XXIX. Le Guet-apens

La foudre tombant aux pieds de l’Espagnole ne lui eût pas causé plus de frayeur que cette révélation à laquelle elle était loin de s’attendre, faite d’une voix claire, sèche et posée.

Son visage se contracta, le sang lui monta à la tête, elle chancela sur son cheval et serait tombée si Valentin ne l’eût retenue.

Mais domptant, à force de volonté, l’émotion terrible qui la troublait, elle repoussa le jeune homme en lui disant d’une voix ferme, avec un accent implacable :

– Vous êtes bien informé, monsieur, telle est mon intention.

Valentin eut un moment de stupeur. Il considéra cette femme, à peine sortie de l’enfance, dont les traits si beaux, défigurés par les passions qui l’agitaient, étaient devenus presque hideux ; il se rappela comme dans un songe une autre femme presque aussi cruelle qu’il avait connue jadis ; un sentiment de tristesse indicible envahit son cœur à ce souvenir terrible subitement évoqué ; tant de perfidie lui parut dépasser les limites de la méchanceté humaine ; un instant il se crut presque en présence d’un démon.

– Et vous osez me l’avouer ? lui répondit-il enfin avec un effroi mal dissimulé.

– Et pourquoi non ? Que pouvez-vous me faire ? me tuer ? La belle vengeance pour un homme de cœur ! Et puis, que m’importe la vie ! Qui sait ? peut-être, sans le vouloir et croyant me punir, me rendrez-vous un immense service en me tuant.

– Vous tuer ? Allons donc, fit le chasseur avec un sourire de mépris, on ne tue pas des créatures de votre espèce ! Dans un premier mouvement de colère, on les écrase comme des reptiles venimeux sous le talon de sa botte ; mais en y réfléchissant on préfère leur arracher les dents. C’est ce que j’ai fait, vipère ! À présent, mords si tu peux !

Une rage épouvantable s’empara de l’Espagnole.

Elle leva son fouet et, d’un mouvement plus rapide que la pensée, elle en souffleta Valentin en laissant passer ce seul mot à travers ses dents serrées :

– Lâche !…

À cette insulte, le chasseur perdit son sang-froid, saisit un pistolet et le déchargea à bout portant sur cette femme, qui, immobile devant lui, le regardait en ricanant.

Mais elle n’avait pas perdu un seul des mouvements du Français, et à l’instant où il lâchait la détente, elle fit faire un bond de côté à sa monture.

La balle siffla inoffensive à son oreille.

Au bruit de la pistolétade, le trouble s’était mis parmi les chasseurs, qui accoururent au galop vers le lieu de la scène pour s’informer de ce qui s’était passé.

À peine le coup était-il parti, que Pedro Sandoval, qui jusque-là était resté impassible, en apparence insensible à ce qui se disait, se précipita sur Valentin armé d’un long couteau qu’il était parvenu à cacher.

Le chasseur, qui avait repris sa présence d’esprit, l’attendit de pied ferme, et au moment où le pirate se jetait sur lui à corps perdu, il l’arrêta net en lui envoyant une balle à travers le corps.

Le misérable roula sur le sol avec un hurlement de rage.

L’Espagnole lança un regard de mépris autour d’elle, fit bondir son cheval et s’éloigna avec une vélocité incroyable au milieu des balles qui sifflaient autour d’elle de tous les côtés à la fois, en criant d’une voix stridente :

– Bientôt nous nous rencontrerons, don Valentin, au revoir !

Le chasseur ne voulut pas qu’on la poursuivît.

Elle ne tarda pas à disparaître dans les hautes herbes.

– Eh ! eh ! voilà un gaillard qui me semble bien malade, fit le général, qui avait mis pied à terre ; il a, ma foi, la cuisse cassée ; que diable allons-nous en faire à présent ?

– Le pendre ! dit sèchement Valentin.

– Tiens ! mais, reprit le général, c’est une idée cela ! De cette façon nous serons toujours débarrassés de l’un de ces coquins, et puis, en y réfléchissant, cela lui procurera le moyen de guérir de l’une de ses maladies.

– Finissons-en, interrompit don Miguel.

– Caspita ! comme vous êtes pressé, mon ami, répondit le général. Hum ! je suis certain qu’il ne l’est pas autant que vous, lui ; n’est-ce pas, compagnon ?

– Eh ! fit Valentin avec cette expression railleuse qui tenait à sa nature parisienne et qui parfois lui revenait, il a de la chance le camarade ; il est justement tombé au pied d’un arbre superbe, qui va lui faire un belvédère d’où il pourra, à son aise, admirer les environs. Curumilla, montez à cet arbre, mon brave ami, et courbez-moi cette branche le plus que vous pourrez.

Curumilla, selon sa louable habitude, exécuta immédiatement, mais sans prononcer un mot, l’ordre qui lui était donné.

– Maintenant, cher ami, continua le chasseur en s’adressant au blessé, si vous n’êtes pas positivement un païen et que vous vous rappeliez quelque bout de prière, vous ne ferez pas mal de vous en servir ; jamais ces prières ne vous auront été plus utiles qu’en ce moment.

Et soulevant dans ses bras Sandoval, qui gardait un morne silence, il lui passa la corde autour du cou.

– Un instant ! observa Curumilla en saisissant de la main gauche l’épaisse chevelure du bandit.

– C’est juste, dit le chasseur ; c’est votre droit, chef, usez-en.

L’Indien ne se le fit pas répéter.

En un clin d’œil il scalpa l’Espagnol, qui le regardait avec des yeux flamboyants, et il mit froidement cette chevelure sanglante à sa ceinture.

Valentin, malgré lui, détourna la tête avec dégoût à ce hideux spectacle.

L’Espagnol ne proféra pas une plainte.

Dès qu’il eut passé le nœud coulant au cou du bandit, Valentin lança le bout de la torde à Curumilla qui remonta, l’amarra solidement et redescendit.

– Maintenant que justice est faite, partons, dit Valentin.

Les témoins de l’exécution se remirent en selle.

La branche qui avait été tenue courbée fut lâchée ; elle se redressa en enlevant avec elle le corps du pirate.

Pedro Sandoval resta seul, agité par les dernières convulsions de l’agonie.

Aussitôt que Valentin et ses compagnons eurent disparu derrière un pli de terrain, plusieurs Indiens apaches, à la tête desquels se trouvaient le Cèdre-Rouge et la Gazelle blanche, surgirent des fourrés.

Un Apache grimpa sur l’arbre, coupa la corde, et le corps de l’Espagnol, reçu dans les bras de plusieurs individus, fut doucement posé sur le sol.

Il ne donnait plus aucun signe d’existence.

La jeune fille et le Cèdre-Rouge se hâtèrent de lui porter secours, afin de rappeler, si cela était possible, un reste de vie dans ce pauvre corps si horriblement mutilé.

Mais tous les soins semblaient devoir être inutiles.

Pedro Sandoval restait froid et inerte entre les bras de ses amis.

En vain l’avait-on débarrassé du nœud coulant qui lui serrait la gorge, ses veines gonflées et bleuâtres ne diminuaient pas, le sang ne circulait plus.

Tout paraissait fini.

En désespoir de cause, un Apache saisit une outre pleine d’eau et en versa le contenu sur le crâne dénudé et saignant de l’Espagnol.

Au contact de cette eau glacée, le corps eut un frémissement général.

Un profond soupir souleva avec effort sa poitrine oppressée, et le moribond ouvrit péniblement les yeux en fixant sur ceux qui l’entouraient un regard morne et languissant.

– Dieu soit loué ! s’écria l’Espagnole, il n’est pas mort.

Le bandit regarda la jeune fille de cet œil vitreux et égaré, signe infaillible d’une fin prochaine ; un pénible sourire plissa ses lèvres violettes, et il murmura d’une voix basse et inarticulée.

– Non, je ne suis pas mort, mais je le serai bientôt.

Puis il ferma les yeux et retomba en apparence dans son insensibilité première.

Les assistants suivaient d’un regard anxieux les progrès de cette effroyable agonie.

La Gazelle blanche fronça les sourcils et, se penchant sur le blessé, elle approcha la bouche de son oreille.

– M’entendez-vous, Sandoval ? lui dit-elle.

Le bandit tressaillit soudain comme s’il avait reçu une commotion électrique ; il se tourna vers celle qui avait parlé et entr’ouvrit les yeux.

– Qui est auprès de moi ? demanda-t-il.

– Moi, Pedro ; ne me reconnais-tu pas, mon vieux camarade ? dit le Cèdre-Rouge.

– Si, répondit au bout d’un instant le pirate, je te reconnais, mais ce n’est pas toi que j’aurais voulu voir.

– De qui veux-tu parler ?

– De la niña ; m’aurait-elle aussi abandonné, elle pour qui je meurs ?

– Non je ne vous ai pas abandonné, s’écria la jeune fille vivement, votre reproche est injuste car c’est moi qui vous ai secouru… Me voilà, mon père.

– Ah fit-il avec un soupir de satisfaction, vous êtes là niña, tant mieux. Dieu, si toutefois il en existe un, vous récompensera de ce que vous avez fait.

– Ne parlez pas de cela, mais apprenez-moi pourquoi vous m’avez demandée, mon père.

– Ne me donnez pas ce nom, interrompit le bandit avec violence, je ne suis pas votre père.

Il y eut un moment de silence.

Enfin le pirate reprit d’une voix presque indistincte et comme se parlant à lui même :

– La main de Dieu est là ! C’est lui qui a voulu qu’au moment suprême la fille de la victime aidât l’un des principaux assassins à mourir !

Il secoua la tête avec découragement, soupira et ajouta tristement :

– La main de Dieu est là !

Les assistants se regardaient silencieusement, une crainte instinctive, une espèce de terreur superstitieuse s’était emparée d’eux, ils n’osaient interroger cet homme.

Quelques minutes se passèrent.

– Oh ! que je souffre !… murmura-t-il tout à coup ; ma tête est une fournaise ardente !… à boire !…

On se hâta de lui présenter de l’eau.

Il la repoussa en disant :

– Non, pas d’eau ! pas d’eau ! j’ai besoin de prendre des forces.

– Que voulez-vous alors ? lui demanda le Cèdre-Rouge.

– Donnez-moi de l’aguardiente.

– Oh ! lui dit la jeune fille avec prière, ne buvez pas de liqueur forte, cela vous tuerait.

Le bandit eut un ricanement horrible.

– Me tuer ! fit-il ; eh ! ne suis-je pas mort déjà, pauvre folle ?

La Gazelle blanche interrogea de l’œil le Cèdre-Rouge.

– Faites ce qu’il veut, répondit celui-ci à voix basse, il est perdu !

– De l’aguardiente, reprit le blessé ; hâtez-vous si vous ne voulez pas que je meure avant d’avoir parlé.

Il s’affaissa sur lui-même en fermant les yeux.

Le Cèdre-Rouge saisit sa gourde, et, malgré les supplications de la Gazelle, il s’empressa d’en introduire le goulot dans la bouche du pirate.

Sandoval but à longs traits.

– Ah ! fit-il avec un soupir de satisfaction, à présent je me sens fort… Je ne croyais pas qu’il fût si difficile de mourir !… Enfin, s’il y a un Dieu, que sa volonté soit faite… Cèdre-Rouge, donne-moi un de tes pistolets et laisse-moi ta gourde.

Le squatter fit ce que lui demandait son compagnon.

– Très bien, reprit-il. Maintenant, éloignez-vous tous un peu… j’ai à parler à la niña.

Le Cèdre-Rouge ne put dissimuler un mouvement de mauvaise humeur.

– À quoi bon te fatiguer ? dit-il ; mieux vaudrait pour toi nous laisser te donner les soins que ton état réclame.

– Oui, fit le bandit en ricanant, je te comprends ; tu préférerais me voir trépasser comme un chien, sans proférer une parole, car tu te doutes de ce que je vais dire ; mais, j’en suis fâché pour toi, compère, je parlerai, il le faut.

Le squatter haussa les épaules.

– Que m’importent tes divagations ? fit-il ; seul, l’intérêt que je te porte…

– Il suffit, interrompit Sandoval d’une voix brève. Tais-toi, je veux parler et je parlerai ; aucune puissance humaine ne saurait, à ma dernière heure, me contraindre à garder le silence : depuis assez longtemps ce secret me brûle la poitrine.

– Mon bon père…, murmura la jeune fille.

– Paix ! reprit le bandit avec autorité ; ne vous opposez pas à ma volonté. Niña, il faut que vous appreniez de moi certaines choses avant que j’aille rendre mes comptes à celui qui voit tout.

Le Cèdre-Rouge fixa un œil ardent sur le moribond en serrant convulsivement la crosse d’un pistolet passé à sa ceinture ; mais soudain il repoussa l’arme, et, souriant avec ironie :

– Que m’importe ? dit-il ; maintenant, il est trop tard.

Sandoval l’entendit.

– Peut-être, répondit-il. Dieu le sait.

– Nous verrons ! fit le squatter d’un ton de sarcasme.

Il fit un geste.

Les Apaches s’éloignèrent silencieusement à sa suite.

La jeune fille resta seule auprès du moribond.

L’Espagnole était en proie à une émotion extraordinaire dont elle ne pouvait se rendre compte.

Elle éprouvait une curiosité mêlée de terreur, qui lui causait une oppression et un trouble étranges.

Elle considérait cet homme étendu à demi mort à ses pieds et qui, tout en se tordant dans d’atroces douleurs, fixait sur elle un regard chargé d’une expression indicible de pitié et d’ironie.

Elle redoutait et désirait tout à la fois que le bandit lui fît la sinistre confidence qu’elle attendait ; quelque chose lui disait intérieurement que de cet homme dépendait sa vie, son avenir.

Lui, restait sombre et muet.

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