le cœur ! Moi, vous avoir trahi, moi, qui vous aime !

Doña Clara se redressa hautaine, implacable.

– Oui, répondit-elle avec ironie, oui, vous m’aimez, monsieur, mais vous m’aimez à la façon des bêtes fauves, qui entraînent leur proie dans leur antre afin de la déchirer à loisir ; votre amour, c’est l’amour du tigre !…

Schaw lui saisit le bras avec force, et, plongeant son regard dans le sien :

– Encore un mot, encore une insulte, madame, dit-il d’une voix saccadée, et je me poignarde à vos pieds ; quand vous aurez vu mon cadavre rouler sur le sol, peut-être alors croirez-vous à mon innocence !

Doña Clara, étonnée, le regarda fixement.

– Que m’importe ? dit-elle froidement.

– Oh ! s’écria le jeune homme désespéré, soyez satisfaite, madame.

Et d’un geste prompt comme la pensée, il dégaina son poignard.

Soudain une main se posa rudement sur son bras.

Doña Clara n’avait pas bougé.

Schaw se retourna.

Fray Ambrosio, debout derrière lui, le regardait en souriant, mais sans lâcher le bras qu’il avait saisi.

– Laissez-moi, lui dit le jeune homme d’une voix sourde.

– Non pas, mon fils, répondit doucement le moine, à moins que vous ne me promettiez premièrement de renoncer à votre projet homicide.

– Mais, s’écria Schaw avec désespoir, vous ne voyez donc pas qu’elle me croit coupable !

– Cela doit être ; laissez-moi le soin de lui prouver le contraire.

– Oh ! si vous faisiez cela… murmura le jeune homme avec un accent de doute.

– Je le ferai, mon fils, reprit en souriant toujours Fray Ambrosio ; seulement soyez raisonnable.

Schaw hésita un instant, puis il laissa tomber l’arme en murmurant d’une voix sourde :

– Il sera toujours temps.

– Parfaitement raisonné, dit le moine. Là, maintenant, asseyez-vous et causons. Fiez-vous à moi ; bientôt il ne restera plus à la señora les moindres doutes sur votre innocence.

Schaw secoua la tête d’un air découragé.

– Vous allez voir, fit le moine de ce ton narquois qui lui était habituel.

Pendant toute cette scène, doña Clara était restée immobile comme une statue de la douleur, semblant ne prendre aucun intérêt à ce qui se passait entre les deux hommes.

Le moine se tourna vers elle.

– Ce jeune homme vous a dit la vérité tout entière, madame, fit-il ; c’est une justice que je me plais à lui rendre. Je ne sais quelle cause le poussait à agir ainsi ; mais, pour vous sauver, il a fait plus que l’impossible : il a lutté, vous tenant entre ses bras crispés, contre une nuée de Peaux Rouges altérés de sang. Lorsque Dieu nous a si miraculeusement envoyés à son secours, il allait succomber, et il a roulé sans connaissance aux pieds de nos chevaux, serrant encore contre sa poitrine saignante le précieux fardeau qui lui avait été confié sans doute et dont il avait juré de ne se séparer que mort. Voilà la vérité vraie, madame ; je vous le jure sur l’honneur.

Doña Clara sourit avec ironie.

– Oh ! répondit-elle, gardez pour vous ces protestations menteuses et inutiles, mon père ; j’ai appris à vous connaître aussi, grâce à Dieu, depuis quelque temps, et je sais quel fond on peut faire sur votre parole.

Le moine se mordit les lèvres avec dépit.

– Peut-être vous trompez-vous, madame, répondit-il en s’inclinant humblement, et ajoutez-vous trop facilement foi à des apparences menteuses.

– Bien menteuses, en effet, s’écria la jeune fille, lorsque votre conduite, jusqu’à ce jour, n’a fait qu’en prouver l’exactitude.

Un éclair jaillit de l’œil fauve du moine, éclair aussitôt éteint qu’allumé ; il composa son visage et reprit avec une douceur inaltérable :

– Moi aussi, vous me jugez mal, madame ; le malheur vous rend injuste. Vous oubliez que je dois tout à votre père.

– Ce n’est pas moi, c’est vous qui l’avez oublié, dit-elle vivement.

– Et qui vous dit, madame, fit-il avec une certaine animation, que, si je suis dans les rangs de vos ennemis, ce n’est pas afin de mieux vous servir ?

– Oh ! répondit-elle avec ironie, il vous serait difficile de me donner des preuves de ce beau dévouement, monsieur.

– Pas autant que vous le supposez peut-être, madame ; j’en tiens en ce moment une à ma disposition que vous ne pourrez pas révoquer en doute.

– Et cette preuve ? dit-elle avec ironie.

– Cette preuve, la voici, madame : mes compagnons dorment ; à cinquante pas d’ici, dans la forêt, par mes soins, deux chevaux ont été attachés, je vais vous conduire auprès d’eux, et, guidée par ce malheureux jeune homme qui vous est dévoué, bien que vous ayez été cruelle envers lui, après les périls auxquels, pour vous, il s’est exposé, il vous sera facile, en quelques heures, de vous mettre hors de notre atteinte et de vous dérober à notre poursuite. Voilà cette preuve, madame ; direz-vous encore que je vous abuse ?

– Et qui me prouve, monsieur, reprit-elle, que cette feinte sollicitude que vous me témoignez et qui vous est venue bien subitement, à mon avis, ne cache pas un nouveau piège ?

– Madame, répondit le moine toujours impassible, les moments sont précieux, toute seconde qui s’écoule est une chance de salut que vous vous enlevez. Je ne discuterai pas avec vous, je me bornerai à vous dire ceci : À quoi me servirait de feindre de vous laisser échapper ?

– Le sais-je, monsieur ? Puis-je deviner les causes qui vous font agir ?

– Très-bien, madame, faites comme vous le jugerez convenable, mais Dieu m’est témoin que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour vous sauver, et que c’est vous qui avez refusé.

Le moine prononça ces paroles avec un tel accent de conviction, que, malgré elle, doña Clara se sentit ébranlée ; la dernière observation de Fray Ambrosio était juste. À quoi bon feindre de la laisser échapper, puisqu’il l’avait en son pouvoir ?

Elle réfléchit un instant.

– Écoutez, lui dit-elle, j’ai fait le sacrifice de ma vie. Je ne sais si vous êtes sincère, je voudrais le croire, mais comme il ne peut rien m’arriver de pire que ce qui me menace ici, je me fie à vous ; conduisez-moi donc auprès des chevaux que vous avez préparés pour moi, je saurai bientôt si vos intentions sont bonnes et si je me suis trompée à votre égard.

Un furtif sourire éclaira le visage du moine, il poussa un soupir de satisfaction.

– Venez, dit-il, suivez-moi ; surtout marchez avec précaution, afin de ne pas réveiller nos compagnons, qui ne sont probablement pas aussi bien disposés que moi envers vous.

Doña Clara et Schaw se levèrent et suivirent sans bruit le moine.

Le fils du squatter marchait devant la jeune fille, écartant tous les obstacles qui se trouvaient sur son passage.

Les ténèbres étaient épaisses, aussi était-il difficile de se diriger dans ces fourrés encombrés de lianes et de plantes parasites ; doña Clara trébuchait à chaque pas.

Enfin, au bout d’une demi-heure, ils arrivèrent à la lisière de la forêt.

Deux chevaux attachés auprès d’un fourré broutaient tranquillement les jeunes pousses des arbres.

– Eh bien ! dit le moine avec un accent de triomphe, me croyez-vous à présent, señora ?

– Je ne suis pas sauvée encore, répondit-elle avec mélancolie.

Et elle se prépara à se mettre en selle.

Soudain les branches et les buissons s’écartèrent avec bruit, six ou huit hommes s’élancèrent brusquement des halliers où ils étaient cachés, et enveloppèrent nos trois personnages avant qu’il leur eût été possible de faire un geste pour se mettre en défense.

Schaw saisit vivement un pistolet et se prépara à vendre chèrement sa vie.

– Arrêtez, Schaw, lui dit doña Clara d’une voix douce ; maintenant je reconnais que vous étiez fidèle. Je vous pardonne. Ne vous faites pas inutilement tuer ; vous le voyez, ce serait une folie de résister.

Le jeune homme courba la tête et repassa son pistolet à la ceinture.

– Eh ! s’écria une voix goguenarde qui fit courir un frisson de terreur sur tout le corps des fugitifs, je savais bien, moi, que ces chevaux appartenaient à quelqu’un ! Voyons, qui avons-nous ici ? Holà, l’Ourson ! une torche ! que nous sachions un peu à quoi nous en tenir.

– C’est inutile, Cèdre Rouge, nous sommes des amis.

– Des amis ! reprit brutalement le Cèdre-Rouge, car c’était effectivement lui ; c’est possible. Je ne serais pourtant pas fâché de m’en assurer. Allume toujours la torche, garçon !

Il y eut un instant de silence. L’Ourson avait allumé une branche d’arbre-chandelle.

– Eh ! eh ! fit en ricanant le squatter, en effet, nous sommes en pays de connaissance. Où diable alliez-vous donc à cette heure de nuit, señor padre ?

– Nous retournions au camp, dont nous nous sommes un peu écartés, afin de faire une promenade, répondit imperturbablement le moine.

Le Cèdre-Rouge lui lança un regard soupçonneux.

– Une promenade, grommela-t-il entre ses dents ; singulier temps pour la promenade !

– Vous voilà, Schaw ! soyez le bien venu, garçon, quoique je comptasse peu vous rencontrer, surtout en compagnie de cette charmante colombe, fit-il avec un sourire sardonique.

– Oui, me voilà, mon père, répondit le jeune homme d’une voix sombre.

– C’est bien, c’est bien ; plus tard vous m’apprendrez ce que vous êtes devenu depuis si longtemps, mais ce n’est pas le moment. Ne m’avez-vous pas dit que votre camp était près d’ici, señor padre, bien que je veuille que le diable me torde le cou si je puis comprendre comment cela se fait, moi qui allais vous chercher dans l’île où je vous avais laissés ?

– Nous avons été contraints de la quitter.

– C’est bien, nous n’avons pas de temps à perdre en bavardages. Conduisez-nous au camp, mon maître ; plus tard tout s’éclaircira, soyez tranquille.

Guidé par le moine, le Cèdre-Rouge entra dans la forêt, suivi par les pirates, qui conduisaient au milieu d’eux doña Clara et Schaw. Cette rencontre imprévue venait une fois encore de briser entre ses mains l’espoir d’une délivrance prochaine.

Quant à Fray Ambrosio, il marchait aussi tranquille en apparence que s’il ne lui était rien arrivé d’extraordinaire.

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