II. L’Affût.

Nous avons dit en terminant notre deuxième partie que, derrière la troupe commandée par le Cèdre-Rouge, une autre troupe était entrée dans le désert. Cette troupe, dirigée par Valentin Guillois, se composait de Curumilla, du général Ibañez, de don Miguel Zarate et de son fils.

Ce que cherchaient ces cinq hommes, ce n’était pas un placer, c’était la vengeance.

Arrivés sur le territoire indien, le Français jeta un regard interrogateur autour de lui, et, arrêtant son cheval, il se tourna vers don Miguel :

– Avant d’aller plus loin, dit-il, nous ferons bien, je crois, de tenir conseil, afin de bien convenir de nos faits et d’arrêter un plan de campagne dont nous ne nous écarterons plus.

– Mon ami, répondit l’hacendero, vous savez que tout notre espoir repose sur vous ; agissez donc comme vous le jugerez convenable.

– Bien, fit Valentin. Voici l’heure où la chaleur oblige dans le désert toutes les créatures vivantes à se réfugier sous l’ombrage des arbres, nous nous arrêterons donc ; l’endroit où nous sommes est des mieux choisis pour une halte de jour.

– Soit, répondit laconiquement l’hacendero.

Les cavaliers mirent pied à terre et ôtèrent le mors de leurs chevaux, afin que les pauvres animaux pussent prendre un peu de nourriture en broutant l’herbe maigre et brûlée qui poussait à grand’peine dans ce terrain ingrat.

Le lieu était effectivement des mieux choisis : c’était une clairière assez vaste traversée par un de ces nombreux ruisseaux sans nom qui sillonnent les prairies dans tous les sens, et qui, après un cours de quelques kilomètres, vont grossir les grands fleuves dans lesquels ils se perdent.

Un épais dôme de feuillage offrait aux voyageurs un abri indispensable contre les rayons verticaux d’un soleil vertical.

Bien qu’il fût environ midi, l’air, rafraîchi dans la clairière par les émanations de la source, invitait à goûter ce sommeil au milieu du jour si bien nommé siesta.

Mais les voyageurs avaient autre chose de plus sérieux à faire que de se laisser aller au sommeil.

Dès que toutes les précautions furent prises en cas d’une attaque possible, Valentin s’assit au pied d’un arbre en faisant signe à ses amis de prendre place à ses côtés.

Les trois blancs acquiescèrent immédiatement à son invitation, tandis que Curumilla allait sans rien dire, selon son habitude, se placer le rifle à la main à quelques pas de la clairière afin de veiller au salut de tous.

Après quelques minutes de réflexion, Valentin prit la parole :

– Caballeros, dit-il, le moment est venu de nous expliquer franchement : nous sommes à présent sur le territoire ennemi ; autour de nous, dans un périmètre de plus de deux mille milles, s’étend le désert. Nous allons avoir à lutter non-seulement contre les hommes blancs ou les Peaux Rouges que nous rencontrerons sur notre route, mais encore contre la faim, la soif et les bêtes fauves de toutes sortes. Ne cherchez pas à donner à mes paroles un autre sens que celui que j’y attache moi-même ; vous me connaissez de longue date, don Miguel, vous savez quelle amitié je vous ai vouée.

– Je le sais, et je vous en remercie, répondit l’hacendero d’un ton pénétré.

– Bref, continua Valentin, aucun obstacle, de quelque nature qu’il soit, ne sera assez fort pour m’arrêter dans la mission que je me suis donnée.

– J’en suis convaincu, mon ami.

– Bien, mais moi, je suis un vieux coureur des bois ; la vie des déserts avec ses privations et ses périls m’est parfaitement connue ; cette piste que je vais suivre ne sera presque qu’un jeu pour moi et pour le brave Indien mon compagnon.

– Où voulez-vous en venir ? interrompit don Miguel avec inquiétude.

– À ceci, répondit franchement le chasseur : vous autres caballeros, habitués à une vie de luxe et de loisirs, peut-être ne pourrez-vous pas supporter cette rude existence à laquelle vous allez être condamnés ; dans le premier moment de la douleur vous vous êtes bravement élancés sans réfléchir à la poursuite des ravisseurs de votre fille, sans calculer autrement les conséquences de votre action.

– C’est vrai, murmura don Miguel.

– Il est donc de mon devoir, reprit Valentin, de vous avertir : ne craignez pas de reculer, soyez franc avec moi comme je le suis avec vous ; Curumilla et moi nous suffirons pour accomplir la tâche que nous nous sommes donnée. À dix kilomètres au plus derrière vous s’étend la frontière mexicaine, reprenez-en le chemin, et laissez-nous le soin de vous rendre votre enfant, si vous ne vous sentez pas capable d’affronter sans faiblir les innombrables dangers qui nous menacent. Un malade, en retardant notre poursuite, nous mettrait dans l’impossibilité non-seulement de réussir, mais encore nous exposerait à être tués ou scalpés. Réfléchissez donc sérieusement, mon ami, et, mettant de côté toute question d’amour-propre, faites-moi une réponse qui me donne complètement ma liberté d’action.

Pendant cette espèce de discours dont intérieurement il reconnaissait la justesse, don Miguel était demeuré la tête penchée sur la poitrine, les sourcils froncés. Lorsque Valentin se tut, l’hacendero se redressa, et prenant la main du chasseur qu’il serra chaleureusement :

– Mon ami, répondit-il, ce que vous m’avez dit, vous deviez me le dire ; vos paroles ne me choquent en rien, d’autant plus que seul l’intérêt que vous me portez et l’amitié qui nous lie vous les ont dictées ; les observations que vous me faites, je me les suis déjà faites à moi-même, mais quoi qu’il arrive, ma résolution est immuable, je ne reculerai pas jusqu’à ce que j’aie retrouvé ma fille.

– Je savais que telle serait votre réponse, don Miguel, fit le chasseur, un père ne peut consentir à abandonner son enfant aux mains des bandits sans tenter tous les moyens pour la délivrer ; seulement je devais vous dire ce que je vous ai dit. Ne parlons donc plus de cela, et occupons-nous, séance tenante, à dresser notre plan de campagne.

– Oh ! oh ! dit en riant le général, voyons un peu.

– Vous m’excuserez, général, répondit Valentin, mais la guerre que nous faisons est complètement différente de celle des peuples civilisés : dans le désert, la ruse seule fait triompher.

– Eh ! rusons ; je ne demande pas mieux, d’autant plus qu’avec le peu de forces dont nous disposons, je ne vois guère comment nous pourrions faire autrement.

– C’est vrai, reprit le chasseur : nous ne sommes que cinq ; mais, croyez-moi, cinq hommes déterminés sont plus redoutables qu’on ne pourrait le supposer, et j’espère bientôt le prouver à nos ennemis.

– Bien parlé, ami, s’écria don Miguel avec joie. Cuerpo de Dios ! ces gringos maudits ne tarderont pas à s’en apercevoir.

– Nous avons, continua Valentin, des alliés qui, le moment venu, nous seconderont vaillamment : la nation des Comanches s’intitule avec orgueil la Reine des prairies ; ses guerriers sont de redoutables adversaires. L’Unicorne ne nous fera pas défaut avec sa tribu ; nous avons, de plus, des intelligences dans le camp ennemi, le cacique des Coras.

– Que nous disiez-vous donc ? fit gaiement le général ; caraï ! notre succès est assuré alors.

Valentin secoua la tête.

– Non, dit-il ; le Cèdre-Rouge a des alliés aussi ; les pirates des prairies et les Apaches se joindront à lui, j’en suis convaincu.

– Peut-être, observa don Miguel.

– Le doute n’est pas admissible dans cette circonstance ; le chasseur de chevelures est trop rompu à la vie du désert pour ne pas chercher à mettre de son côté toutes les chances de réussite.

– Mais si cela arrive, ce sera une guerre générale, s’écria l’hacendero.

– Sans doute, reprit Valentin ; c’est ce à quoi je veux parvenir. À deux jours de marche du lieu où nous sommes, il y a un village navajoé. J’ai rendu quelques services au Loup-Jaune, son principal chef ; il faut nous rendre auprès de lui avant que le Cèdre-Rouge tente de le voir, et, à tout prix, nous nous assurerons son alliance. Les Navajoés sont des guerriers prudents et courageux.

– Ne craignez-vous pas les suites de ce retard ?

– Une fois pour toutes, caballeros, répondit Valentin, souvenez-vous que dans le pays où nous sommes la ligne droite est toujours la plus longue.

Les trois hommes courbèrent la tête avec résignation.

– L’alliance du Loup-Jaune nous est indispensable ; avec son appui il nous sera facile de…

L’arrivée subite de Curumilla coupa la parole au chasseur.

– Que se passe-t-il donc ? lui demanda-t-il.

– Écoutez ! répondit laconiquement le chef.

Les quatre hommes prêtèrent anxieusement l’oreille.

– Vive Dieu ! s’écria Valentin en se levant précipitamment, que se passe-t-il donc ?

Et suivi de ses compagnons il se glissa dans le fourré.

Les Mexicains, dont les sens étaient émoussés, n’avaient rien entendu dans le premier moment, mais le bruit qui avait frappé l’ouïe exercée du chasseur et de son compagnon depuis longtemps était déjà parvenu à leurs oreilles.

C’était le galop furieux de plusieurs chevaux dont les sabots résonnaient sur le sol avec un roulement semblable à celui du tonnerre.

Tout à coup des cris féroces éclatèrent mêlés à des coups de feu.

Cachés derrière les arbres, les cinq voyageurs regardaient.

Ils ne tardèrent pas à apercevoir un homme qui détalait, monté sur un coureur blanc d’écume, poursuivi par une trentaine de cavaliers indiens.

– À cheval ! commanda Valentin à voix basse, nous ne pouvons laisser assassiner cet homme.

– Hum ! murmura le général, nous jouons gros jeu, ils sont nombreux.

– Ne voyez-vous pas que cet individu appartient à notre couleur ? reprit Valentin.

– C’est vrai, dit don Miguel ; quoi qu’il arrive, nous ne devons pas le laisser ainsi massacrer de sang-froid par ces Indiens féroces.

Cependant les poursuivants et le poursuivi se rapprochaient de plus en plus du lieu où se tenaient les chasseurs embusqués derrière les arbres.

L’homme après lequel les Indiens s’acharnaient ainsi se redressait fièrement sur sa selle, et, tout en galopant à fond de train, il se retournait de temps en temps pour décharger son rifle dans le groupe de ses ennemis.

À chaque coup un guerrier tombait ; ses compagnons poussaient alors des hurlements effroyables et répondaient de leur côté par une grêle de flèches et de balles.

Mais l’inconnu secouait dédaigneusement la tête en ricanant, et continuait sa course.

– Caspita ! fit le général avec admiration, voilà un brave compagnon !

– Sur mon âme ! s’écria don Pablo, ce serait dommage qu’il fût tué.

– Il faut le sauver ! ne put s’empêcher de dire don Miguel.

Valentin sourit doucement.

– Je vais essayer, dit-il. À cheval !

Chacun se mit en selle.

– Maintenant ; continua Valentin, restez invisibles derrière les broussailles. Ces Indiens sont des Apaches ; lorsqu’ils arriveront à portée de fusil, vous ferez feu tous ensemble sans vous montrer.

Chacun arma son rifle et se tint prêt.

Il y eut un moment d’attente suprême ; le cœur des chasseurs battait avec force.

Les Indiens approchaient toujours, penchés sur le cou de leurs chevaux haletants, brandissant leurs armes avec fureur et jetant, par intervalles, leur formidable cri de guerre ; ils arrivaient avec une vélocité vertigineuse, précédés, à une centaine de pas au plus, par l’homme qu’ils poursuivaient et qu’ils ne devaient pas tarder à atteindre, car son cheval fatigué et à demi fourbu râlait péniblement et ralentissait visiblement sa course.

Enfin l’inconnu passa avec la rapidité d’un éclair devant le fourré qui recélait, sans qu’il lui fût possible de le soupçonner, ceux qui allaient tenter pour son salut une diversion qui pouvait les perdre.

– Attention ! commanda Valentin à voix basse.

Les rifles s’abaissèrent dans la direction des Apaches.

– Visez avec soin, reprit Valentin, il faut que chaque coup tue un homme.

Une minute s’écoula, une minute longue comme un siècle.

– Feu ! cria tout à coup le chasseur, feu maintenant !

Cinq coups de feu éclatèrent avec un fracas terrible. Cinq Apaches tombèrent.

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