VI. La Proposition.

Le Cèdre-Rouge, aussitôt entré dans le Far West, avait, avec cette expérience des vieux coureurs des bois, qu’il possédait au suprême degré, choisi un emplacement commode pour faire camper sa troupe.

Il ne voulait pas s’engager dans le désert sans s’assurer d’alliés sur qui, en cas d’attaque, il pût compter.

L’embuscade des Pawnies, préparée avec cette habileté qui caractérise les sauvages, embuscade qui avait été sur le point de réussir, et à laquelle le hasard seul lui avait offert les moyens d’échapper, était pour lui un avertissement des pièges qui lui seraient tendus et des dangers qui le menaceraient à chaque pas dans le cours du long voyage qu’il allait entreprendre à travers les prairies.

Le Cèdre-Rouge était un de ces hommes qui ont pour principe de ne rien négliger pour assurer la réussite de leurs projets ; il se résolut donc de se mettre, le plus tôt possible, à l’abri de toute insulte.

Pour cela, il lui fallait abandonner pendant quelque temps sa cuadrilla (troupe), afin d’aller lui-même à la recherche des hommes qu’il comptait mettre dans ses intérêts, et avec lesquels il avait l’intention de faire cause commune, tout en se réservant in petto de les tromper autant qu’il le pourrait, dès qu’il en aurait tiré toute l’assistance nécessaire.

Il était urgent que le Cèdre-Rouge s’abouchât avec ses amis ; mais, nous le répétons, pour cela, il lui fallait quitter sa troupe, au moins pendant trois ou quatre jours, et là se présentait à lui une difficulté qu’il ne lui était pas facile de vaincre.

Mais le squatter était trop rompu à la vie d’aventure pour ne pas savoir comment prendre des individus comme ceux qui, en ce moment, servaient sous ses ordres.

Son premier soin fut de choisir un endroit où il pût faire camper sa troupe de façon à ce qu’elle fût à l’abri des insultes des rôdeurs indiens, et qu’elle pût, en cas d’attaque sérieuse, résister avec avantage.

Le Rio-Gila, forme un nombre considérable d’îles boisées, dont quelques-unes, élevées en forme de cône, sont d’un accès fort difficile à cause de l’escarpement de leurs rives, et surtout à cause de la rapidité du courant du fleuve.

Ce fut dans une de ces îles que le squatter campa sa troupe.

Les arbres du Pérou, les mezquitès et les cotonniers, qui poussaient en abondance sur cette île, mêlés aux lianes qui s’enchevêtraient dans tous les sens après leurs branches et le long de leurs troncs, formaient des fourrés inextricables derrière lesquels on pouvait hardiment soutenir un siège, tout en offrant cet immense avantage de former un mur de verdure, grâce à la transparence duquel il était facile de surveiller les deux rives et de signaler les mouvements suspects de la prairie.

Dès que les gambusinos eurent posé le pied sur l’île, ils se glissèrent comme des serpents dans l’intérieur, en traînant leurs chevaux après eux et en ayant soin de ne rien faire qui pût révéler leur campement aux yeux si clairvoyants des Indiens.

Aussitôt que le camp fut établi et que le Cèdre-Rouge crut que, provisoirement du moins, sa troupe était en sûreté, il convoqua les principaux chefs, afin de leur communiquer ses intentions.

Ces chefs étaient d’abord Fray Ambrosio, puis Andrès Garote, les deux chasseurs canadiens Harry et Dick, et en dernier lieu les fils du squatter, Nathan et Sutter, et enfin le sachem des Coras.

Plusieurs arbres avaient été abattus afin de former un emplacement convenable pour les feux et les tentes des femmes ; le Cèdre-Rouge, appuyé sur son cheval tout sellé, fut bientôt le centre des chefs rangés autour de lui.

– Señores, dit-il dès qu’il les vit rassemblés, nous voici enfin dans le Far West ; maintenant commence réellement notre expédition ; je compte sur votre courage et surtout sur votre expérience pour la mener à bonne fin ; mais la prudence exige que, dans ces prairies où nous sommes à chaque instant exposés à être assaillis par des ennemis de toute sorte, nous nous ménagions des alliés qui, en cas de besoin, puissent nous protéger efficacement. L’embuscade à laquelle nous avons échappé, il y a quarante-huit heures à peine, nous fait un devoir de redoubler de vigilance, et surtout de nous hâter de nous mettre en communication avec les amis que nous avons dans le désert.

– Oui, fit le moine ; mais ces amis, je ne les connais pas.

– Je les connais, moi ; cela doit suffire, reprit le Cèdre-Rouge.

– Fort bien, répondit Fray Ambrosio ; mais où sont-ils ?

– Je sais où les trouver. Vous êtes ici dans une position excellente, dans laquelle vous pouvez tenir longtemps, sans craindre d’être forcés ; voici ce que j’ai résolu.

– Voyons, compadre, expliquez-vous ; j’ai hâte de connaître vos projets, dit le moine.

– Vous allez être satisfait : je me mets immédiatement à la recherche de mes amis, que je suis certain de trouver d’ici à quelques heures ; vous, vous ne bougerez pas d’ici jusqu’à mon retour.

– Hum ! Et resterez-vous longtemps absent ?

– Deux jours, trois au plus.

– C’est bien long, fit Garote.

– Vous, pendant ce temps-là, dissimulez votre présence autant que possible ; que nul ne se doute que vous êtes ici campés. Je vous amènerai les dix meilleurs rifles du Far West, et avec leur protection et celle de Stanapat, le grand chef apache de la tribu du Bison, que je compte voir aussi, nous pourrons en toute sûreté traverser le désert.

– Mais qui commandera la troupe en votre absence ? demanda Fray Ambrosio.

– Vous, répondit le Cèdre-Rouge, vous et ces caballeros ; seulement souvenez-vous de ceci : sous aucun prétexte, ne sortez de cette île.

– Il suffit, Cèdre-Rouge, vous pouvez partir ; nous ne bougerons pas jusqu’à votre retour.

Après quelques autres paroles de peu d’importance, le Cèdre-Rouge se mit en selle, sortit de la clairière, lança son cheval dans le fleuve, et, arrivé en terre ferme, il s’enfonça dans les hautes herbes, où bientôt il disparut.

Il était environ six heures du soir quand le squatter avait quitté ses compagnons pour se mettre à la recherche de ceux dont il voulait faire ses alliés.

Les gambusinos n’avaient fait que peu d’attention au départ de leur chef, départ dont ils ignoraient la cause et qu’ils ne supposaient pas devoir se prolonger longtemps.

La nuit était tout à fait tombée. Les gambusinos, fatigués d’une longue route, dormaient, enveloppés de leurs zarapès, autour des feux ; seules, deux sentinelles veillaient au salut commun.

Ces deux sentinelles étaient Dick et Harry, les deux chasseurs canadiens que le hasard avait si malencontreusement fourvoyés au milieu de ces bandits.

Le dos appuyé contre le tronc d’un énorme mezquitè, trois hommes causaient entre eux à voix basse.

Ces trois hommes étaient Andrès Garote, Fray Ambrosio et la Plume-d’Aigle. À quelques pas d’eux s’élevait une cabane en branchage, sous l’abri précaire de laquelle reposaient la femme du squatter, sa fille Ellen et doña Clara.

Les trois hommes, absorbés par leur conversation, ne remarquèrent pas une ombre blanche qui sortit de la cabane, glissa silencieuse parmi les arbres, et vint s’appuyer contre l’arbre même au pied duquel ils se trouvaient.

La Plume-d’Aigle, avec cette pénétration qui distingue les Indiens, avait deviné la haine qui existait entre Fray Ambrosio et le Cèdre-Rouge ; mais le Coras avait gardé cette découverte au fond de son cœur, tout en se réservant d’en profiter lorsque l’occasion s’en présenterait.

– Chef, dit le moine, soupçonnez-vous quels sont les alliés que le Cèdre-Rouge va chercher ?

– Non, répondit celui-ci, comment le saurais-je ?

– Cela doit vous intéresser pourtant, car vous n’êtes pas aussi ami du gringo que vous voulez le paraître.

– Les Indiens ont l’esprit très-épais ; que mon père s’explique afin que je le comprenne et que je puisse lui répondre.

– Écoutez, reprit le moine d’une voix sèche et d’un accent bref, je sais qui vous êtes ; votre déguisement, tout habile et exact qu’il soit, n’a pas suffi pour vous faire échapper à la clairvoyance de mon regard ; du premier coup d’œil je vous ai reconnu. Croyez-vous que si j’avais dit au Cèdre-Rouge : Cet homme est ou un espion ou un traître ; il s’est faufilé parmi nous afin de nous faire tomber dans un piège préparé de longue main, en un mot cet homme n’est autre que Moukapec, le principal cacique des Coras ; croyez-vous, dis-je, que le Cèdre-Rouge aurait hésité à vous brûler la cervelle, hein, chef ? répondez.

Pendant ces paroles dont la signification était terrible pour lui, le Coras était demeuré impassible ; pas un muscle de son visage n’avait tressailli. Lorsque le moine se tut, il sourit dédaigneusement et se contenta de répondre d’une voix hautaine en le regardant fixement :

– Pourquoi mon père n’a-t-il pas dit cela au chasseur de chevelures ? Il a eu tort.

Le moine fut décontenancé par cette réponse à laquelle il était loin de s’attendre ; il comprit qu’il se trouvait en face d’une de ces natures énergiques sur lesquelles les menaces n’avaient pas de prise. Cependant il s’était trop avancé pour reculer ; il résolut de continuer et d’aller jusqu’au bout, quoi qu’il dût en arriver.

– Peut-être ! répondit-il avec un mauvais sourire ; dans tous les cas, je suis toujours à même de prévenir notre chef lorsqu’il reviendra.

– Mon père agira à sa guise, répondit sèchement le chef Moukapec est un guerrier renommé, les aboiements des coyotes ne lui ont jamais fait peur.

– Allons, allons, Indien, vous avez tort, dit Garote en s’interposant, vous vous méprenez sur les intentions du señor padre à votre égard ; je suis intimement convaincu qu’il ne veut vous nuire en aucune façon.

– Moukapec n’est pas une vieille femme qu’on peut tromper avec des paroles, dit le Coras ; peu lui importe les intentions présentes de l’homme qui, lors du pillage de son village et le massacre de ses frères, excitait ses ennemis au meurtre et à l’incendie ; le chef suit sa vengeance seul, il saura l’atteindre sans s’allier à un de ses ennemis pour y parvenir. J’ai dit.

Après avoir prononcé ces mots, le chef indien se leva, se drapa dans sa robe de bison et s’éloigna à grands pas en laissant les deux Mexicains déconcertés de cette résistance à laquelle ils étaient loin de s’attendre.

Tous deux le suivirent quelques instants des yeux avec une admiration mêlée de colère.

– Hum ! murmura enfin le moine, chien de sauvage, bête brute indienne, il me le payera !

– Prenez garde, señor padre, dit le gambusino, nous ne sommes pas en veine en ce moment. Laissons cet homme contre lequel nous ne pouvons rien ; cherchons autre chose. Tout vient à point à qui sait attendre, le moment arrivera de nous venger de lui ; jusque-là dissimulons, c’est, je crois, ce que nous avons de mieux à faire.

– Avez-vous remarqué qu’en nous quittant le Cèdre-Rouge n’a pas ouvert la bouche sur sa prisonnière ?

– À quoi bon ? il sait fort bien qu’elle est en sûreté ici. Dans cette île toute fuite est impossible.

– C’est juste, mais pourquoi donc a-t-il enlevé cette femme ?

– Qui sait ? le Cèdre-Rouge est un de ces hommes dont il est toujours dangereux de sonder les pensées. Jusqu’à présent nous ne voyons pas encore assez clairement dans sa conduite ; laissons-le revenir, peut-être alors le but qu’il se propose nous sera-t-il dévoilé.

– Cette femme me gêne ici, reprit le moine d’une voix sourde.

– Que faire ? Là-bas, à Santa-Fé, je n’ai pas hésité à vous servir pour nous en débarrasser ; maintenant il est trop tard, ce serait une folie d’y songer. Que nous importe, en somme, qu’elle soit ou ne soit pas avec nous ? Croyez-moi, prenez-en votre parti et n’y pensez-plus. Bah ! ce ne sera pas elle qui nous empêchera d’atteindre le placer.

Le moine secoua la tête d’un air mécontent, mais il ne répondit pas.

Le gambusino s’enveloppa dans son zarapè, s’étendit sur le sol et s’endormit.

Fray Ambrosio, lui, demeura plongé dans de sérieuses réflexions.

À quoi pensait-il ?

À quelque trahison, sans aucun doute.

Lorsque la femme qui était restée appuyée contre le mezquitè tout le temps de la conversation eut reconnu qu’elle était finie, elle s’éloigna doucement et rentra dans la hutte.

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