VIII. La Fuite.

La nuit couvrait le désert, calme et sereine, avec son ciel d’un bleu sombre pailleté d’étoiles éblouissantes.

Un silence majestueux planait sur la prairie ; tout dormait dans l’île, excepté les deux sentinelles canadiennes, qui, appuyées sur leurs rifles, suivaient d’un œil distrait les grandes ombres des bêtes fauves qui venaient à pas lents se désaltérer au fleuve.

Parfois un frémissement mystérieux courait sur la cime des arbres et agitait leurs têtes houleuses, dont le feuillage frissonnait avec des rumeurs étranges.

Dick et Harry, les deux braves chasseurs, échangeaient quelques paroles à voix basse pour tromper la longueur de la faction à laquelle ils étaient condamnés, lorsque tout à coup une ombre blanche glissa parmi les arbres, et Ellen apparut au milieu d’eux.

Les deux jeunes gens tressaillirent en la voyant.

La jeune fille les salua en souriant, s’assit sur l’herbe, et d’un geste gracieux les invita à prendre place à ses côtés.

Ils se hâtèrent de lui obéir.

C’était un groupe charmant que celui formé par ces trois personnes pendant cette nuit si calme, dans cette île qui balançait au-dessus de leurs têtes les ombrages de ses arbres, hauts de cent vingt pieds, sur les bords de ce fleuve aux eaux argentées qui coulait à leurs pieds avec un sourd murmure.

Les chasseurs contemplaient la jeune fille.

Elle leur souriait avec cette grâce enfantine que nulle expression ne saurait rendre.

– Vous causiez quand je suis arrivée, dit-elle.

– Oui, répondit Harry, nous parlions de vous, Ellen.

– De moi ? fit-elle.

– Eh ! de qui pouvons-nous parler si ce n’est de vous ? reprit Harry.

– N’est-ce pas pour vous seule que nous nous sommes mêlés à cette troupe de bandits ? murmura Dick d’un ton de mauvaise humeur.

– Regrettez-vous donc de vous y trouver ? demanda-t-elle avec un doux sourire.

– Je ne dis pas cela, répondit le jeune homme, mais nous ne sommes pas à notre place parmi ces gens de sac et de corde. Nous sommes de francs et loyaux chasseurs, d’honnêtes coureurs des bois ; la vie que nous menons nous pèse.

– N’était-ce pas de cela que vous causiez tous deux quand ma présence vous a interrompus ?

Ils gardèrent le silence.

– Répondez hardiment, reprit-elle. Mon Dieu, vous le savez, cette vie me pèse autant qu’à vous.

– Que sais-je ? fit Harry. Maintes fois je vous ai offert de fuir, de quitter ces hommes dont les mains sont constamment souillées de sang ; toujours vous m’avez refusé.

– C’est vrai, fit-elle avec mélancolie. Hélas ! bien que ces hommes soient des criminels, l’un d’eux est mon père !

– Depuis deux ans nous vous suivons. Partout, toujours, vous nous avez fait la même réponse.

– C’est que j’espérais que mon père et mes frères abandonneraient cette carrière de crime.

– Et maintenant ?

– Maintenant je n’espère plus rien.

– Alors ? s’écria vivement Harry.

– Je suis prête à vous suivre, répondit-elle simplement.

– Dites-vous vrai ? Est-ce votre cœur qui parle, Ellen ? Consentez-vous réellement à abandonner votre famille pour vous fier à notre loyauté ?

– Écoutez, répondit-elle avec mélancolie ; depuis deux ans, j’ai beaucoup réfléchi, et plus j’y songe, plus il me semble que le Cèdre-Rouge n’est pas mon père.

– Il serait possible ! s’écrièrent les chasseurs avec étonnement.

– Je ne puis rien assurer ; mais, du plus loin que je me rappelle, il me semble (ceci est vague et enveloppé d’ombres dans mon esprit), il me semble me souvenir d’une autre existence, toute différente de celle que je mène à présent.

– Vous ne vous souvenez de rien de positif ?

– Rien ; je vois passer, comme dans un rêve, une femme belle et pâle, un homme à l’œil fier, à la taille haute, qui me prend dans ses bras et me couvre de caresses, et puis…

– Et puis ? firent les chasseurs d’une voix haletante.

– Et puis je vois des flammes, des cris, du sang, et plus rien, rien qu’un homme qui m’emporte dans la nuit sur un cheval furieux.

La jeune fille, après avoir prononcé ces paroles d’une voix brisée, cacha sa tête dans ses mains.

Il y eut un long silence.

Les deux Canadiens considéraient attentivement la jeune fille.

Enfin ils se redressèrent subitement, et Harry lui posa la main sur l’épaule.

Elle releva la tête.

– Que me voulez-vous ? dit-elle.

– Vous adresser une question.

– Parlez.

– Depuis que vous n’êtes plus une enfant, reprit le chasseur, n’avez-vous jamais cherché à éclaircir vos doutes en interrogeant le Cèdre-Rouge ?

– Si, répondit-elle, une fois.

– Eh bien ?

– Il m’écouta attentivement, me laissa tout dire ; puis, lorsque je me tus, il me lança un regard d’une expression indéfinissable, haussa les épaules et me répondit : « Vous êtes folle, Ellen ; vous aurez eu quelque cauchemar. Cette histoire est absurde. » Puis il ajouta d’un ton ironique : « J’en suis fâché pour vous, pauvre créature, mais vous êtes bien ma fille. »

– Eh bien ! fit Dick d’un ton convaincu, en frappant avec force la terre de la crosse de son rifle, je vous dis, moi, qu’il en a menti, que cet homme n’est pas votre père.

– Les colombes ne font pas leurs petits dans le nid des vautours, ajouta Harry ; non, Ellen, non, vous n’êtes pas la fille de cet homme.

La jeune fille se leva, saisit de chaque main un des bras des chasseurs, puis, après les avoir considérés un instant :

– Eh bien, moi aussi je le crois, dit-elle. Je ne sais pourquoi, mais depuis quelques jours une voix secrète crie dans mon cœur et me dit que cet homme ne peut être mon père ; voici pourquoi, moi qui jusqu’à ce jour ai toujours refusé vos offres, je viens me confier à votre loyauté et vous demander si vous voulez enfin protéger ma fuite.

– Ellen, répondit Harry d’une voix grave, avec un accent plein de respect, je vous jure devant Dieu qui nous écoute, que mon compagnon et moi, nous nous ferons tuer sans hésiter pour vous protéger ou vous défendre ; que toujours vous serez pour nous une sœur, et que, dans ce désert que nous allons traverser pour atteindre les pays civilisés, vous serez aussi en sûreté et traitée avec autant de respect que si vous vous trouviez dans la cathédrale de Québec, au pied du maître-autel.

– Je jure que tout ce que Harry vient de dire je le ferai, et que vous pouvez, en toute confiance, vous mettre sous la sauvegarde de notre honneur, ajouta Dick en levant la main droite vers le ciel.

– Merci, mes amis, répondit la jeune fille ; je connais votre loyauté, j’accepte sans arrière-pensée, persuadée que vous saurez accomplir votre promesse.

Les deux hommes s’inclinèrent.

– Quand partons-nous ? demanda Harry.

– Mieux vaudrait profiter de l’absence du Cèdre-Rouge pour fuir.

– Cette pensée est aussi la mienne, dit Ellen, mais, ajouta-t-elle avec une certaine hésitation, je ne voudrais pas fuir seule.

– Expliquez-vous, fit Dick.

– C’est inutile, interrompit vivement Harry, je sais ce que vous désirez. Votre pensée est bonne, Ellen, nous y souscrivons de bon cœur : que la jeune Mexicaine vous accompagne ; s’il nous est possible de la rendre à sa famille, que son enlèvement désespère sans doute, nous le ferons.

Ellen lança un regard au jeune homme et rougit légèrement.

– Vous êtes un noble cœur, Harry, répondit-elle ; je vous remercie d’avoir deviné ce que je ne savais comment vous demander.

– Est-il une autre chose que vous désirez de nous ?

– Non.

– Bien ! Maintenant, amenez ici votre compagne le plus tôt possible, lorsque vous reviendrez nous serons prêts. Les gambusinos dorment, le Cèdre-Rouge est absent, nous n’avons rien à craindre ; seulement hâtez-vous, afin qu’au lever du soleil nous soyons assez loin d’ici pour n’avoir pas à redouter ceux qui, sans doute, nous poursuivrons dès qu’on s’apercevra de votre fuite.

– Je ne vous demande que quelques minutes, dit la jeune fille, qui disparut bientôt dans les halliers.

Vainement doña Clara, pour obéir aux recommandations de son amie, avait cherché le sommeil ; son esprit bourrelé de crainte et d’espoir ne lui avait pas permis de prendre une minute de repos ; l’œil et l’oreille au guet, elle écoutait les bruits de la nuit et cherchait à distinguer dans les ténèbres les ombres qui, parfois, glissaient parmi les arbres.

Ellen la trouva éveillée et prête à partir.

Les préparatifs de fuite des jeunes filles ne furent pas longs ; elles ne prirent que quelques hardes de première nécessité.

En fouillant dans un vieux coffre qui servait au Cèdre-Rouge et à sa famille à renfermer les vêtements qu’ils possédaient, Ellen découvrit un mignon coffret, grand comme la main, en palissandre sculpté incrusté d’argent, dont le squatter ne se séparait jamais, mais qu’il n’avait pas cru cette fois devoir garder avec lui pendant l’expédition qu’il tentait.

La jeune fille examina un instant ce coffret, il était fermé. Par un mouvement instinctif dont elle ne se rendit pas compte, mais qui la maîtrisa complètement, elle s’en empara vivement et le cacha dans sa poitrine.

– Partons, dit-elle à doña Clara.

– Partons, répondit laconiquement la Mexicaine, dont le cœur battait avec force.

Les deux jeunes filles sortirent de la hutte en se tenant par la main.

Elles traversèrent à petits pas la clairière et se dirigèrent vers les Canadiens.

Les gambusinos couchés autour des feux ne bougèrent pas, ils dormaient tous profondément.

De leur côté les chasseurs avaient fait leurs préparatifs de fuite.

Pendant que Dick allait chercher et amenait au rivage les quatre chevaux les plus vigoureux qu’il put trouver, Harry s’empara des selles et des harnais des autres chevaux et les jeta dans le fleuve où ils disparurent immédiatement entraînés par le courant.

Le Canadien avait réfléchi que le temps que les gambusinos emploieraient à remplacer leurs harnais perdus serait autant de gagné pour eux.

Les jeunes filles arrivèrent sur le rivage au moment où Dick et Harry achevaient de seller les quatre chevaux.

Elles se mirent immédiatement en selle.

Les Canadiens se placèrent à leurs côtés et les fugitifs firent entrer leurs chevaux dans le fleuve.

Heureusement l’eau était basse ; aussi, bien que vers le milieu le courant fût assez fort, les chevaux parvinrent à traverser le Gila sans encombre.

Il était onze heures du soir environ au moment où les fuyards mirent le pied sur la terre ferme.

Dès qu’ils se trouvèrent cachés dans les hautes herbes de façon à ne pas être aperçus de l’île, ils s’arrêtèrent afin de laisser souffler leurs chevaux qui avaient besoin de reprendre haleine après le rude trajet qu’ils venaient de faire.

– Mettons à profit les quelques heures que nous avons devant nous pour marcher toute la nuit, dit Harry à voix basse.

– On ne s’apercevra pas de notre départ avant le lever du soleil ; le temps qu’on passera à nous chercher dans l’île, observa Dick, celui qu’on emploiera à remplacer les harnais, tout cela nous donne douze ou quatorze heures dont nous devons profiter pour nous éloigner au plus vite.

– Je ne demande pas mieux, fit Harry, mais avant de nous lancer sur une voie, il nous faut d’abord la choisir.

– Oh ! dit Ellen, la direction que nous devons suivre est facile, nous n’avons qu’à avancer tout droit dans le nord-ouest.

– Soit, reprit le chasseur ; autant cette direction qu’une autre, le principal est de nous éloigner sans perdre de temps ; mais pourquoi le nord-ouest plutôt que tout autre rumb de vent ?

Ellen sourit.

– Parce que, dit-elle, un ami que vous connaissez, le chef indien qui faisait partie de la troupe, a quitté le camp avant nous, afin d’avertir ses guerriers et de nous amener du renfort en cas d’attaque.

– Bien pensé, fit le chasseur ; en route, et ne ménageons pas nos chevaux, de leur vitesse dépend notre salut.

Alors chacun se pencha sur le cou de sa monture ; la petite troupe partit avec la rapidité d’une flèche et se dirigea vers le nord-ouest, ainsi qu’on en était convenu.

Bientôt les quatre cavaliers disparurent dans la nuit ; le pas des chevaux cessa de résonner sur la terre durcie, et tout retomba dans le silence.

Dans l’île, les gambusinos dormaient paisiblement.

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