V. La Grotte.

Nous reprendrons maintenant notre récit au point où nous l’avons laissé en terminant notre premier chapitre, et nous rejoindrons le Cèdre-Rouge qui, grâce aux armes trouvées dans la cache, a repris toute sa férocité et rêve déjà à la vengeance.

La position du bandit ne laissait pas d’être perplexe et aurait fort effrayé tout individu dont l’esprit eût été moins bien trempé que le sien.

Quelque grand que soit le désert, quelque approfondie que soit la connaissance qu’un homme possède des refuges de la prairie, s’il est seul, il est impossible que, malgré son courage et son adresse, il échappe longtemps aux recherches des gens qui ont intérêt à le trouver.

Cela venait d’être prouvé, d’une manière péremptoire, au Cèdre-Rouge ; il ne se dissimulait pas les difficultés sans nombre qui l’entouraient, il ne pouvait songer à regagner son camp. Les ennemis lancés sur sa piste n’auraient pas tardé à l’atteindre, et, cette fois, ils ne l’auraient pas aussi facilement laissé échapper.

Cette position était intolérable, il fallait à tout prix la faire cesser.

Mais le Cèdre-Rouge n’était pas homme à demeurer abattu sous le coup qui l’avait frappé ; il se releva, afin de pouvoir promptement préparer sa vengeance.

De même que toutes les natures mauvaises, le squatter considérait comme une insulte toutes les tentatives faites pour se soustraire à ses perfidies.

En ce moment, il avait un rude compte à régler avec les blancs et avec les Peaux Rouges.

Seul comme il était, il ne pouvait songer à rejoindre ses compagnons et à attaquer des ennemis qui l’auraient abattu et broyé sous leurs talons comme un reptile venimeux, il lui fallait des alliés.

Son hésitation fut de courte durée, son plan dressé en quelques minutes. Il résolut d’accomplir le projet qui lui avait fait abandonner ses compagnons, et il se dirigea vers un village des Indiens Apaches, situé à peu de distance.

Ce n’était cependant pas là que, pour le moment, il avait l’intention de se rendre, car, après une marche rapide de plus de trois heures, il fit tout à coup un crochet sur la droite, et, s’éloignant des bords du Rio-Gila qu’il avait suivi jusque-là, il abandonna la route du village et s’engagea dans une région montagneuse et accidentée de la prairie, qui différait complètement, par l’aspect et les mouvements de terrain, des plaines que jusqu’à ce moment il avait parcourues.

Le sol s’exhaussait sensiblement ; il était coupé par des ruisseaux larges comme des rivières qui descendaient se perdre dans le Gila.

Des bouquets de bois de hautes futaies de plus en plus rapprochés servaient, pour ainsi dire, d’avant-garde à une sombre forêt vierge qui verdissait dans les lointains de l’horizon.

Le paysage prenait peu à peu une apparence plus sauvage et plus abrupte, et des collines de plus en plus hautes, contre-forts de l’imposante Sierra-Madre, montraient çà et là leurs pics dénudés.

Le Cèdre-Rouge marchait toujours de ce pas léger et élastique propre aux hommes habitués à franchir à pied de longues distances, ne regardant ni à droite ni à gauche, paraissant suivre une direction déterminée d’avance et qu’il connaissait parfaitement. Souriant à ses pensées, il ne semblait nullement s’apercevoir que le soleil avait presque disparu derrière la masse imposante des arbres de la forêt vierge, et que la nuit tombait avec une rapidité extrême.

Les hurlements des bêtes fauves commençaient à retentir dans les profondeurs des ravines, se mêlant aux miaulements des carcajous et aux aboiements des loups des prairies, dont les troupes rôdaient déjà à une légère distance du bandit.

Mais lui, insensible en apparence à tous ces avertissements de se préparer un gîte pour la nuit, continuait à s’avancer dans les montagnes au milieu desquelles il se trouvait engagé depuis quelque temps.

Arrivé à une espèce de carrefour, si l’on peut se servir de cette expression en parlant d’un pays où les routes n’existent pas, il s’arrêta et s’orienta en regardant de tous les côtés.

Puis, après quelques minutes d’hésitation, il s’enfonça dans une sente étroite profondément encaissée entre deux collines, et gravit résolument une côte assez rapide.

Enfin, après une fatigante montée de trois quarts d’heure, il arriva à un endroit où la sente, brusquement interrompue, ne présentait plus qu’un gouffre au fond duquel on entendait les sourds murmures d’une eau invisible.

Le précipice avait de vingt-cinq à trente mètres de large, distance comblée par un énorme mélèze jeté en travers et servant de pont.

À l’extrémité de ce pont improvisé se trouvait l’entrée d’une grotte naturelle dans laquelle brillaient par intervalles les lueurs d’un feu.

Le Cèdre-Rouge s’arrêta.

Un sourire de satisfaction plissa ses lèvres minces à la vue de la réverbération des flammes contre les parois de la grotte.

– Ils y sont dit-il à demi-voix et comme s’il se répondait à lui-même.

Alors il porta ses doigts à sa bouche, et avec une perfection rare il imita à trois reprises différentes le cri doux et cadencé du mawkawis.

Un instant après un cri pareil partit de la grotte.

Le Cèdre-Rouge frappa trois fois dans ses mains.

L’ombre gigantesque d’un homme, reflétée par la lueur du foyer, apparut à l’entrée de la grotte, et une voix rude et forte cria dans le castillan le plus pur :

– Qui vive ?

– Ami ! répondit le bandit.

– Ton nom, caraï, reprit l’inconnu ; il n’y a pas d’amis dans le désert à cette heure de la nuit.

– Oh ! oh ! fit le Cèdre-Rouge en riant d’un gros rire, je vois que don Pedro Sandoval est toujours aussi prudent.

– Homme ou démon, toi qui me connais si bien, dit l’inconnu d’un ton un peu radouci, quel est ton nom encore une fois, ou, vive Dieu ! je te plante une couple de chevrotines dans le crâne ? Ainsi ne me laisse pas plus longtemps courir le risque de tuer un ami.

– Eh ! là, là ! modérez-vous, digne hidalgo ; n’avez-vous donc pas reconnu ma voix, et avez-vous la mémoire si courte que vous ayez déjà oublié le Cèdre-Rouge ?

– Le Cèdre-Rouge ! reprit l’Espagnol avec étonnement ; vous n’êtes donc pas encore pendu, mon digne ami ?

– Pas encore, que je sache, compadre ; j’espère vous le prouver avant peu.

– Passez alors, au nom du diable, ne restons pas plus longtemps à causer à distance.

L’inconnu quitta la tête du pont où il s’était placé probablement afin d’en disputer le passage en cas de besoin, et il se rangea sur le côté en désarmant son rifle.

Sans attendre une nouvelle invitation, le Cèdre-Rouge s’élança sur l’arbre et l’eut franchi en quelques secondes.

Il serra affectueusement la main de l’Espagnol, puis tous deux entrèrent dans la grotte.

Cette grotte ou cette caverne, comme on voudra l’appeler, était vaste et haute, divisée en plusieurs compartiments par de grandes nattes plantées droites, s’élevant jusqu’à la hauteur de huit pieds au moins et formant dix chambres ou cellules, cinq de chaque côté de la grotte, en commençant à vingt pieds à peu près de l’entrée, espace laissé libre pour servir de cuisine et de salle à manger.

L’entrée de chaque cellule était fermée par un zarapè attaché à l’extrémité de la cloison et retombant jusqu’au sol en guise de portière.

Au fond du couloir laissé libre entre les deux rangées de cellules, il y avait un autre compartiment servant de magasin, puis un corridor naturel s’étendait sous la montagne et allait, après de nombreux détours, aboutir, à une lieue de là, dans un ravin presque inabordable.

Tout montrait que cette grotte n’était pas un campement choisi pour une nuit ou deux par des chasseurs, mais une habitation adoptée depuis de longues années, et dans laquelle on avait rassemblé tout le confort qu’il est possible de se procurer dans ces régions éloignées de tout centre de population.

Autour du feu, sur lequel rôtissait un énorme quartier d’elk, neuf hommes armés jusqu’aux dents étaient assis et fumaient silencieusement.

À l’entrée du Cèdre-Rouge, ils se levèrent et vinrent lui serrer la main avec empressement et une espèce de respect.

Ces hommes portaient le costume des chasseurs ou coureurs des bois.

Leurs traits caractérisés, leurs physionomies féroces et cauteleuses, sur lesquelles étaient marquées en caractères indélébiles les traces des plus honteuses et des plus ignobles passions, vigoureusement éclairées par les lueurs fantastiques du foyer, avaient quelque chose d’étrange et de sombre qui inspirait la terreur et la répulsion.

On devinait au premier coup d’œil que ces gens, ramassis immonde d’aventuriers de toutes nations, perdus de vices et forcés de fuir au désert pour éviter les coups de la justice humaine qui les avait rejetés du sein de la société, avaient déclaré une guerre acharnée à ceux qui les avaient mis hors du droit commun des gens, et étaient, en un mot, ce qu’on est convenu d’appeler des pirates des prairies.

Hommes sans pitié, plus redoutables cent fois que les plus féroces Peaux Rouges, qui cachent une âme de boue et un cœur de tigre sous une apparence humaine, et qui, ayant adopté la vie sauvage du Far West, ont pris tous les vices des deux races blanche et rouge, sans conserver une seule de leurs qualités ; scélérats enfin qui ne connaissent que le meurtre et le vol, et qui pour un peu d’or sont capables des plus grands crimes.

Voilà quelle était la compagnie que le Cèdre-Rouge était venu chercher si loin.

Hâtons-nous de constater, ce que le lecteur croira facilement, qu’il ne s’y trouvait nullement déplacé et que ses antécédents lui méritaient, au contraire, une certaine considération de la part de ces bandits qu’il connaissait de longue date.

– Caballeros, dit Sandoval en s’inclinant avec une exquise politesse devant les brigands ses confrères, voici notre ami le Cèdre-Rouge de retour parmi nous ; fêtons-le comme un bon compagnon qui nous manquait depuis trop longtemps et que nous sommes heureux de revoir.

– Señores, répondit le Cèdre-Rouge en prenant place au foyer, je vous remercie de votre cordiale réception, j’espère vous prouver bientôt que je ne suis pas ingrat !

– Eh ! fit un des bandits, notre ami aurait-il quelque bonne nouvelle à nous donner ? elle serait la bienvenue, le diable m’emporte ! Depuis un mois nous en sommes réduits aux expédients pour vivre !

– En êtes-vous réellement là ? demanda le squatter avec intérêt.

– Parfaitement, appuya Sandoval, et Pericco ne vous a dit que la stricte vérité.

– Diable ! diable ! reprit le Cèdre-Rouge, j’arrive à temps alors.

– Hein ? firent les bandits en dressant les oreilles.

– Eh mais, il me semble pourtant que depuis quelque temps les caravanes deviennent plus nombreuses dans les prairies ; il ne manque pas de trappeurs blancs ou rouges que l’on peut de temps en temps débarrasser du soin de garder leurs peaux de castor ; j’ai même entendu parler de plusieurs expéditions de gambusinos.

– Les gambusinos sont aussi gueux que nous, reprit Sandoval, et quant aux trappeurs, ce sont eux justement qui nous portent préjudice ! Ah ! notre ami, le désert ne vaut plus rien maintenant ; les blancs se rapprochent trop, ils envahissent peu à peu le territoire des Peaux Rouges, et dans dix ans d’ici, qui sait si l’on ne trouvera pas des villes à dix lieues à la ronde de l’endroit où nous sommes ?

– Il y a du vrai dans ce que vous dites là, murmura le Cèdre-Rouge en secouant la tête d’un air pensif.

– Oui, fit Pericco, malheureusement le remède est difficile, sinon impossible à trouver.

– Peut-être, fit le Cèdre-Rouge en hochant la tête d’une certaine façon qui donna fort à penser aux pirates ; en attendant, ajouta-t-il, comme j’ai fait une longue route, que je me sens fatigué et que j’ai un appétit d’enfer, avec votre permission, je vais manger, d’autant plus qu’il est tard et que le rôti est cuit à point.

Sans plus de cérémonie, le Cèdre-Rouge coupa une large tranche d’elk qu’il plaça devant lui et se mit incontinent à manger.

Les pirates l’imitèrent.

Pendant quelque temps, la conversation fut naturellement interrompue.

Un repas de chasseurs n’est jamais long ; celui-ci fut vite terminé, grâce à l’impatience des bandits dont la curiosité était éveillée au plus haut point par les quelques paroles que le squatter avait prononcées.

– Ah ça, reprit Sandoval en allumant une cigarette, maintenant que le souper est fini, causons un peu ; voulez-vous, compagnon ?

– Volontiers, répondit le Cèdre-Rouge en s’accommodant le plus confortablement possible tout en bourrant sa pipe.

– Vous disiez donc ? continua Sandoval.

– Pardon, interrompit le squatter, je ne disais rien, c’est vous qui vous plaigniez, je crois, de ce que les blancs, qui tendent à se rapprocher de plus en plus de nos parages, réduisaient votre commerce au néant.

– C’est cela même ; voilà justement ce que je disais.

– Vous ajoutiez, si je me le rappelle bien, que le remède était impossible à trouver ?

– Ce à quoi vous avez répondu, peut-être.

– En effet, je crois avoir prononcé ce mot.

– Eh bien ?

– Eh bien, je le répète.

– Ah ! très bien, expliquez-vous alors.

– Je ne demande pas mieux.

– Vous nous ferez plaisir.

– Écoutez-moi bien.

– Nous sommes tout oreilles.

– L’affaire que je viens vous proposer est d’une simplicité primitive : depuis quelques années les blancs envahissent peu à peu le désert, qui, dans un temps donné, temps qui n’est pas éloigné, finira par disparaître sous les efforts incessants de la civilisation.

– C’est vrai.

– Eh bien, si vous le voulez, avant un mois vous serez riches.

– Nous le voulons, caraï ! s’écrièrent les bandits d’une voix formidable.

– Voici la chose en deux mots : j’ai découvert un placer d’une richesse incalculable ; à vingt lieues d’ici, j’ai laissé une centaine d’hommes qui se sont dévoués à ma fortune. Voulez-vous les imiter et me suivre ? je promets à chacun de vous plus d’or qu’il n’en a vu dans toute sa vie ou qu’il a rêvé en posséder jamais.

– Hum ! fit Sandoval, c’est tentant.

– J’ai pensé à vous, mes vieux camarades, continua le Cèdre-Rouge avec une bonhomie hypocrite, et je suis venu. Maintenant vous connaissez mon projet ; réfléchissez à ce que je vous ai dit ; demain, au lever du soleil, vous me répondrez.

Et, sans se mêler davantage à la conversation, le Cèdre-Rouge s’enveloppa dans un zarapè et s’endormit en laissant les bandits discuter entre eux les chances de réussite que présentait sa magnifique proposition.

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