XXVIII. Départ

Le lendemain de la bataille, aux premiers rayons du soleil, tout était en rumeur dans le village des Comanches.

Les crieurs ou hachestos, montés sur des amas de décombres, convoquaient les guerriers qui arrivaient les uns après les autres, encore fatigués des danses et des combats de la nuit.

Les sifflets de guerre, les conques, les tambours, les chichikoués faisaient un tapage infernal ; aussi bientôt toute la population fut-elle réunie.

L’Unicorne était un chef doué d’une grande prudence.

Sur le point d’entreprendre une expédition qui pouvait longtemps le retenir loin des siens, il ne voulait pas laisser exposés sans défense à une attaque semblable à celle de la veille les femmes et les enfants de sa tribu.

Comme la saison était avancée, il avait résolu d’abandonner définitivement le village et d’escorter ceux qui n’étaient pas désignés pour l’accompagner, jusqu’au village d’hiver de la nation, situé dans les profondeurs d’une forêt vierge peu éloignée, dans une position inexpugnable.

L’aspect qu’offrait le village était des plus pittoresques.

Les guerriers, peints et armés en guerre, formaient deux détachements de cent hommes d’infanterie massés sur la place, ayant sur les flancs deux pelotons de cavalerie de vingt-cinq hommes chacun.

Entre les deux détachements, les femmes, les enfants et les vieillards venaient se placer avec leurs chiens attelés aux travails, chargés de tous les ustensiles précieux, tels que meubles, fourrures, etc.

L’Unicorne, au milieu de son état-major, composé des chefs secondaires de la tribu, tenait en main le totem et donnait ses ordres d’un mot ou d’un geste, ordres immédiatement exécutés avec une intelligence et une célérité qui auraient fait honneur à une nation plus civilisée.

Valentin se trouvait aussi sur la place avec ses compagnons et ses prisonniers.

Les deux jeunes filles, calmes et souriantes, étaient côte à côte, causant entre elles, tandis que Curumilla tenait la tête basse et les sourcils froncés.

Le Blood’s Son s’était éloigné avec sa troupe, dès le point du jour, pour aller à son tour tâcher de surprendre le village des Apaches, situé à peu de distance.

Chose étrange, ce fut avec un sentiment de plaisir indicible que les chasseurs et les Mexicains virent s’éloigner cet homme qui, cependant, venait de leur rendre un immense service.

Certes, il leur eût été impossible d’expliquer d’où provenait ce sentiment qu’ils éprouvaient tous !

Cependant, lorsqu’il ne fut plus au milieu d’eux, leur poitrine se dilata, ils respirèrent plus à l’aise, enfin il leur sembla qu’un poids immense, qui pesait sur eux, leur était tout à coup enlevé.

Et pourtant, nous le répétons, les chasseurs et les Mexicains n’avaient eu qu’à se louer des procédés de cet homme.

D’où provenait cette répulsion instinctive qu’il leur inspirait ?

C’est que le Blood’s Son avait en lui quelque chose qui faisait éprouver à ceux que le hasard jetait sur son passage une espèce de dégoût mêlé de crainte.

Une grande rumeur s’éleva soudain sur la place, et deux ou trois Indiens accoururent parler au chef.

L’Unicorne poussa une exclamation de colère et feignit le plus grand désappointement.

– Que se passe-t-il donc, chef ? demanda Valentin de l’air le plus indifférent qu’il put prendre.

– Notre plus important prisonnier apache, répondit l’Unicorne, a trouvé, je ne sais comment, le moyen de s’évader.

– C’est un malheur ! repartit Valentin, cependant peut-être n’est-il pas irréparable.

– Comment cela ?

– Qui sait ? Peut-être ne s’est-il échappé que depuis peu de temps ; si vous envoyiez des coureurs dans toutes les directions, il serait possible qu’on le rattrapât. Du reste, si cette mesure ne produisait pas le but que vous en attendez, ajouta-t-il en jetant à la jeune Espagnole un regard froid et sévère qui la fit tressaillir, elle servirait du moins à nous apprendre ce que sont devenus nos ennemis apaches, et s’ils n’ont pas laissé autour du village des espions chargés de surveiller nos mouvements.

Le sachem sourit à cette proposition ; il fit un geste, une dizaine de cavaliers s’élancèrent au galop dans la plaine.

En attendant le retour des éclaireurs, on se hâta de faire les derniers préparatifs de départ.

Après avoir surpris la conversation de l’Espagnole et des pirates, Curumilla avait rapporté à Valentin ce qu’il avait entendu.

Celui-ci l’avait remercié, tout en lui recommandant de se borner à surveiller les mouvements de la Gazelle blanche et de Pedro Sandoval.

Le conseil que Valentin avait donné au chef, conseil que celui-ci avait suivi avec empressement, avait pour but de débusquer les Apaches, de les obliger à se retirer, et d’ôter par là au pirate le secours sur lequel il comptait pour exécuter l’enlèvement projeté.

En effet, les Apaches, en voyant leurs ennemis se répandre de tous les côtés dans la plaine, ne connaissant pas leurs intentions, mais craignant d’être surpris par eux, se replièrent en arrière, et cela si brusquement, que les éclaireurs, après une course de deux heures, revinrent au village sans avoir rien découvert.

Sur le rapport qu’ils firent que tout était tranquille aux environs et que la route était parfaitement libre, l’Unicorne donna le signal du départ.

Alors l’immense caravane s’ébranla lentement et quitta le village au bruit de tous les instruments de musique qui se mêlaient aux cris discordants des guerriers et aux hurlements des chiens.

Valentin, pour plus de sûreté, avait placé les deux femmes en tête du convoi, dans le groupe de cavaliers formé par les chefs subalternes de la tribu.

La journée s’était ouverte avec un ciel pur et un soleil brillant ; l’atmosphère, embaumée par les senteurs âcres des rives du Rio-Gila et les émanations des fleurs de la plaine, dilatait agréablement les poumons et causait aux voyageurs un bien-être indéfinissable.

La caravane se déroulait comme un immense serpent dans la prairie, s’avançant en bon ordre au milieu d’un paysage enchanteur.

Les voyageurs traversaient en ce moment l’endroit nommé les Mauvaises terres, continuation de la côte Noire, que le Gila coupe dans ses environs.

La prairie s’étendait le long de la rivière, montait ensuite ondulée vers les montagnes, et était couverte de blocs de grès jaunes bruns, offrant des couches diverses.

Tout autour s’élevait une merveilleuse chaîne de hautes montagnes nues, gris-blanc ou gris-brun, avec leurs sommets à formes extraordinaires et bizarres, tachetés de vert foncé par des couches d’arbres aciculaires.

Le Rio-Gila, assez étroit, se frayait avec peine un chemin à travers les crêtes élevées de schiste, de grès et d’argile, et la nature nue et morte qui l’entourait n’était que faiblement animée sur les rives par les peupliers et les buissons verts qui les bordaient.

Sur la droite, se trouvait un village de chiens des prairies.

Ces charmants petits animaux, qui ne sont nullement farouches, se tenaient sur les tertres aplatis de leurs gîtes, regardaient la caravane en remuant la queue avec rapidité et faisaient entendre leur cri aigu qui n’est pas un véritable aboiement ; puis ils disparaissaient en s’enfonçant dans leurs tanières.

On s’avançait rapidement vers une forêt vierge, dont les sombres contreforts s’étendaient presque jusqu’au bord de la rivière, et qu’on atteignit après deux heures de marche.

Arrivée aux premiers arbres, la caravane s’arrêta quelques instants pour prendre les dernières dispositions nécessaires avant de s’enfoncer sous les sombres dômes qui devaient l’abriter pendant plusieurs mois.

L’Unicorne, avant de se mettre à la poursuite du Cèdre-Rouge, devait installer sa tribu dans le village d’hiver.

Avant de quitter ses amis les chasseurs blancs, le chef comanche fit faire une battue aux environs : battue sans résultat, aucune piste n’était visible ; les Apaches semblaient avoir définitivement renoncé à la partie et s’être éloignés.

Du reste, c’eût été de leur part une insigne folie que de chercher à attaquer les Comanches, trois fois plus nombreux qu’eux, enorgueillis de leur dernier succès, et qui, avant de s’enfoncer dans la forêt, n’auraient pas demandé mieux que d’avoir, une fois encore, maille à partir avec leurs implacables ennemis.

Mais rien ne troubla le calme de la prairie.

– Mon frère peut continuer sa route, dit l’Unicorne à Valentin, les chiens apaches ont fui avec les pieds de l’antilope.

– Oh ! nous ne les craignons pas, répondit le chasseur avec dédain.

– Avant le huitième soleil mon frère me reverra, reprit le chef.

– Bon.

– Adieu.

– Au revoir.

Et ils se séparèrent.

Les guerriers comanches entrèrent dans la forêt.

Quelque temps le bruit de leurs pas et le tintement des grelots attachés au cou des chiens résonnèrent sous les sombres arceaux de verdure ; puis peu à peu le silence se rétablit, les chasseurs se retrouvèrent seuls.

Ils étaient six hommes résolus, bien armés, ne redoutant aucun danger ; ils pouvaient en toute sûreté continuer leur route.

– Sommes-nous encore bien loin de l’île où est campée la troupe du Cèdre-Rouge ? demanda Valentin au sachem des Coras.

– Quatre lieues à peine, répondit la Plume-d’Aigle. Sans les détours énormes qu’il nous faut faire, nous y serions dans une heure ; mais nous n’arriverons qu’au dernier chant du maukawis.

– Bien ; vous et don Pablo, Plume-d’Aigle, marchez en avant avec la fille du squatter.

– Craignez-vous quelque chose ? demanda don Pablo.

– Rien ; mais je désire causer quelques instants avec l’Espagnole.

– C’est convenu.

Les deux hommes piquèrent des deux et s’éloignèrent avec la jeune fille.

Valentin tourna bride, et vint se placer à droite de la Gazelle, qui marchait, rêveuse, sans paraître s’occuper de son cheval.

Les révélations faites par Curumilla avaient d’autant plus frappé Valentin qu’il ne comprenait rien à la haine de l’Espagnole pour Ellen.

Tout sentiment, quel qu’il soit, a sa raison d’être ; toute haine a une cause : cette raison d’être et cette cause lui échappaient. En vain cherchait-il dans sa mémoire un fait qui vînt motiver, sinon excuser, l’étrange conduite de la Gazelle blanche, il ne trouvait rien qui le mît sur la voie.

Il se rappelait avoir vu plusieurs fois la jeune fille aux environs de l’hacienda de don Miguel Zarate, au Paso del Norte ; il se souvenait même que don Pablo lui avait rendu un léger service dans une circonstance où elle avait réclamé son appui ; mais ses relations avec le fils de l’hacendero s’étaient terminées là.

Il croyait être certain que, bien que la fille du Cèdre-Rouge habitât près de l’hacienda, elle ne l’avait jamais vu avant sa rencontre dans le village. Cependant, comme il connaissait l’amour de don Pablo pour Ellen, amour dont le jeune homme ne lui avait jamais parlé, mais qu’il avait, lui, deviné depuis longtemps ; comme la position était grave, qu’Ellen pouvait, d’un moment à l’autre, courir un danger quelconque, danger qu’il fallait éviter n’importe de quelle façon, Valentin avait résolu de causer avec la jeune fille et de tâcher, si cela était possible, de voir clair dans son cœur.

Mais si les moyens de douceur échouaient, il ne ménagerait plus rien et ne laisserait pas une douce et inoffensive créature en butte aux perfidies d’une femme cruelle, qu’aucune considération ne semblait devoir arrêter dans ses sinistres projets.

Valentin jeta un regard autour de lui.

Ellen était à deux cents pas en avant, entre la Plume-d’Aigle et don Pablo.

Rassuré provisoirement, il se tourna vers l’Espagnole qui, en ce moment, causait vivement, à voix basse, avec Pedro Sandoval.

La jeune fille rougit et cessa de parler. Valentin, sans paraître s’apercevoir du trouble que sa présence causait aux deux interlocuteurs, salua légèrement l’Espagnole et lui adressa la parole d’une voix calme et affectueuse :

– Je vous demande pardon, madame, lui dit-il, si j’interromps une conversation sans doute fort intéressante, mais j’ai besoin de vous entretenir quelques instants.

La jeune fille rougit encore davantage, son œil noir, lança un éclair sous les longs cils qui le voilaient, mais elle répondit d’une voix tremblante en arrêtant son cheval :

– Je suis prête à vous écouter, señor caballero.

– Ne vous arrêtez pas, je vous prie, señora, dit Valentin ; ce digne homme qui, sans doute, partage tous vos secrets, ajouta-t-il avec un sourire ironique, peut assister à notre entretien qui, du reste, le regarde.

– En effet, répondit la jeune fille avec un accent plus ferme, en rendant la main à son cheval, je n’ai rien de caché pour ce digne homme, ainsi que vous lui faites l’honneur de le nommer.

– Très bien, señora, reprit le chasseur, toujours froid. Maintenant veuillez ne pas prendre en mauvaise part ce que je vais vous dire, et répondre à une question que je me permettrai de vous adresser.

– Est-ce donc un interrogatoire que vous prétendez me faire subir ?

– Ce n’est pas mon intention, en ce moment du moins ; il dépendra de vous, madame, que nous ne dépassions pas les bornes d’une conversation amicale.

– Parlez, monsieur ; si la question que vous m’adresserez est une de celles auxquelles on puisse répondre, je vous satisferai.

– Veuillez donc me dire, madame, si hier, après la conduite passablement cruelle que vous avez tenue envers moi pendant l’attaque du village et envers la jeune femme qui marche devant nous, vous avez trouvé en nous des ennemis mal disposés à votre égard ?

– Pourquoi cette question ?

– Soyez assez bonne pour y répondre d’abord.

– Je n’ai eu qu’à me louer de votre conduite.

– Je vous remercie. Miss Ellen, comment a-t-elle été pour vous ?

– Charmante.

– Bien. Vous n’ignorez pas, je pense, que par votre agression d’hier, agression qui peut être taxée de tentative de meurtre et de vol, puisque, n’étant pas en guerre avec les Indiens et appartenant à la race blanche, vous devez ne voir en nous que des amis, vous n’ignorez pas, dis-je, que vous vous êtes rendue passible de la loi des prairies, laquelle dit « œil pour œil, dent pour dent, » n’est-ce pas ?

– Où voulez-vous en venir ?

– Pardon, vous n’ignorez pas, n’est-ce pas vrai, qu’au lieu de vous traiter comme je l’ai fait, de vous combler d’égards et d’avoir pour vous les soins les plus délicats, j’aurais eu parfaitement le droit de vous faire passer une corde autour du cou et, en compagnie de votre digne ami, de vous faire pendre aux branches du premier arbre venu, et il y en a de magnifiques dans ces régions ?

– Monsieur ! s’écria la jeune fille en se redressant vivement et en devenant blême de colère.

– Pardon, continua impassiblement Valentin, je parle ici d’un droit incontestable que vous ne pouvez nier ; ne vous fâchez donc pas, et veuillez me répondre catégoriquement si vous le reconnaissez : oui ou non.

– Eh bien, oui, monsieur, vous aviez ce droit, vous l’avez encore. Qui vous arrête ? pourquoi n’en usez-vous pas ? ajouta-t-elle en lui lançant un regard de défi.

– Parce que cela ne me convient pas en ce moment, dit froidement et sèchement Valentin.

Cette parole glacée fit tomber subitement la colère qui bouillonnait dans le cœur de la jeune fille.

Elle baissa les yeux et répondit :

– Est-ce tout ce que vous avez à me dire, monsieur ?

– Non, madame, ce n’est pas tout encore, il me reste une dernière question à vous adresser.

– Parlez, monsieur, puisque je suis condamnée à vous entendre.

– Je n’abuserai pas longtemps de vos instants, madame.

– Oh ! monsieur, répondit-elle avec ironie, mes instants peuvent parfaitement être employés à causer avec vous, votre entretien est plein de charmes.

– Je vous remercie de la bonne opinion que vous voulez bien avoir d’un pauvre chasseur comme moi, répondit-il d’un ton de sarcasme, et j’arrive, madame, à la seconde question que je désire vous adresser.

– En effet, monsieur, il paraît que, de même que les jueces de letras (juges criminels), vos confrères, reprit-elle avec amertume, vous avez classé dans votre tête la série de questions qui composent mon interrogatoire, car, malgré ce que vous m’avez fait l’honneur de me dire, je persiste à ne voir qu’un interrogatoire dans ce qu’il vous plaît de nommer notre conversation.

– Comme bon vous semblera, madame, répondit Valentin avec un sang-froid imperturbable ; seulement, veuillez m’expliquer comment il se fait que de votre propre aveu, ayant été traitée aussi bien par nous et avec tant d’égards, vous ayez, mettant de côté toute reconnaissance et tout sentiment d’honneur, comploté cette nuit, avec deux scélérats, dans le village des Comanches, de faire enlever aujourd’hui la jeune fille à laquelle vous devez la vie, et de la livrer comme esclave aux Indiens les plus féroces des prairies, c’est-à-dire aux Sioux ?

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