XXXIV. La Chasse

– Ainsi, demanda don Miguel au chasseur, vous croyez, mon ami, que nous sommes sur la bonne voie et que cet homme ne peut nous échapper ?

– Je suis convaincu, répondit le chasseur, que jusqu’à présent nous avons suivi sa piste. Quant à vous assurer qu’il ne nous échappera pas, je ne saurais vous le dire ; je puis seulement vous certifier que je le découvrirai.

– C’est ce que je voulais dire, fit l’hacendero avec un soupir.

On se remit en route.

La prairie se faisait plus accidentée ; çà et là des bouquets d’arbres coupaient le paysage, et de distance en distance s’élevaient des collines, premiers contre-forts de la Sierra-Madre qui dentelaient l’horizon bleuâtre et formaient des ondulations de terrain.

Les chasseurs arrivèrent ainsi une heure environ avant le coucher du soleil aux premiers arbres d’une immense forêt vierge qui s’étendait comme un rideau de verdure et leur masquait complètement les lointains de la prairie.

– Ooah ! fit Curumilla en se baissant subitement et ramassant un objet qu’il présenta à Valentin.

– Eh ! mais, s’écria celui-ci, voilà, si je ne me trompe, la croix de doña Clara.

– Donnez ! donnez ! mon ami, dit don Miguel en s’avançant rapidement.

Il saisit l’objet que lui remit le chasseur : c’était, en effet, une petite croix en diamant que la jeune fille portait habituellement au cou.

L’hacendero la porta à ses lèvres avec une joie mêlée de douleur.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il, qu’est-il arrivé à ma pauvre enfant ?

– Rien, répondit Valentin. Rassurez-vous, mon ami ; la chaîne se sera cassée probablement, et doña Clara l’aura perdue, voilà tout.

Don Miguel soupira, deux larmes jaillirent de ses yeux, mais il ne prononça pas une parole.

À l’entrée de la forêt, Valentin s’arrêta :

– Il n’est pas prudent, dit-il, de s’engager ainsi pendant la nuit sous ces grands arbres ; peut-être ceux que nous cherchons nous attendent-ils pour nous attaquer à l’abri. Si vous m’en croyez, nous camperons ici.

Personne ne fit d’observation à cette proposition ; en conséquence, le camp fut établi.

La nuit était complètement venue ; les chasseurs, après avoir pris leur repas, s’étaient roulés et endormis dans leurs couvertures. Seuls, Valentin, Curumilla et la Plume-d’Aigle, gravement assis autour du feu, causaient entre eux à voix basse, tout en surveillant avec soin les environs.

Tout à coup Valentin saisit brusquement l’ulmen au col et l’obligea à se coucher sur le sol ; au même instant un éclair brilla, un coup de feu retentit et une balle vint ricocher sur les tisons en faisant jaillir un millier d’étincelles.

Les Mexicains, réveillés en sursaut par l’explosion, se levèrent en saisissant leurs armes.

Les trois chasseurs avaient disparu.

– Que signifie cela ? fit don Miguel en regardant vainement dans l’obscurité.

– Ma foi, dit le général, je me trompe fort, ou nous sommes attaqués.

– Attaqués ! reprit l’hacendero, mais par qui ?

– Dame, par des ennemis, probablement, fit le général ; seulement, quels sont ces ennemis ? voilà ce que je ne saurais dire.

– Où sont donc nos amis ? demanda don Pablo.

– En chasse, je suppose, répondit le général.

– Tenez, les voici qui reviennent, dit don Miguel.

En effet, les chasseurs revenaient, mais ils n’étaient pas seuls.

Ils amenaient un prisonnier.

Ce prisonnier, c’était l’Ourson, le pirate.

L’Ourson était un petit homme gros et trapu, à la face bestiale, qui aurait eu l’air stupide si ses yeux, brillants comme des escarboucles, n’avaient pas donné à sa physionomie une expression de finesse diabolique.

Dès qu’il fut amené au campement, Valentin le fit solidement garrotter et le considéra quelques instants avec une profonde attention.

Le bandit supporta cet examen avec une feinte insouciance qui, si bien jouée qu’elle était, ne réussit cependant pas à tromper le Français.

– Hum ! murmura-t-il à part lui, voilà un drôle qui me fait l’effet d’être madré ; voyons un peu si je me trompe. Qui es-tu, coquin ? lui demanda-t-il rudement.

– Moi ? fit l’autre d’un air niais.

– Oui, toi.

– Je suis un chasseur.

– Chasseur de chevelures, je suppose, reprit Valentin.

– Pourquoi ? fit l’autre.

– Dame, je ne pense pas que tu nous aies pris pour des bêtes fauves.

– Je ne comprends pas, dit le bandit d’un air stupide.

– C’est possible, fit Valentin. Comment te nommes-tu ?

– L’Ourson.

– Hum ! joli nom. Et que fais-tu à rôder ainsi autour de notre campement ?

– La nuit est sombre, je vous ai pris pour des Apaches.

– C’est pour cela que tu as tiré sur nous ?

– Oui.

– Tu ne comptais pas nous tuer tous les six, je suppose, avec ton coup de fusil.

– Je n’ai pas cherché à vous tuer.

– Ah ! ah ! tu voulais nous saluer, sans doute, n’est-ce pas ? fit le chasseur en ricanant.

– Non, mais je voulais attirer votre attention.

– Ah ! eh bien, tu as réussi. Pourquoi t’es-tu sauvé alors ?

– Je ne me suis pas sauvé, puisque je me suis au contraire laissé prendre.

– Hum ! fit Valentin. Enfin, c’est égal, nous te tenons ; maintenant, si tu nous échappes, tu seras bien adroit.

– Qui sait ? murmura le pirate.

– Où allais-tu ?

– J’allais rejoindre mes amis, de l’autre côté du fleuve.

– Quels amis ?

– Des amis à moi.

– Probablement.

– Cet homme est idiot, fit le général en haussant les épaules.

Valentin lui lança un regard significatif.

– Vous croyez ? dit-il.

Le général ne répondit pas.

Valentin reprit l’interrogatoire du bandit.

– Mais quels sont les amis que tu allais rejoindre ?

– Je vous l’ai dit, des chasseurs.

– Fort bien, mais ces chasseurs ont un nom.

– Est-ce que vous n’en avez pas, vous ?

– Écoute, mon drôle, dit Valentin, que les réponses du pirate commençaient à impatienter, je t’avertis que si tu ne veux pas répondre catégoriquement à mes questions, je serai forcé de te brûler la cervelle.

L’Ourson fit un bond en arrière.

– Me brûler la cervelle, s’écria-t-il, à moi ! Allons donc, vous n’oseriez pas.

– Pourquoi cela, compagnon ?

– Parce que le Cèdre-Rouge me vengerait.

– Ah ! ah ! tu connais le Cèdre-Rouge.

– By God ! si je le connais ! puisque je vais le rejoindre.

– Oui-da ! fit Valentin avec méfiance. Et où cela donc ?

– Eh ! où il est, probablement.

– C’est juste ; ainsi tu sais où est le Cèdre-Rouge ?

– Oui.

– Alors tu vas nous conduire près de lui.

– Je ne demande pas mieux, fit vivement le pirate.

Valentin se tourna vers son ami.

– Cet homme est un traître, dit-il, il nous a été envoyé pour nous tendre un piège, auquel, grâce à Dieu, nous ne nous laisserons pas prendre. Curumilla, attachez une corde à une branche de ce chêne-liège.

– Pourquoi donc ? demanda don Miguel.

– Pardieu ! pour pendre ce drôle, qui a l’air de croire que nous sommes des niais et des imbéciles.

L’Ourson frissonna de terreur.

– Un moment, dit-il.

– Pourquoi cela ? fit le chasseur.

– Eh ! mais, parce que je ne veux pas être pendu donc.

– C’est cependant ce qui va vous arriver avant dix minutes, mon brave ; ainsi vous ferez aussi bien d’en prendre votre parti.

– Du tout, du tout, puisque je vous offre de vous conduire auprès du Cèdre-Rouge.

– Très-bien, mais je préfère y aller seul.

– À votre aise, alors laissez-moi m’en aller.

– Voilà ce qui n’est pas possible.

– Pourquoi donc ?

– Je vais vous le dire : parce que si nous vous rendons la liberté, vous irez rendre compte de ce que vous avez vu à celui qui vous a envoyé, et je ne le veux pas ; d’ailleurs, je sais à présent aussi bien que vous où est le Cèdre-Rouge.

– Le Cèdre-Rouge ne se cache pas, il n’est pas difficile à trouver.

– Fort bien ; vous avez cinq minutes pour vous recommander à Dieu et lui jeter votre âme à la tête ; c’est plus que vous ne méritez.

L’Ourson comprit, à l’accent du chasseur, qu’il était perdu ; il prit bravement son parti.

– Bravo ! dit-il, c’est bien joué.

Valentin le regarda.

– Vous êtes un homme de cœur, lui dit-il, je veux faire quelque chose pour vous. Curumilla, déliez-lui les bras.

L’Indien obéit.

– Tenez, dit Valentin en lui présentant un pistolet, brûlez-vous la cervelle, cela sera plus tôt fait et vous souffrirez moins.

Le bandit s’empara de l’arme avec un rire diabolique et d’un mouvement rapide comme la pensée, il ajusta le chasseur et fit feu.

Mais Curumilla le surveillait.

Il lui fendit le crâne d’un coup de hache.

La balle siffla inoffensive aux oreilles de Valentin.

– Merci ! dit le bandit, et il roula sur le sol.

– Quels hommes ! s’écria don Miguel.

– Canarios ! ami, dit le général, vous l’avez échappé belle.

Les chasseurs creusèrent une fosse dans laquelle ils jetèrent le corps du bandit.

La nuit se passa sans autre incident.

Au point du jour, la chasse recommença.

Vers le milieu de la journée, les chasseurs se retrouvèrent sur le bord de la rivière. Deux pirogues indiennes descendaient le fleuve en se laissant aller au courant.

– En arrière, en arrière ! cria tout à coup Valentin.

Chacun se coucha dans l’herbe. Au même instant une grêle de flèches et de balles vinrent faire crépiter les feuilles et ricocher contre les arbres : personne ne fut blessé.

Valentin dédaigna de riposter.

– Ce sont des Apaches, dit-il, n’usons pas inutilement notre poudre, d’ailleurs ils sont hors de portée.

Ils se remirent en route.

Cependant peu à peu la forêt s’éclaircit, les arbres devinrent plus rares, et ils débouchèrent enfin dans une vaste prairie.

– Arrêtez, dit Valentin, nous devons approcher. Je crois que nous ferons bien, maintenant que nous avons de l’espace devant nous, d’explorer un peu l’horizon.

Il monta sur son cheval, sur lequel il se tint debout, et commença à regarder avec soin de tous les côtés.

Enfin il redescendit.

– Rien, dit-il.

En ce moment il vit briller quelque chose dans l’herbe sur le bord du fleuve.

– Qu’est cela ? dit-il.

Et il se baissa.

Mais au lieu de se relever il resta courbé vers la terre.

Au bout d’un instant il se retourna vers Curumilla.

– Le moksens ? dit-il.

L’Indien le lui remit.

– Voyez ! fit le chasseur.

En cet endroit le sable était mouillé, et sur un amas de feuilles apparaissait, claire et distincte, la trace d’un pied d’homme dont la pointe se perdait dans l’eau.

– Ils ne nous précèdent que de deux heures au plus, dit Valentin ; l’un d’eux a perdu ici un grelot de cheval.

– Ils ont traversé la rivière, dit la Plume-d’Aigle.

– C’est facile à voir, appuya le général.

Valentin sourit et regarda Curumilla ; l’Indien secoua négativement la tête.

– Non, dit le chasseur, c’est une ruse ; mais je ne m’y laisserai pas prendre.

Faisant alors à ses amis signe de ne pas bouger d’où ils étaient, Valentin tourna le dos au fleuve, et s’avança rapidement vers une colline couverte d’arbres qui s’élevait à peu de distance.

– Venez, cria-t-il dès qu’il fut à son sommet.

Ses compagnons accoururent.

Plusieurs arbres morts gisaient étendus dans un endroit découvert ; aidé par Curumilla, Valentin se mit en devoir de les déranger.

Les Mexicains, dont l’intérêt était éveillé au plus haut point, l’aidèrent activement.

Au bout de quelques instants, plusieurs arbres furent roulés de côté.

Valentin enleva alors les feuilles qui jonchaient la terre et découvrit les restes d’un feu.

Les cendres étaient encore chaudes.

– Allons, allons, fit-il, le Cèdre-Rouge n’est pas aussi fin que je le croyais.

Don Miguel, son fils et le général étaient émerveillés.

Le chasseur sourit.

– Ce n’est rien, dit-il ; mais voici l’ombre du soleil qui s’allonge à l’horizon, dans trois heures au plus la nuit descendra sur le désert, restons ici ; dès que l’ombre sera épaisse, nous nous remettrons en route.

On campa.

– Maintenant, dormez, dit le chasseur, je vous réveillerai quand il en sera temps ; nous aurons cette nuit une rude besogne.

Et joignant l’exemple au précepte, Valentin s’étendit sur le sol, ferma les yeux et s’endormit.

Une heure environ après le coucher du soleil, le Français se réveilla.

Il regarda autour de lui ; ses compagnons dormaient encore, un seul manquait, Curumilla.

– Bon, fit mentalement Valentin, le chef aura vu quelque chose et sera allé aux renseignements.

Il finissait à peine cet aparté, qu’il aperçut vaguement deux ombres se dessiner dans la nuit ; le chasseur s’effaça derrière un arbre, arma son rifle et mit en joue.

Au même instant le cri du cygne trompette se fit entendre à peu de distance.

– Tiens tiens ! dit Valentin en redressant son rifle, est-ce que Curumilla aurait fait encore un prisonnier, par hasard ? Voyons donc un peu.

Quelques minutes plus tard, Curumilla arriva près de lui, un Indien le suivait, cet Indien était le Chat-Noir.

En l’apercevant, Valentin réprima avec peine un cri de surprise.

– Mon frère est le bienvenu, dit-il.

– J’attendais mon frère, répondit simplement le chef apache.

– Comment cela ? fit Valentin.

– Mon frère est sur la piste du Cèdre-Rouge ?

– Oui.

– Le Cèdre-Rouge est là, dit le Chat-Noir en étendant le bras dans la direction du fleuve.

– Loin ?

– À une demi-heure.

– Bon. Comment mon frère rouge le sait-il ? demanda le chasseur avec une méfiance mal dissimulée.

– Le grand guerrier pâle est le frère du Chat-Noir ; il lui a sauvé la vie. Les Peaux Rouges ont la mémoire longue ; le Chat-Noir a réuni ses jeunes gens, et il a suivi le Cèdre-Rouge pour le livrer à son frère Koutonepi.

Valentin ne douta pas un instant de la bonne foi du chef apache ; il savait avec quelle religion les Indiens gardent leurs serments ; le Chat-Noir avait fait alliance avec lui, il pouvait avoir pleine confiance en ses paroles.

– Bon, dit-il, je vais éveiller les guerriers pâles, mon frère nous guidera.

L’Indien s’inclina en croisant les bras sur sa poitrine.

Un quart d’heure plus tard, les chasseurs arrivèrent au campement des Peaux Rouges.

Le Chat-Noir n’avait pas menti, il avait avec lui cent guerriers d’élite.

Les Apaches étaient si bien cachés dans l’herbe, qu’à dix pas il était impossible de les apercevoir.

Le Chat-Noir prit Valentin à part, et le conduisant à une légère distance du camp :

– Que mon frère regarde, dit-il.

Alors le chasseur aperçut à une courte distance les feux des gambusinos.

Le Cèdre-Rouge avait appuyé son camp à une colline, ce qui faisait que les chasseurs n’avaient pu le voir.

Le squatter croyait avoir dépisté Valentin. Ce soir-là, pour la première fois, depuis qu’il se savait poursuivi, il avait permis à ses gens d’allumer du feu.

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