III. Une ancienne connaissance du Lecteur.

À cette attaque imprévue, les Apaches poussèrent un hurlement de frayeur. Mais avant qu’il leur fût possible de maîtriser leurs chevaux, une seconde décharge fit cinq nouvelles victimes dans leurs rangs.

Alors une terreur folle s’empara des Indiens, ils tournèrent bride et se mirent à fuir dans toutes les directions.

Dix minutes plus tard ils avaient disparu.

Les chasseurs ne songèrent pas un instant à se montrer et à les poursuivre.

Curumilla avait, lui, mis pied à terre, était sorti du fourré en rampant, et, parvenu sur le champ de bataille, il avait consciencieusement achevé et scalpé les Apaches qui étaient tombés sous les balles de ses compagnons.

Il avait en même temps lacé un cheval sans cavalier qui était venu passer à quelques pas de lui, puis il était venu rejoindre ses amis.

– À quelle tribu appartiennent ces chiens ? lui demanda Valentin.

– Le Bison, répondit Curumilla.

– Oh ! oh ! fit le chasseur, nous avons eu la main heureuse alors ; c’est, je crois, Stanapat qui est le chef de la tribu du Bison.

Curumilla baissa affirmativement la tête, et, après avoir entravé le cheval qu’il avait lacé auprès des chevaux des chasseurs, il alla tranquillement s’asseoir sur le bord du ruisseau.

Cependant l’inconnu avait été surpris au moins autant que les Apaches du secours imprévu qui lui était si providentiellement arrivé au moment où il se croyait perdu sans ressource.

Au bruit de la fusillade, il avait arrêté son cheval, et, après un moment d’hésitation, il revint lentement sur ses pas.

Valentin surveillait tous ses mouvements.

L’inconnu, arrivé devant le fourré, s’élança à terre, écarta d’une main ferme les broussailles qui lui barraient le passage, et se dirigea résolument vers la clairière où les Mexicains étaient embusqués.

Cet homme, que le lecteur connaît déjà, n’était autre que l’individu que le Cèdre-Rouge nommait don Melchior et qu’il semblait si fort redouter.

Quand il se trouva en présence des Mexicains, don Melchior se découvrit et les salua avec courtoisie.

Ceux-ci lui rendirent poliment son salut.

– Viva Dios ! s’écria-t-il, j’ignore qui vous êtes, caballeros ; mais je vous remercie sincèrement de votre intervention de tout à l’heure ; je vous dois la vie.

– Dans le Far West, répondit noblement Valentin, une chaîne invisible lie les uns aux autres les hommes d’une même couleur, qui ne forment pour ainsi dire qu’une seule famille.

– Oui, fit l’inconnu avec un accent pensif, il devrait en être ainsi ; malheureusement, ajouta-t-il en secouant négativement la tête, les beaux principes que vous émettez, caballero, sont fort peu mis en pratique ; mais ce n’est pas en ce moment que je me plaindrai de les voir négligés, puisque c’est à votre généreuse intervention que je dois d’être encore compté parmi les vivants.

Les assistants s’inclinèrent.

L’inconnu continua.

– Veuillez me dire qui vous êtes, caballeros, afin que je conserve dans mon cœur des noms qui me seront toujours chers.

Valentin fixa sur l’homme qui parlait ainsi un regard clair et perçant qui semblait vouloir lire jusqu’au fond de son cœur ses plus secrètes pensées.

L’inconnu sourit tristement.

– Pardonnez-moi, dit-il, ce qu’il y a d’amer dans mes paroles ; j’ai beaucoup souffert, et, malgré moi, souvent un flot d’amères pensées monte de mon cœur à mes lèvres.

– L’homme est sur la terre pour souffrir, répondit gravement Valentin. Chacun de nous a ici-bas sa croix à porter ; don Miguel de Zarate, son fils et le général Ibañez sont la preuve de ce que j’avance.

Au nom de don Miguel Zarate, une vive rougeur empourpra les joues de l’inconnu, et son œil lança un éclair, malgré tous ses efforts pour rester impassible.

– J’ai souvent entendu parler de don Miguel de Zarate, fit-il en s’inclinant ; j’ai appris les dangers qu’il a courus, dangers auxquels il n’a échappé que grâce à un brave et loyal chasseur.

– Ce chasseur est devant vous, dit don Miguel. Hélas ! il nous reste d’autres dangers plus grands à courir encore.

L’inconnu le regarda un instant avec attention, puis il fit un pas en avant, et croisant les bras sur la poitrine :

– Écoutez ! dit-il d’une voix profonde, c’est Dieu réellement qui vous a inspiré de me venir en aide, car dès ce moment je me voue corps et âme à votre service, je vous appartiens comme la lame à la poignée. Je sais pourquoi, vous, don Miguel de Zarate, vous, don Pablo, vous, général Ibañez, et vous, Koutonepi, car, si je ne me trompe, vous êtes ce chasseur célèbre dont la réputation s’étend dans toutes les prairies de l’ouest…

– C’est moi, en effet, répondit Valentin avec modestie.

– Je sais, dis-je, continua l’inconnu, quelle raison a été assez forte pour vous obliger à rompre toutes vos habitudes pour venir vivre dans les affreuses solitudes du Far West.

– Vous savez ? s’écrièrent les chasseurs avec étonnement.

– Tout ! répondit fermement l’inconnu : je sais la trahison qui vous a obligé à vous livrer entre les mains de vos ennemis ; je sais enfin que votre fille a été enlevée par le Cèdre-Rouge.

À cette révélation, un frémissement parcourut les membres des chasseurs.

– Qui donc êtes-vous, pour être si bien instruit ? demanda Valentin.

Un sourire triste plissa une seconde les lèvres de l’inconnu.

– Qui je suis ? dit-il avec mélancolie ; qu’importe, puisque je veux vous servir ?

– Mais encore, puisque nous avons répondu aux questions que vous nous avez adressées, vous devez, à votre tour, répondre aux nôtres.

– C’est juste, reprit l’inconnu ; soyez donc satisfaits. Je suis l’homme aux mille noms : à Mexico, on me nomme don Luis Arroyal, associé de la maison de banque Simpson, Pedro Muñez, Carvalho et Compagnie ; dans les provinces du nord du Mexique, où je me suis depuis longtemps rendu populaire par les plus folles dépenses, el Gambusino ; sur les côtes des États-Unis et dans le golfe du Mexique où, par manière de passe-temps, je commande un cutter et fais la guerre aux négriers de l’Union, the Unknown (l’Inconnu) ; chez les Nord-Américains, the Blood’s Son (le Fils du Sang) ; mais mon vrai nom, celui que me donnent les hommes qui connaissent de moi le peu qu’il me convient d’en laisser savoir, est la Venganza (la Vengeance). Êtes-vous satisfaits maintenant, caballeros ?

Personne ne répondit.

Les chasseurs avaient tous entendu parler de différentes façons de cet homme extraordinaire, les bruits les plus étranges couraient sur son compte au Mexique, aux États-Unis et jusque dans les prairies ; à côté d’actions héroïques et de traits de bonté dignes de tous éloges, on citait de cet homme des actes d’une cruauté inouïe et d’une férocité sans exemple. Il inspirait une mystérieuse terreur aux blancs et aux Peaux Rouges qui, chacun de leur côté, redoutaient de se trouver en contact avec lui, sans que, cependant, aucune preuve fût jamais venue corroborer les récits contradictoires que l’on faisait sur lui.

Souvent Valentin et ses compagnons avaient entendu parler du Blood’s Son, mais c’était la première fois qu’ils se trouvaient en face de lui, et malgré eux ils s’étonnaient de lui voir une si grande mine et une si noble prestance.

Valentin fut le premier qui recouvra son sang-froid.

– Depuis longtemps, dit-il, votre nom est arrivé à moi ; j’avais le désir de vous connaître, l’occasion s’en présente, j’en suis heureux, puisque je pourrai enfin vous juger, ce qui m’a été impossible jusqu’à présent à travers les récits exagérés que l’on fait sur vous. Vous pouvez nous être utile, dites-vous, dans l’entreprise que nous tentons, merci ; nous acceptons votre offre aussi franchement que vous nous la faites. Dans une expédition comme celle-là, l’appui d’un homme de cœur ne saurait être à dédaigner, d’autant plus que l’ennemi que nous voulons forcer dans son repaire est redoutable.

– Plus que vous ne le supposez, interrompit l’inconnu d’une voix sombre. Depuis vingt ans je lutte contre le Cèdre-Rouge, et je n’ai pu encore parvenir à l’abattre. Oh ! c’est un rude adversaire, allez ! Je le sais, moi qui suis son ennemi le plus implacable et qui jusqu’ici ai vainement employé tous les moyens pour tirer de lui une vengeance éclatante.

En prononçant ces paroles, le visage du Blood’s Son avait pris une teinte livide ; ses traits s’étaient contractés. Il semblait en proie à une émotion extraordinaire.

Valentin le considéra un instant avec un mélange de pitié et de sympathie. Le chasseur qui avait tant souffert savait, comme toutes les âmes blessées, compatir aux douleurs des hommes qui, comme lui, portaient dignement l’adversité.

– Nous vous aiderons, répondit-il en lui tendant loyalement la main ; au lieu de cinq, nous serons six à le combattre.

L’œil de l’inconnu s’éclaira d’une lueur étrange ; il serra fortement la main qui lui était tendue et répondit d’une voix sourde, avec une expression impossible à rendre :

– Nous serons cinquante, j’ai des compagnons au désert !…

Valentin jeta un regard joyeux à ses compagnons à cette nouvelle qui lui annonçait un appui formidable sur lequel il était loin de compter.

– Mais cinquante hommes ne suffisent pas pour lutter contre ce démon qui est associé aux pirates des prairies et allié aux Indiens les plus redoutables.

– Qu’à cela ne tienne, reprit Valentin ; nous nous allierons aussi à des tribus indiennes ; mais je vous jure que je ne quitterai pas la prairie sans avoir vu jusqu’à la dernière goutte couler le sang de ce misérable.

– Dieu vous entende ! murmura l’inconnu. Si mon cheval n’avait pas été aussi fatigué, je vous aurais engagé à me suivre, car nous n’avons pas un instant à perdre si nous voulons forcer cette bête fauve ; malheureusement, nous sommes obligés d’attendre quelques heures.

Curumilla s’avança.

– Voici un cheval pour mon frère pâle, dit-il en désignant du doigt l’animal que quelques instants auparavant il avait lacé.

L’inconnu poussa un cri de joie.

– En selle, s’écria-t-il, en selle !

– Où nous conduisez-vous ? demanda Valentin.

– Auprès de mes compagnons, répondit-il, dans la retraite que j’ai choisie. Là, nous nous entendrons sur les moyens qu’il convient d’employer pour abattre notre ennemi commun.

– Bon, fit Valentin, parfaitement raisonné. Sommes-nous éloignés de votre retraite ?

– Non, vingt ou vingt-cinq milles au plus ; nous y serons au coucher du soleil.

– En route alors, reprit Valentin.

Les associés se mirent en selle et s’élancèrent au galop dans la direction des montagnes.

Quelques minutes plus tard ce lieu était retombé dans son calme et son silence habituels, il ne restait plus comme preuve du passage de l’homme dans le désert que quelques cadavres mutilés au-dessus desquels les grands vautours fauves commençaient à voler en cercle avec des cris rauques et sinistres avant de s’abattre dessus.

Share on Twitter Share on Facebook