IX. Le Téocali.

Nous reviendrons maintenant à Valentin et à ses compagnons.

Les six chasseurs galopaient toujours dans la direction des montagnes.

Vers minuit ils s’arrêtèrent au pied d’une énorme masse de granit qui se dressait solitaire et triste dans la prairie.

– C’est ici, dit le Blood’s Son en mettant pied à terre.

Ses compagnons l’imitèrent.

Valentin jeta un long regard interrogateur autour de lui.

– Si ce que je suppose est vrai, dit-il, votre habitation doit être une aire d’aigles.

– Ou de vautours, répondit sourdement l’inconnu ; attendez quelques secondes.

Il imita alors le sifflement du serpent tigré.

Soudain, comme par enchantement, la masse de granit s’illumina dans toute sa hauteur, et des torches secouées par des formes vagues et indistinctes coururent rapidement le long des pentes, bondissant avec une vélocité extrême, jusqu’à ce qu’enfin elles arrivèrent jusqu’auprès des voyageurs étonnés, qui se trouvèrent tout à coup enveloppés par une cinquantaine d’hommes aux costumes étranges et aux visages sinistres, rendus plus sinistres encore par les reflets de la flamme des torches que le vent chassait dans toutes les directions.

– Ces hommes sont à moi, dit laconiquement l’inconnu.

– Hum ! fit Valentin, vous avez là une formidable armée.

– Oui, fit le Blood’s Son, car tous ces hommes me sont dévoués. En maintes circonstances, j’ai eu occasion de mettre leur attachement à de rudes épreuves ; ils sont pour moi des séides qui sur un signe se feront tuer.

– Oh ! oh ! reprit le chasseur, l’homme qui peut parler ainsi est bien fort, surtout s’il veut poursuivre un but honorable.

L’inconnu ne répondit pas, il détourna la tête.

– Où est Schaw ? demanda-t-il.

– Me voici, maître, dit en se montrant celui qu’il avait nommé.

– Comment ! s’écria Valentin, Schaw, le fils du Cèdre-Rouge !

– Oui ; ne lui ai-je pas sauvé la vie que son frère lui avait voulu arracher ? à ce titre, il m’appartient. Maintenant, ajouta-t-il, venez, mes hôtes, ne restons pas plus longtemps ici ; je vais vous faire voir mon domaine. Chargez-vous des chevaux Schaw.

Le jeune homme s’inclina. Les voyageurs suivirent l’inconnu, qui, précédé par des porteurs de torches, escaladait déjà les pentes abruptes du bloc de granit.

La montée était rude ; cependant on reconnaissait facilement, sous les ronces, les lianes et les épines qui les avaient envahies et rongées, les marches d’un escalier.

Les voyageurs étaient plongés dans le plus grand étonnement ; Valentin seul et Curumilla affectaient une indifférence qui donnait fort à penser à leur guide.

À peu près au tiers de la hauteur de la montagne, le Blood’s Son s’arrêta devant une excavation faite de main d’homme, dont l’entrée béante laissait filtrer un filet de lumière.

– Vous ne vous attendiez probablement pas, caballeros, dit le Blood’s Son en se tournant vers ses hôtes, à trouver dans le Far West une espèce de château fort comme celui-ci.

– J’en conviens, fit don Miguel, cela me semble étrange.

– Oh ! mes amis, votre mémoire vous fait défaut, il me semble, dit Valentin en souriant ; cette montagne n’est si je ne me trompe, autre chose qu’un téocali.

– En effet, répondit le Blood’s Son avec un air de dépit qu’il chercha vainement à cacher, j’ai placé ma résidence dans les entrailles d’un ancien téocali.

– Il y en a beaucoup par ici, continua Valentin ; l’histoire rapporte que c’est dans cette contrée que les Aztèques s’arrêtèrent avant d’envahir définitivement le plateau d’Anahuac.

– Pour un étranger, don Valentin, observa le Blood’s Son, vous connaissez beaucoup l’histoire de ce pays.

– Et celle de ses habitants ; oui, seigneur cavalier, répondit le chasseur.

Ils entrèrent.

Ils se trouvèrent dans une salle immense, aux murs blancs et chargés de sculptures qui, ainsi que l’avait dit Valentin, devaient effectivement remonter à l’époque des Aztèques.

Un nombre infini de torches fichées dans des crampons de fer répandaient une lumière féerique dans cette salle.

Le Blood’s Son fit, en homme qui est parfaitement au courant de la vie civilisée, les honneurs de son étrange demeure.

Quelques minutes après leur arrivée, les chasseurs prirent leur part d’un repas qui, bien que servi dans le désert, ne laissait rien à désirer au point de vue de la délicatesse des mets et de l’ordre avec lequel il fut offert.

La vue de Schaw avait, malgré lui, inspiré à Valentin une défiance secrète contre leur hôte ; celui-ci, avec cette pénétration et cette connaissance des hommes qu’il possédait, s’en aperçut aussitôt et résolut de la faire disparaître par une explication franche entre le chasseur et lui.

Quant à Curumilla, suivant sa coutume, le digne Indien mangeait de bon appétit, sans prononcer une parole, bien qu’il ne perdît pas un mot de ce qui se disait autour de lui, et que son œil perçant eût déjà scruté le lieu où il se trouvait jusque dans ses angles les plus secrets.

Lorsque le repas fut terminé, le Blood’s Son fit un signe et tous ses compagnons disparurent subitement dans le fond de la salle, où ils s’étendirent sur des monceaux de feuilles sèches qui leur servaient de lit.

Les chasseurs demeurèrent seuls avec leur hôte.

Sur un geste de celui-ci, Schaw vint prendre place auprès d’eux.

Pendant quelque temps on fuma en silence ; enfin le Blood’s Son jeta loin de lui le bout de sa cigarette et prit la parole :

– Seigneurs cavaliers, dit-il avec un ton de franchise qui plut à ses auditeurs, tout ce que vous voyez ici a lieu de vous étonner, j’en conviens ; cependant rien n’est plus simple : les hommes que vous avez vus appartiennent à toutes les tribus indiennes qui parcourent le désert dans tous les sens ; un seul est de race blanche, c’est Schaw. Si don Pablo veut bien rappeler ses souvenirs, il vous dira que cet homme, trouvé dans une rue de Santa Fé avec un poignard dans la poitrine, a été sauvé par moi.

– En effet, dit le jeune homme, le père Séraphin et moi nous avions ramassé ce malheureux, qui ne donnait plus signe de vie ; vous seul êtes parvenu à lui rendre la parole et le rappeler à l’existence.

– Tous les autres sont dans le même cas ; proscrits dans leurs tribus, menacés de mort par leurs ennemis, ils se sont réfugiés auprès de moi. Il est maintenant un autre point que je tiens à éclaircir, afin qu’il n’existe aucun nuage entre nous, et que vous ayez en moi la confiance la plus absolue.

Les assistants s’inclinèrent avec déférence.

– À quoi bon ? dit Valentin ; chacun dans le monde a ses secrets, caballero. Nous ne vous demandons pas les vôtres. Nous sommes liés ensemble par le lien le plus fort qui puisse attacher les hommes, une haine commune contre le même individu et le désir de tirer de lui une éclatante vengeance, qu’avons-nous besoin d’autre chose ?

– Pardonnez-moi ; au désert comme dans la vie civilisée des villes, répondit le Blood’s Son avec dignité, on aime à connaître les gens avec lesquels on se trouve mis accidentellement en rapport par le hasard. Je tiens à ce que vous sachiez ceci, c’est que cette force dont je dispose, don Valentin, force qui est en effet formidable, comme vous me l’avez fait observer, me sert pour faire la police du désert. Oui, repoussé du monde, je me suis mis en tête de me venger de lui en poursuivant et détruisant ces forbans des prairies qui attaquent et pillent les caravanes qui traversent le désert : rude besogne, je vous assure, que celle que j’ai entreprise là, car les coquins pullulent dans le Far West, mais je leur fais une guerre acharnée, et tant que Dieu le permettra, je la continuerai sans trêve ni merci.

– J’avais déjà entendu parler de ce que vous nous dites, répondit Valentin. Touchez là, mon maître, ajouta-t-il en lui tendant la main avec abandon. L’homme qui comprend ainsi sa mission sur la terre ne peut être qu’une nature d’élite, et je serai toujours heureux d’être compté au nombre de ses amis.

– Merci, répondit avec émotion le Blood’s Son ; merci de cette parole, qui me paye amplement de bien des déboires et de bien des mécomptes. Maintenant, sachez-le, caballeros, ces hommes qui me sont dévoués, je les mets à votre disposition. Faites d’eux ce que bon vous semblera ; moi, tout le premier, je leur donnerai l’exemple de l’obéissance.

– Écoutez, répondit Valentin après un instant de réflexion : nous avons affaire à un bandit émérite dont la principale arme est la ruse ; c’est en rusant seulement que nous parviendrons à le vaincre. Une troupe considérable est bientôt dépistée dans la prairie ; le Cèdre-Rouge a les yeux du vautour et le flair du chien ; plus nous serons, moins nous parviendrons à l’atteindre.

– Que faire alors, mon ami ? demanda don Miguel.

– Ceci, reprit Valentin : le cerner, c’est-à-dire l’enfermer dans un cercle dont il ne puisse pas sortir, en nous assurant des alliés parmi tous les Indiens du désert ; mais il est bien entendu que ces alliés agiront tous séparément, jusqu’à ce que nous soyons parvenus à si bien traquer le misérable qu’il soit forcé de se rendre.

– Oui, votre idée est bonne, bien que d’une exécution périlleuse et difficile.

– Pas autant que vous le supposez, reprit Valentin avec feu. Écoutez-moi : demain, au point du jour, Curumilla et moi nous nous mettrons sur la piste du Cèdre-Rouge, et je vous jure que nous la trouverons.

– Bien, fit don Miguel, et après ?

– Attendez : pendant que l’un de nous restera à surveiller le bandit, l’autre viendra vous avertir du lieu où il se trouve. Vous, pendant ce temps-là, vous aurez contracté des alliances avec les Indiens pueblos, et vous serez en mesure de forcer le sanglier dans sa bauge.

– Oui, fit le Blood’s Son, ce plan est simple, par cela même il doit réussir. C’est une lutte de finesse à soutenir, voilà tout.

– Oui ; mais, fit le général Ibañez, pourquoi ne nous mettrions-nous pas aussi sur la piste ?

– Parce que, répondit Valentin, bien que vous soyez brave comme votre épée, général, vous êtes un soldat ; c’est-à-dire que vous n’entendez rien à la guerre indienne que nous allons faire, guerre toute d’embuscades et de trahisons. Vous et nos amis, malgré votre courage bien connu, et je dirai presque à cause de lui, vous nous seriez plus nuisibles qu’utiles, par votre ignorance du pays où nous sommes et des mœurs des hommes que nous avons à combattre.

– C’est juste, fit don Miguel, notre ami a raison, laissons-le faire. Je suis convaincu qu’il réussira.

– Et moi aussi, s’écria Valentin avec conviction ; voilà pourquoi je veux être libre dans mes allures, afin d’agir à ma guise.

– Enfin, répondit le général, dans une partie aussi sérieuse que celle que nous jouons avec des hommes aussi fins et aussi déterminés que ceux contre lesquels nous avons à combattre, rien ne doit être laissé au hasard. Je me résigne à rester inactif ; manœuvrez comme vous l’entendiez, don Valentin.

– Permettez, s’écria don Pablo avec feu. Que mon père et vous, général, vous consentiez à rester ici, à la rigueur, je le comprends, votre âge, vos habitudes vous rendent peu aptes à la vie que vous seriez contraints de mener, mais moi je suis jeune, je suis fort, je suis rompu à la fatigue et habitué de longue date par Valentin lui-même aux exigences souvent terribles de cette vie du désert que vous ignorez ; c’est du salut de ma sœur qu’il s’agit, c’est elle que l’on veut enlever à ses ravisseurs, je dois faire partie de ceux qui vont se lancer à leur poursuite.

Valentin lui jeta un regard rempli de tendresse.

– Soit, lui dit-il, vous viendrez avec nous, don Pablo ; je finirai ainsi de vous initier à la vie du désert.

– Merci, mon ami, merci, s’écria le jeune homme avec joie, vous m’ôtez un poids immense de dessus la poitrine. Pauvre sœur, je coopérerai donc à sa délivrance !

– Il est un autre homme encore que vous devez emmener avec vous, don Valentin, dit le Blood’s Son.

– Pourquoi donc ? répondit Valentin.

– Parce que, reprit l’autre, aussitôt votre départ, je partirai aussi, moi, de mon côté, afin de parcourir les villages indiens ; il faut que, le moment venu, nous puissions nous réunir.

– Oui, mais comment faire ?

– Schaw vous accompagnera.

Un éclair de joie passa dans l’œil fauve du jeune homme, dont le visage cependant demeura impassible.

– Dès que vous aurez trouvé la piste, Schaw qui connaît mes repaires sera envoyé par vous pour m’en donner avis, et, soyez tranquille, en quelque lieu que je me trouve, il me rejoindra.

– Oui, fit laconiquement le fils du squatter.

Valentin l’examina un instant avec attention, puis se tournant vers le Blood’s Son :

– Soit, dit-il, il viendra ; je me trompe fort, ou ce jeune homme a un intérêt plus grand que nous ne le supposons à la réussite de nos projets, et nous pouvons entièrement compter sur lui.

Schaw baissa les yeux en rougissant.

– Maintenant, dit le Blood’s Son, il est tard, il reste quatre heures de nuit à peine ; je crois que nous nous sommes parfaitement entendus et que nous ferons bien de nous livrer au repos ; nous ne savons pas ce que demain nous réserve.

– Oui, dormons, dit Valentin, je compte me mettre en route au lever du soleil.

– Vos chevaux seront prêts ?

– Laissez-les se reposer, nous n’en avons pas besoin ; une piste ne se suit bien qu’à pied.

– Vous avez raison, un homme à pied passe partout.

Après quelques autres paroles échangées, chacun se leva pour aller se jeter sur un lit de feuilles sèches.

Don Miguel saisit vivement le bras de Valentin, et le lui serrât avec force :

– Ami, lui dit-il avec des larmes dans la voix, rendez-moi ma fille !

– Je vous la rendrai, répondit le chasseur avec émotion, ou je mourrai.

L’hacendero fit quelques pas pour s’éloigner, mais revenant précipitamment près du Français :

– Veillez sur mon fils, lui dit-il d’une voix étouffée.

– Soyez sans inquiétude, mon ami, répondit le chasseur.

Don Miguel serra chaleureusement la main du chasseur en poussant un soupir et s’éloigna.

Quelques minutes plus tard tous les hôtes du téocali dormaient profondément, excepté les sentinelles chargées de veiller au salut commun.

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