XIV. Le Secours.

Nous abandonnerons un instant doña Clara et la Plume-d’Aigle pour retourner au téocali du Blood’s Son.

Quelques minutes avant le lever du soleil, Valentin se réveilla.

– Debout ! dit-il à ses compagnons, il est l’heure de partir.

Don Pablo et Schaw ouvrirent les yeux et se préparèrent ; Curumilla n’était pas là.

– Eh ! fit le chasseur, le chef est déjà éveillé, il me semble ; descendons dans la plaine, nous ne tarderons probablement pas à le rencontrer.

Les trois hommes sortirent de la grotte et commencèrent, à la lueur incertaine des derniers rayons lunaires, à glisser le long des pentes abruptes du téocali, laissant dormir leurs compagnons.

Quelques minutes plus tard ils arrivèrent dans la plaine.

Curumilla les attendait.

Le chef aucas tenait par la bride quatre chevaux complètement harnachés.

Valentin fit un geste de surprise.

– Nous étions convenus de marcher à pied, dit-il ; l’avez-vous donc oublié, chef ?

– Non, répondit celui-ci sans s’émouvoir.

– Alors, pourquoi diable avez-vous sellé ces chevaux qui nous sont inutiles ?

L’Indien secoua la tête.

– Il vaut mieux être à cheval, dit-il.

– Cependant, observa don Pablo, je crois que pour suivre une piste il serait préférable d’être à pied ainsi que vous l’avez dit vous-même hier, don Valentin.

Celui-ci réfléchit un instant, puis, se tournant vers le jeune homme, il lui répondit en hochant la tête d’un air significatif :

– Curumilla est un homme prudent ; depuis près de quinze ans notre vie est commune ; je me suis toujours bien trouvé de suivre ses avis. Une seule fois j’ai voulu faire à ma tête, et j’ai manqué de perdre ma chevelure. Montons à cheval, don Pablo ; le chef doit avoir ses raisons pour agir ainsi qu’il le fait, la suite le prouvera sans doute.

– Montons à cheval, fit don Pablo.

Les chasseurs se mirent en selle, et après avoir jeté un regard d’adieu au téocali dans lequel reposaient leurs amis, ils firent sentir l’éperon à leurs chevaux.

– De quel côté nous dirigeons-nous ? demanda don Pablo.

– Gagnons d’abord les rives du fleuve, répondit Valentin, dès que nous y serons arrivés, nous verrons ce que nous aurons à faire. Surtout ne nous éloignons pas les uns des autres, car dans l’obscurité il nous serait presque impossible de nous rejoindre.

Dans les prairies, les seules routes qui existent et que l’on puisse suivre sont des sentiers tracés depuis des siècles par les bisons, les elks et les bêtes fauves.

Ces sentiers forment des labyrinthes dont les Indiens seuls tiennent le fil ; les chasseurs, quelque habitude qu’ils aient de la prairie, ne s’y hasardent qu’avec les plus grandes précautions. Quand ils croient connaître un sentier, ils ne le quittent sous aucun prétexte, certains que s’ils étaient assez imprudents pour s’écarter à droite ou à gauche ils se perdraient immanquablement, et auraient ensuite des peines infinies à se remettre dans le bon chemin.

Valentin était peut-être le seul chasseur blanc des prairies qui, grâce à la connaissance approfondie qu’il possédait du désert, pouvait impunément se diriger dans ce dédale ; du reste, comme toutes ces sentes aboutissent inévitablement aux bords de rivières, et que cette direction était justement celle que prenait la petite troupe, l’observation faite par Valentin avait seulement pour but de modérer l’ardeur de don Pablo et de l’obliger à marcher à ses côtés.

Après deux heures d’une course assez rapide, les chasseurs se trouvèrent enfin sur les rives du Gila, qui roulait non loin d’eux ses eaux jaunâtres et fangeuses.

Au moment où ils atteignaient le fleuve, le soleil s’élevait majestueusement à l’horizon dans un flot de nuages empourprés.

– Arrêtons-nous ici un instant, dit Valentin, afin de dresser notre plan de campagne.

– Nous n’avons pas besoin d’une longue discussion pour cela, répondit don Pablo.

– Vous croyez ?

– Dame, la seule chose à faire, c’est, je crois, de suivre la piste du Cèdre-Rouge.

– En effet ; mais pour suivre sa piste il faut d’abord la trouver.

– C’est juste ; cherchons-la donc.

– C’est ce que nous allons faire.

En ce moment des cris furieux éclatèrent non loin de là.

Les chasseurs, surpris, regardèrent avec anxiété ; ils aperçurent bientôt une troupe d’Indiens qui couraient dans toutes les directions. Ces Indiens suivaient surtout les bords de la rivière.

Ils n’étaient éloignés que d’une demi-lieue au plus des chasseurs.

– Oh ! oh ! fit Valentin, qu’est-ce que cela veut dire ?

– Ce sont des Apaches, dit Schaw.

– Je le vois bien, répondit le Français. Que diable ont donc ces démons ? on les croirait fous, ma parole d’honneur.

– Ooah ! s’écria tout à coup Curumilla, qui, lui aussi, regardait, mais sans parler, selon sa coutume.

– Qu’y a-t-il encore ? demanda Valentin en se tournant vers le chef.

– Voyez, répondit celui-ci en étendant le bras, doña Clara.

– Comment, doña Clara ! s’écria le chasseur avec un bond de surprise.

– Oui, répondit Curumilla, que mon frère regarde.

– En effet, reprit Valentin au bout d’un instant, c’est bien doña Clara, comment se trouve-t-elle ici ?

Et sans se soucier des Indiens, qui en l’apercevant ne manqueraient pas de se lancer à sa poursuite, il partit à toute bride du côté de la jeune fille.

Ses compagnons le suivirent sans se préoccuper de la largeur du fleuve en cet endroit ; les chasseurs se jetèrent résolument à la nage afin de gagner l’autre rive et de voler au secours de la jeune fille, sous une pluie de flèches que les Indiens leur décochèrent en poussant des cris de rage contre ces nouveaux ennemis, qui surgissaient comme par enchantement devant eux.

La Plume-d’Aigle et doña Clara fuyaient toujours sans entendre les cris d’appel des chasseurs.

Les cavaliers que le Coras avait aperçus étaient des guerriers apaches, qui regagnaient leur village de retour d’une chasse aux bisons.

Bien qu’ils ignorassent ce qui s’était passé, la vue de leurs amis courant le long de la rive et de ces deux cavaliers fuyant à toute bride leur révéla la vérité, c’est-à-dire que des prisonniers s’étaient échappés et que les guerriers de leur tribu étaient à leur poursuite.

Bientôt la rivière fut couverte de guerriers apaches, qui la passaient pour rejoindre les fugitifs.

La poursuite recommençait à prendre des proportions inquiétantes pour la Plume-d’Aigle et doña Clara, malgré l’avance assez grande encore qu’ils avaient sur leurs ennemis.

Le Gila est un des plus grands et des plus majestueux fleuves du Far West ; son cours est tourmenté et capricieux, il est rempli de rapides, de cataractes et surtout d’îles formées par les changements de lits qu’il opère lorsque dans une de ses crues abondantes il se répand au loin dans les campagnes, inondant ses rives à quatre ou cinq lieues aux environs.

La Plume-d’Aigle avait compris que la seule chance de salut qui lui restait n’était pas dans la prairie, où il ne trouverait pas un seul endroit pour se retrancher et essayer une défense désespérée, mais bien dans une de ces petites îles du Gila, dont les rochers et les épais taillis lui offriraient provisoirement un refuge qui ne pourrait être impunément violé. Sa course vagabonde n’avait d’autre but que de revenir au fleuve par des détours.

Valentin et ses compagnons n’avaient pas perdu un des mouvements des fugitifs. Bien qu’ils fussent chaudement poursuivis eux-mêmes, ils suivaient avec anxiété les péripéties de cette lutte terrible.

– Ils sont perdus ! s’écria tout à coup don Pablo. Cet Indien est fou, sur mon âme ! Voyez, il cherche à revenir de ce côté ; c’est vouloir se jeter dans la gueule du loup !

– Vous vous trompez, répondit Valentin ; la tactique de cet homme est au contraire très simple et en même temps des plus adroites. Les Apaches l’ont deviné, car, regardez, ils tâchent autant que possible de lui couper le retour vers la rivière.

– By God ! c’est vrai ! fit Schaw ; il faut aider cet homme dans sa manœuvre.

– Cela dépend de nous, répondit vivement Valentin. Tournons bride, attaquons brusquement les Apaches ; peut-être cette diversion permettra-t-elle à nos amis de réussir !

– Eh ! mais, c’est une idée cela, dit don Pablo. Comme Curumilla a eu raison de nous faire prendre des chevaux !

– Que vous disais-je ? reprit Valentin. Oh ! le chef est un homme précieux, allez !

Curumilla sourit avec orgueil, mais il garda le silence.

– Êtes-vous prêts à me suivre, continua le chasseur, et à vous faire tuer, s’il le faut, pour sauver doña Clara ?

– Cascaras ! répondirent les chasseurs.

– En avant donc, et à la grâce de Dieu ! Chacun de nous doit valoir dix hommes ! s’écria le Français en faisant brusquement pivoter son cheval sur les pieds de derrière.

Les quatre hommes se ruèrent à toute bride sur les Apaches en poussant un formidable hourra !

Arrivés à distance, ils déchargèrent leurs rifles.

Quatre Apaches tombèrent.

Les Indiens, intimidés par cette attaque subite, à laquelle ils étaient loin de s’attendre, se dispersèrent d’abord dans toutes les directions pour éviter le choc de leurs audacieux adversaires ; puis, se réunissant en masse compacte, ils les chargèrent à leur tour en poussant leur cri de guerre et en brandissant leurs armes.

Mais ceux-ci les reçurent par une seconde décharge qui jeta quatre autres Indiens sur le sable, et s’élancèrent chacun d’un côté différent pour aller se rallier à cent ou cent cinquante pas plus loin.

– Courage, mes amis ! criait Valentin ; ces misérables ne savent pas se servir de leurs armes ; si nous le voulons, nous pouvons les amuser ainsi toute la journée.

– Cela ne sera pas nécessaire, observa don Pablo ; voyez !

En effet, les fugitifs, profitant de l’instant de répit que leur avait donné l’attaque subite des chasseurs contre lesquels tous les Peaux Rouges s’étaient réunis, avaient atteint un îlot de cent mètres de tour environ, placé presque au milieu du fleuve, où provisoirement ils étaient en sûreté.

– À nous, maintenant ! cria Valentin. Une dernière charge pour faire reculer ces démons ; ensuite à l’îlot !

– Hourra, hourra ! crièrent les chasseurs.

Et ils fondirent sur les Apaches.

Il y eut quelques minutes de mêlée à l’arme blanche.

Enfin les Apaches lâchèrent pied, et les chasseurs, dégagés après des prodiges de valeur, se mirent en retraite du côté de la rivière dont ils n’étaient éloignés que d’une vingtaine de mètres au plus.

Arrivés sur la rive, ils se lancèrent dans le courant.

Tout à coup le cheval de Valentin se leva tout droit sur les pieds de derrière, fit un bond prodigieux et se renversa sur son cavalier.

Le noble animal était littéralement criblé de flèches.

Les Apaches poussèrent un formidable hurlement de joie en voyant un de leurs ennemis rouler à terre.

Ils se précipitèrent pour le scalper.

Mais Valentin s’était immédiatement relevé.

S’agenouillant derrière le corps de son cheval dont il se fit un rempart, il déchargea sur les Indiens son rifle d’abord et ses pistolets ensuite, soutenu par les chasseurs qui faisaient feu de l’îlot où ils étaient parvenus.

Les Apaches, exaspérés d’être tenus en échec par un seul homme, se ruèrent sur lui comme s’ils eussent voulu l’étouffer sous leur masse.

Valentin, à qui ses armes à feu étaient désormais inutiles, saisit son rifle par le canon et s’en servit comme d’une massue, tout en reculant pas à pas, mais faisant toujours face à ses ennemis.

Par un hasard qui tenait du prodige, à part quelques égratignures sans importance, Valentin n’avait encore reçu aucune blessure, tant les Indiens, pressés les uns contre les autres, ne pouvaient faire usage de leurs armes, par crainte de s’entre-blesser eux-mêmes.

Mais Valentin sentait ses forces l’abandonner. Ses oreilles bourdonnaient, ses tempes battaient à se rompre, un voile s’étendait peu à peu sur ses yeux, et ses bras épuisés ne portaient plus que des coups incertains.

Les forces humaines ont des bornes, et pour si grande que soit l’énergie et la volonté d’un homme, il arrive un moment où la lutte lui devient impossible et où il faut, bon gré, mal gré, que ses forces trahissent son courage et le contraignent de s’avouer vaincu.

Valentin était réduit à ce point suprême.

Son rifle se brisa entre ses mains.

Il était désarmé et à la merci de ses féroces ennemis ; c’en était fait du Français.

Mais les chasseurs, que dans la chaleur de l’action les Indiens avaient oubliés, voyant le péril imminent de leur compagnon, accoururent résolument à son secours.

Tandis que la Plume-d’Aigle, don Pablo et Schaw attaquaient les Indiens et les obligeaient à reculer, Curumilla enlevait son ami sur ses épaules.

La lutte recommença plus terrible, plus acharnée.

Enfin, après des efforts inouïs, les chasseurs parvinrent à regagner l’îlot, malgré la résistance opiniâtre des Peaux Rouges.

Valentin était évanoui.

Curumilla le transporta dans un endroit parfaitement abrité et s’occupa silencieusement à le rappeler à la vie.

Mais la lassitude seule avait causé la syncope du chasseur, il ne tarda pas à rouvrir les yeux ; dix minutes plus tard il était parfaitement remis.

Dès que les Apaches virent leurs ennemis en sûreté, ils cessèrent un combat désormais inutile et se retirèrent hors de portée de fusil.

La journée se passa sans de nouveaux incidents ; les chasseurs purent, sans être inquiétés, s’occuper à se retrancher tant bien que mal sur l’île qu’ils étaient parvenus à atteindre après tant de fatigue.

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