X. La Gazelle blanche.

La proposition du Cèdre-Rouge était trop avantageuse pour que les pirates hésitassent à l’accepter.

En voici la raison :

Depuis quelques années, un homme avait paru dans les prairies à la tête de cinquante ou soixante compagnons déterminés, et s’était mis à faire aux coureurs d’aventures, c’est-à-dire aux pirates, une si rude guerre, qu’il leur était devenu presque impossible de continuer impunément leur ancien métier.

De son autorité privée, cet homme s’était fait le défenseur des caravanes qui traversaient le désert et le protecteur des trappeurs et des chasseurs qu’ils ne pouvaient plus dévaliser sans crainte de se voir attaqués par ce redresseur de torts inconnu.

Cette existence devenait insoutenable, il fallait en finir. Malheureusement les moyens avaient toujours manqué jusque-là aux pirates pour frapper un grand coup et se délivrer du joug pesant que le Blood’s Son faisait peser sur eux.

Ils n’hésitèrent donc pas, ainsi que nous venons de le dire, à accepter la proposition du Cèdre-Rouge.

Ces hommes connaissaient le bandit depuis plusieurs années, il avait même, en quelque sorte, été leur chef pendant quelque temps ; mais à cette époque ils étaient encore des brigands civilisés, si l’on peut employer cette expression quand on parle de pareils gens, exploitant les frontières de l’Union américaine, assaillant les fermes isolées, tuant et pillant les habitants sans défense.

Leur troupe, qui se composait alors d’une cinquantaine d’individus, avait été petit à petit refoulée dans le désert, où le Blood’s Son, qui leur courait sus comme à des bêtes fauves, les avait décimés dans maintes embuscades, si bien que maintenant, réduite à dix individus seulement, elle était littéralement aux abois et contrainte à vivre du produit de la chasse ou des rares occasions de butin que leur offraient les voyageurs isolés que leur mauvais destin amenait aux environs de leur repaire.

Complètement méconnaissables sous le costume indien qu’ils portaient, les quelques voyageurs qui leur échappaient croyaient avoir été dévalisés par les Peaux Rouges.

Cet incognito faisait leur sécurité, et leur permettait d’aller parfois vendre le produit de leurs rapines dans les ports de la côte.

Nous avons dit que la troupe des bandits se composait de dix hommes, nous nous sommes trompés ; ils étaient bien dix individus, mais dans ce nombre se trouvait une femme.

Étrange anomalie que l’existence de cette créature, âgée de vingt ans à peine, aux traits fins, aux grands yeux noirs et à la taille svelte et élancée, au milieu de ces hommes sans foi ni loi, qu’elle dominait de toute la hauteur d’une intelligence d’élite, d’un courage indomptable et d’une volonté de fer.

Les brigands avaient pour elle une adoration superstitieuse dont ils ne se rendaient pas bien compte, obéissant sans murmurer à ses moindres caprices, et prêts, pour lui plaire, à se faire tuer à un signe de ses doigts roses.

Elle était pour ainsi dire leur palladium.

La jeune fille connaissait parfaitement le pouvoir sans contrôle qu’elle exerçait sur ses terribles tuteurs, et elle en abusait dans toutes les circonstances sans qu’ils cherchassent jamais à lui résister.

Les Indiens, séduits, eux aussi, par la grâce, la vivacité et les charmes sympathiques de la jeune fille, l’avaient surnommée la Gazelle blanche (voki vokammast), nom si bien approprié à ses grâces mutines et à sa désinvolture, qu’il lui était resté et qu’on ne lui en connaissait pas d’autre.

Elle portait un costume de fantaisie d’une sauvagerie et d’une excentricité inimaginables, qui s’alliait parfaitement à l’expression douce, bien que décidée et vaguement rêveuse, de sa physionomie.

Ce costume se composait de larges pantalons à la turque, faits en cachemire de l’Inde, attachés aux genoux par des jarretières en diamants ; des bottes en peau de daim gaufrée lui garantissaient la jambe et emprisonnaient son pied mignon. À ses talons étaient attachés de lourds éperons mexicains en or ; des pistolets doubles et un poignard étaient passés dans la ceinture en crêpe de Chine qui serrait sa taille fine, cambrée et flexible. Une veste en velours violet épinglé, fermée sur la poitrine par une profusion de diamants, dessinait ses formes gracieuses. Un zarape navajo aux brillantes couleurs, retenu à son cou par une agrafe en rubis balais, lui servait de manteau, et un chapeau de Panama d’une finesse extrême (doble paja), garni d’une plume d’aigle, couvrait sa tête en laissant échapper sous ses larges bords d’épaisses boucles de cheveux d’un noir de jais qui tombaient en désordre sur ses épaules, et qui, s’ils n’avaient été retenus par un ruban, auraient traîné à terre.

Cette jeune femme dormait lorsque le Cèdre-Rouge était arrivé à la caverne.

Les pirates avaient l’habitude de ne jamais rien faire sans son assentiment.

– Cèdre-Rouge est un homme dans lequel nous pouvons avoir pleine confiance, dit Pedro Sandoval en résumant la question, mais nous ne pouvons lui répondre avant d’avoir consulté la niña.

– C’est vrai, appuya un second ; ainsi, comme toute discussion serait inutile, je crois que ce que nous avons de mieux à faire est d’imiter Cèdre-Rouge et de dormir.

– Puissamment raisonné, fit un des bandits nommé l’Ourson, petit homme trapu, à la face ignoble, aux yeux gris et à la bouche fendue jusqu’aux oreilles, en riant d’un gros rire qui découvrit deux rangées de dents blanches, larges et aiguës comme celles d’une bête fauve ; sur ce, bonsoir, je vais me coucher.

Les autres pirates en firent autant, et au bout de quelques minutes le plus profond silence régnait dans la grotte, dont les habitants, rassurés par la force de leur position, dormaient d’un paisible sommeil.

Au point du jour, le Cèdre-Rouge ouvrit les yeux, se détira dans tous les sens et se souleva de la dure couche sur laquelle il avait reposé, afin de marcher un peu et rétablir la circulation du sang.

– Déjà levé ! dit Sandoval en sortant, une cigarette à la bouche, de l’une des loges qui servaient de chambre à coucher.

– By God ! mon lit n’avait rien d’assez attrayant pour me retenir longtemps, répondit en souriant le Cèdre-Rouge.

– Bah ! reprit l’autre, à la guerre comme à la guerre.

– Aussi je ne m’en plains pas, continua le squatter en attirant son compagnon à l’entrée de la grotte. Ah ça maintenant, compadre, répondez-moi : que pensez-vous de ce que je vous ai proposé ? vous avez eu le temps de la réflexion, je suppose.

– Cascaras ! il n’était pas besoin de tant de réflexions pour voir que c’est une bonne affaire.

– Vous acceptez, dit Cèdre-Rouge avec un mouvement de joie.

– Si j’étais le maître, cela ne ferait pas la moindre difficulté ; mais…

– By God ! il y a un mais !…

– Vous savez bien qu’il y en a toujours.

– C’est juste. Et ce mais, quel est-il ?

– Oh ! mon Dieu, moins que rien, il s’agit simplement de soumettre la question à la niña.

– C’est vrai, je n’y avais pas songé.

– Vous voyez bien.

– Cristo ! Oh ! elle acceptera.

– J’en suis convaincu comme vous, mais encore faut-il le lui dire.

– Parfaitement. Tenez, compagnon, je préfère que ce soit vous qui vous chargiez de ce soin ; pendant ce temps, j’irai aux environs tirer un ou deux coups de feu pour le déjeuner. Cela vous va-t-il ?

– Fort bien.

– Je puis donc compter sur vous ?

– Oui.

– À bientôt alors.

Le Cèdre-Rouge jeta son rifle sur l’épaule et quitta la grotte en sifflant son chien.

Sandoval, resté seul, se prépara à s’acquitter de la commission dont il s’était chargé, tout en murmurant à part lui :

– Ce diable de Cèdre-Rouge, il est toujours le même, aussi timide qu’autrefois, ce que c’est que de n’avoir pas fréquenté un certain monde, on ne sait pas parler aux femmes.

– Bonjour, Sandoval, dit une voix douce et mélodieuse, au timbre pur et sonore.

Et la Gazelle blanche frappa amicalement sur l’épaule du vieux bandit en lui souriant avec amitié.

C’était réellement une ravissante créature que cette jeune fille ; elle portait le costume que nous avons précédemment décrit, seulement elle tenait à la main une carabine damasquinée en argent.

Sandoval la considéra un instant avec une profonde admiration, puis il lui répondit d’une voix émue :

– Bonjour, enfant, la nuit a-t-elle été bonne ?

– On ne peut meilleure, je me sens ce matin d’une gaieté folle.

– Tant mieux, chère fille, tant mieux ! car je dois vous présenter un ancien compagnon qui désire ardemment vous revoir.

– Je sais de qui vous voulez parler, père, répondit la jeune fille ; je ne dormais pas hier soir lorsqu’il est arrivé, et en supposant que j’eusse dormi, le vacarme que vous avez fait aurait suffi pour me réveiller.

– Vous avez entendu notre conversation alors ?

– D’un bout à l’autre.

– Et quel est votre avis ?

– Avant de vous répondre, dites-moi quels sont les gens que nous devons attaquer.

– Ne le savez-vous pas ?

– Non, puisque je vous le demande.

– Dame, ce sont des Américains, je crois.

– Mais encore quels Américains ? Sont-ce des gringos ou des gachupines ?

– Ma foi, je ne me suis pas occupé de ce détail ; pour moi, tous les Américains se ressemblent, et pourvu qu’on les attaque, je n’en demande pas davantage.

– C’est possible, vieux père, répondit la jeune fille avec une petite moue, mais moi je fais une grande différence entre eux.

– Je ne vois pas trop à quoi cela peut servir.

– Je suis libre de penser comme il me plaît, je suppose, interrompit-elle en frappant du pied avec impatience.

– Oui, ma fille, oui… ne nous fâchons pas, je vous en prie.

– Très-bien, seulement faites bien attention à ce que je vais vous dire : Cèdre-Rouge est un homme à qui je ne veux me fier d’aucune façon. Il a l’habitude de poursuivre toujours un but ténébreux qui échappe à ses associés ; ils ne font que lui servir de marchepied dans toutes ses entreprises, et il les abandonne sans vergogne dès qu’ils ne lui sont plus bons à rien. L’affaire que le Cèdre-Rouge vous propose est magnifique au premier coup d’œil ; mais, en y réfléchissant, loin de nous offrir des bénéfices, elle peut, au contraire, nous attirer une foule de désagréments, et, qui plus est, nous fourrer dans un guêpier dont nous ne pourrions plus sortir.

– Ainsi, votre avis est d’y renoncer ?

– Je ne dis pas cela, mais je veux savoir ce que vous comptez faire et quelles sont nos chances de réussite.

Pendant cette conversation, les autres bandits étaient sortis de leurs loges et s’étaient rangés autour des deux interlocuteurs, dont ils suivaient la discussion avec le plus grand intérêt.

– Ma foi, ma chère enfant, je ne sais plus que vous dire, reprit Sandoval. Hier au soir Cèdre-Rouge nous a parlé de l’affaire, elle nous a paru fort belle, si elle ne vous sourit pas, nous y renonçons ; n’en parlons plus, ce n’est pas plus difficile que cela.

– Voilà toujours comme vous êtes, Sandoval, il est impossible de discuter avec vous ; à la moindre objection que l’on vous fait, vous vous emportez et vous ne voulez pas écouter les raisons que l’on peut avoir à donner.

– Je ne m’emporte pas, mon enfant, je dis ce qui est. Du reste, voici le Cèdre-Rouge, expliquez-vous avec lui.

– Ce ne sera pas long, répondit la jeune fille.

Et se tournant vers le squatter, qui entrait dans la grotte, portant sur ses épaules un elk magnifique qu’il avait tué et qu’il jeta à terre :

– Répondez-moi un seul mot, Cèdre-Rouge, lui dit-elle.

– Vingt, si cela peut vous être agréable, charmante gazelle, fit le brigand avec un sourire forcé qui le rendit hideux.

– Non, un seul suffira. Quels sont les gens auxquels vous avez affaire ?

– Une famille mexicaine.

– C’est le nom de cette famille que je vous demande.

– Ce nom, je vais vous le dire, c’est la famille de Zarate, une des plus influentes du Nouveau-Mexique.

À cette réponse, une vive rougeur envahit subitement le visage de la jeune fille, et elle donna les marques d’une profonde émotion.

– Je me propose aussi, continua le bandit, auquel la rougeur de la jeune fille n’échappa pas, lorsque nous serons en force, d’en finir enfin avec ce démon, ce Blood’s Son, contre lequel nous avons tant d’injures à venger.

– Bien ! fit-elle avec une émotion croissante.

Les brigands étonnés regardaient la jeune fille avec anxiété.

Enfin, par un effort violent, la Gazelle parvint à reprendre une apparence de sang-froid, et, s’adressant aux pirates, elle leur dit d’une voix dont l’accent entrecoupé trahissait une grande agitation intérieure :

– Ceci change toute la question. Le Blood’s Son est notre plus cruel ennemi. Si j’avais su cela tout de suite, je ne me serais pas opposée à l’entreprise comme je l’ai fait d’abord.

– Ainsi ?… hasarda Sandoval.

– Je trouve que l’idée est excellente, et que plus tôt nous la mettrons à exécution, mieux cela vaudra.

– À la bonne heure, s’écria le Cèdre-Rouge ; je savais bien que la niña me soutiendrait.

La Gazelle lui sourit.

– Qui a jamais rien compris aux femmes ? murmura Sandoval dans sa moustache.

– Maintenant, ajouta la jeune fille avec une animation extraordinaire, hâtons-nous de faire nos préparatifs de départ, nous n’avons pas un instant à perdre.

– Caspita ! je suis heureux que nous fassions enfin quelque chose, dit l’Ourson en se mettant en devoir de dépecer l’elk apporté par le Cèdre-Rouge, nous commencions à moisir dans ce trou humide.

– Léonard, dit Sandoval, occupe-toi des chevaux ; va les chercher dans le corral et conduis-les à l’entrée du souterrain.

– Diable ! dit le Cèdre-Rouge, à propos de chevaux, c’est que je n’en ai pas, moi.

– C’est vrai, répondit Sandoval, tu es arrivé hier à pied ; mais je croyais que tu avais laissé ta monture quelque part, dans un fourré.

– Ma foi non, mon cheval a été tué dans une embuscade où j’ai failli laisser ma peau ; depuis, c’est mon chien qui porte les harnais.

– Nous avons plus de chevaux qu’il ne nous en faut ; Léonard en prendra un pour toi.

– Merci, à charge de revanche.

Léonard et un autre bandit se chargèrent des harnais et s’éloignèrent.

Lorsque le repas fut terminé, ce qui ne fut pas long, car les pirates avaient hâte de se mettre en route, les séparations qui formaient les loges furent enlevées, et deux ou trois bandits, s’armant de forts leviers, dérangèrent un énorme rocher sous lequel se trouvait le trou qui servait de cache à la bande, lorsqu’elle était obligée de quitter temporairement son repaire.

Dans ce trou on entassa tous les objets de quelque valeur que contenait la grotte ; puis le rocher fut remis en place.

Ce devoir accompli :

– À moi ! un coup de main ! cria Sandoval en se dirigeant vers l’entrée de la grotte.

Quelques hommes le suivirent.

Sur un signe de Sandoval, ils saisirent tous ensemble l’extrémité de l’arbre qui servait de pont, le soulevèrent, le balancèrent un instant dans l’espace et le lancèrent au fond du précipice dans lequel il roula avec un bruit semblable à celui de la détonation d’un parc d’artillerie.

Une fois que l’on eut bouché l’extérieur de la grotte avec des broussailles, afin d’en dissimuler l’entrée autant que possible :

– Ouf ! reprit Sandoval ; à présent, tout est en ordre : nous partirons quand vous le voudrez.

– Sur-le-champ ! dit la jeune fille qui paraissait en proie à une grande impatience, et qui pendant tous ces longs préparatifs n’avait cessé de gourmander les pirates sur leur lenteur.

La troupe s’engagea sans plus tarder dans le souterrain.

Après une marche à tâtons d’environ une demi-heure, elle déboucha dans un ravin où les chevaux, gardés par un pirate, broutaient les pois grimpants et les jeunes pousses des arbres.

Chacun se mit en selle.

La Gazelle blanche laissa passer ses compagnons, et s’arrangea de façon à demeurer un peu en arrière. S’approchant alors du Cèdre-Rouge, elle le regarda avec une expression indéfinissable, et, posant sa main mignonne sur l’épaule du squatter :

– Dites-moi, Cèdre-Rouge, murmura-t-elle d’une voix basse et concentrée, c’est bien à ce don Miguel de Zarate, le père de don Pablo, que vous en voulez, n’est-ce pas ?

– Oui, señorita, répondit le squatter feignant d’être étonné de cette question ; pourquoi me demandez-vous cela ?

– Pour rien, fit-elle en haussant les épaules ; une idée…

Et, piquant son cheval qui bondit en hennissant de colère, elle rejoignit la troupe qui s’éloignait au grand trot.

– Pourquoi donc s’intéresse-t-elle tant à don Pablo de Zarate ? se demanda le Cèdre-Rouge dès qu’il fut seul ; il faudra que je le sache. Qui sait ? peut-être cela pourra-t-il me servir…

Un sourire sinistre plissa les coins de ses lèvres minces, et il ajouta en regardant galoper la jeune fille :

– Tu crois ton secret bien gardé ! Pauvre folle, je le saurai bientôt.

Share on Twitter Share on Facebook