XXXV. Combat

Le camp du Cèdre-Rouge était plongé dans le silence ; tout dormait, à part trois ou quatre gambusinos qui, appuyés sur leur rifle, l’œil et l’oreille au guet, veillaient sur le repos de leurs compagnons et deux personnages nonchalamment étendus devant une tente élevée au centre du camp, et qui causaient à voix basse.

Ces deux personnages étaient le Cèdre-Rouge et Fray Ambrosio.

Le squatter paraissait en proie à une vive inquiétude ; le regard fixé dans l’espace, on eût dit qu’il voulait sonder les ténèbres et deviner les mystères que portait dans son sein la nuit profonde qui l’entourait.

– Compère, dit le moine, croyez-vous que nous soyons parvenus à dissimuler nos traces aux chasseurs blancs ?

– Ces misérables sont des chiens dont je me ris ; ma femme suffirait pour les chasser à coups de fouet, répondit le Cèdre-Rouge avec dédain ; je connais tous les détours de la prairie, j’ai fait pour le mieux.

– Ainsi, nous voilà enfin débarrassés de nos ennemis, fit le moine, avec un soupir de soulagement.

– Oui, compère, dit le squatter en ricanant ; maintenant vous pouvez dormir tranquille.

– Ah ! dit le moine, tant mieux.

Soudain un coup de feu retentit, une balle passa en sifflant au-dessus de la tête de l’Espagnol et s’aplatit contre un des piliers de la tente.

– Malédiction ! s’écria le squatter en se relevant, encore ces loups enragés. Aux armes, enfants ! voilà les Peaux Rouges.

En quelques secondes, tous les gambusinos furent debout et embusqués derrière les ballots qui formaient l’enceinte du camp.

Au même moment, des cris effroyables, suivis d’une décharge terrible, mêlée à une nuée de flèches, éclatèrent dans la prairie.

La troupe du squatter comptait encore une vingtaine d’hommes résolus, grâce aux pirates qu’il avait amenés.

Les gambusinos ne se laissèrent pas intimider ; ils répondirent par une décharge à bout portant, faite sur une nombreuse troupe de cavaliers qui arrivaient à toute bride sur le camp.

Les Indiens couraient au galop dans toutes les directions en poussant des hurlements féroces et en brandissant des torches ardentes qu’ils lançaient à toute volée dans le camp.

Les Indiens n’attaquent ordinairement leurs ennemis que par surprise ; comme ils n’ont d’autre but que le pillage, dès qu’ils se voient découverts et qu’ils trouvent une vigoureuse défense, ils cessent un combat devenu pour eux sans motif.

Mais cette fois les Peaux Rouges semblaient avoir renoncé à leur tactique habituelle, tant ils mettaient d’acharnement à assaillir les retranchements des gambusinos ; souvent repoussés, ils revenaient avec une nouvelle ardeur, combattant à découvert et cherchant par leur nombre à écraser leurs ennemis.

Le Cèdre-Rouge, effrayé de la durée de ce combat dans lequel avaient péri ses plus braves compagnons, résolut de tenter un dernier effort et de vaincre les Indiens à force d’audace et de témérité.

D’un geste il réunit autour de lui ses trois fils, Andrès Garote et Fray Ambrosio ; mais les Indiens ne lui laissèrent pas le temps d’exécuter le projet qu’il avait formé, ils revinrent à l’assaut avec une furie nouvelle, et une nuée de flèches incendiaires et de torches allumées s’abattirent sur le camp de tous les côtés à la fois.

L’incendie vint ajouter ses lueurs sinistres aux horreurs du combat ; le camp ne fut plus bientôt qu’une vaste fournaise.

Les Peaux Rouges, profitant habilement du désordre causé parmi les gambusinos par l’incendie, escaladèrent les ballots, envahirent le camp, se précipitèrent sur les blancs, et un combat corps à corps s’engagea.

Malgré leur courage et leur habileté dans le maniement des armes, les gambusinos furent accablés par la masse considérable de leurs ennemis.

Quelques minutes encore et c’en était fait de la troupe du Cèdre-Rouge.

Le squatter résolut de tenter un effort suprême pour sauver les hommes qui lui restaient ; alors, prenant à part Fray Ambrosio, qui, depuis le commencement de la lutte, avait constamment combattu à ses côtés, il lui expliqua ses intentions, et, lorsqu’il fut certain que le moine allait exécuter ses ordres, il se rejeta avec une rage indicible au plus fort de la mêlée, et assommant ou poignardant tous les Peaux Rouges qui se trouvaient sur son passage, il parvint à pénétrer dans la tente.

Doña Clara, le corps penché en avant, le cou tendu et l’oreille au guet, semblait écouter avec anxiété les bruits du dehors. À deux pas d’elle, étendue sur le sol, le crâne fracassé par une balle, la femme du squatter se tordait dans les dernières convulsions de l’agonie.

À la vue du Cèdre-Rouge, la jeune fille croisa les bras sur la poitrine et attendit.

– Voto a Dios ! s’écria le bandit, elle est encore là. Suivez-moi, señora, il faut partir.

– Non ! répondit résolument l’Espagnole, je ne partirai pas.

– Voyons, enfant, obéissez, ne m’obligez pas à employer la violence ; le temps est précieux !

– Je ne partirai pas, vous dis-je, reprit la jeune fille.

– Pour la dernière fois, voulez-vous me suivre, oui ou non ?

Doña Clara haussa les épaules.

Le squatter vit que toute discussion était inutile, qu’il fallait violemment trancher la question ; alors, sautant par-dessus le cadavre de sa femme, il chercha à saisir la jeune fille.

Mais celle-ci, qui du regard épiait tous ses mouvements, bondit comme une biche effarouchée, tira un poignard de sa poitrine, et, l’œil étincelant, les narines gonflées, les lèvres frémissantes, elle se prépara à soutenir une lutte désespérée.

Il fallait en finir, le squatter leva son sabre, et, du plat, en cingla un coup si terrible sur le bras délicat de la jeune fille, que celle-ci laissa échapper le poignard en poussant un cri de douleur. Mais la malheureuse enfant se baissa aussitôt pour ramasser son arme de la main gauche. Le Cèdre-Rouge profita de ce mouvement, s’élança sur elle et lui fit une ceinture de ses bras nerveux. Alors la jeune fille, qui jusque-là s’était défendue en silence, cria, avec toute l’énergie du désespoir :

– À moi, Schaw ! à moi !

– Ah ! hurla le Cèdre-Rouge, c’est donc lui qui m’a trahi ! Qu’il vienne, s’il l’ose !

Et enlevant la jeune fille dans ses bras, il courut vers l’entrée de la tente. Mais il recula tout à coup en poussant un blasphème.

Un homme lui barrait le passage.

Cet homme, c’était Valentin.

– Ah ! ah ! fit le chasseur avec un rire sardonique, c’est encore vous, Cèdre-Rouge ! Carai ! mon maître, vous n’y allez pas de main morte.

– Passage ! hurla le squatter en armant un pistolet.

– Passage ? répondit Valentin en ricanant, tout en surveillant avec soin les mouvements du bandit, vous êtes bien pressé de nous fausser compagnie. D’abord, pas de menaces, ou sinon je vous tue comme un chien !

– C’est moi qui te tuerai, maudit ! s’écria le Cèdre-Rouge en pressant, d’un mouvement convulsif, la gâchette de son pistolet.

Le coup partit.

Quelque rapide que fût le geste du squatter, celui du chasseur ne fut pas moins prompt ; il se baissa vivement pour éviter la balle, qui ne l’atteignit pas, et il épaula vivement son rifle ; mais il n’osa faire feu.

Le Cèdre-Rouge s’était rejeté au fond de la tente et se servait du corps de la jeune fille comme d’un bouclier.

Au bruit du coup de feu, les compagnons de Valentin se précipitèrent dans la tente, qui fut en même temps envahie par les Indiens.

Les quelques gambusinos qui survivaient à leurs camarades, sept ou huit environ, que Fray Ambrosio avait réunis d’après les ordres du squatter, devinant ce qui se passait et désirant venir en aide à leur chef, se rapprochèrent à pas de loup, et, saisissant les cordes qui maintenaient la tente, ils les tranchèrent toutes à la fois.

Alors cette masse de toile, n’étant plus soutenue, s’affaissa sur elle-même, entraînant et enveloppant dans sa chute tous les individus qui se trouvaient sous elle.

Il y eut parmi les Indiens et les chasseurs un moment de tumulte effroyable, dont le Cèdre-Rouge profita habilement pour se glisser hors de la tente et sauter sur un cheval que Fray Ambrosio lui tenait prêt.

Mais à l’instant où il allait s’élancer en avant, Schaw lui barra le passage.

– Arrêtez, père ! s’écria-t-il en saisissant résolument la bride du cheval ; rendez-moi cette jeune fille !

– Arrière, maudit ! hurla le squatter en grinçant des dents, arrière !

– Vous ne passerez pas, reprit Schaw ; doña Clara, rendez-moi doña Clara !

Le Cèdre-Rouge se vit perdu.

Valentin, don Miguel et leurs compagnons, débarrassés enfin de la tente, accouraient en toute hâte.

– Misérable ! s’écria-t-il.

Et, faisant bondir son cheval, il asséna un coup de sabre sur la tête de son fils qui roula sur le sol.

Les assistants poussèrent un cri d’horreur.

Les gambusinos, lancés à fond de train, passèrent comme un ouragan au milieu de la masse compacte que leur opposaient les assistants.

– Oh ! hurla don Miguel, je veux sauver ma fille.

Et, sautant sur un cheval, il se rua à la poursuite des bandits.

Les chasseurs et les Indiens, abandonnant le camp incendié à quelques pillards, partirent sur leurs traces.

Mais tout à coup il se passa une chose inouïe, incompréhensible.

Un bruit terrible, surhumain, se fit entendre ; les chevaux, lancés à toute bride, s’arrêtèrent subitement sur leurs jarrets tremblants en hennissant avec terreur, et les pirates, les chasseurs et les Peaux Rouges, levant instinctivement les yeux au ciel, ne purent retenir un cri d’épouvante.

– Oh ! s’écria le Cèdre-Rouge avec un accent de rage impossible à rendre, malgré Dieu, malgré l’enfer, j’échapperai !

Et il enfonça les éperons dans les flancs de son cheval.

L’animal poussa un hennissement de douleur, mais resta immobile.

– Ma fille, ma fille ! s’écria don Miguel en cherchant vainement à joindre le pirate.

– Viens la prendre, chien ! hurla le bandit. Je ne te la donnerai que morte.

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