XV. Sur l’Île

Le soleil était descendu à l’horizon.

L’obscurité envahit le ciel.

Bientôt un épais voile de ténèbres se répandit sur la nature entière.

Les Indiens semblaient avoir renoncé à attaquer les blancs, sans cependant, s’éloigner de la rive ; au contraire, leur nombre grossissait à chaque instant.

Sur chaque bord du Gila ils avaient allumé de grands feux et dressé leurs tentes.

La situation des fugitifs était loin d’être rassurante.

Réfugiés dans cette île dont ils ne pouvaient sortir sans être aperçus immédiatement par leurs vigilants ennemis, leurs vivres se réduisaient à quelques poignées de maïs cuit à l’eau, et à un peu de pennekann.

Les munitions de guerre se composaient d’une vingtaine de charges de poudre tout au plus.

Les chasseurs n’allumèrent pas de feu, pour ne pas faire connaître aux Apaches l’endroit précis où ils se tenaient.

Réunis au centre de l’île, embusqués dans les taillis, ils veillaient autour de doña Clara qui, accablée, par les émotions terribles de la journée, avait succombé au sommeil et dormait étendue sur un lit de feuilles sèches.

Valentin et ses amis guettaient les mouvements de l’ennemi à la lueur de ses feux de bivouac.

En face de l’îlot, auprès d’un brasier plus considérable que les autres, plusieurs chefs, au milieu desquels on distinguait parfaitement le Chat-Noir, paraissaient discuter vivement.

Enfin deux hommes se levèrent et s’avancèrent lentement jusqu’au bord de l’eau.

Arrivés là, ils se dépouillèrent de leurs robes de bison, les élevèrent au-dessus de leurs têtes et les firent flotter au vent.

– Voyez-vous cela ? dit don Pablo à Valentin, les Peaux Rouges veulent nous parler.

– Que diable peuvent-ils avoir à nous dire ? répondit le chasseur ; les démons doivent savoir dans quelle extrémité nous nous trouvons.

– C’est égal, je crois que nous ferons bien de les recevoir.

– Qu’en pense la Plume-d’Aigle ? demanda Valentin au Coras qui, accroupi auprès d’eux, la tête appuyée sur la paume de ses mains, réfléchissait profondément.

– Les Apaches sont des renards sans courage, répondit le sachem, sachons ce qu’ils veulent.

– Et vous, penni, quel est votre avis ? fit le chasseur en se tournant vers Curumilla.

– Mon frère est prudent, répondit l’ulmen aucas, qu’il entende les propositions des Apaches.

– Enfin, puisque vous le voulez tous, j’y consens ; mais je me trompe fort, ou il ne sortira rien de bon de cette entrevue.

– Peut-être, observa Schaw.

– Ce n’est pas mon avis, fit don Pablo.

– Il ne faut pas, reprit Curumilla, que Koutonepi les reçoive ici ; les Apaches sont très rusés, ils ont la langue très fourchue et les yeux des chats-tigres.

– C’est juste, dit Valentin, allons voir ce qu’ils veulent.

Il se leva en faisant signe à Curumilla de le suivre, et, après s’être assuré que ses armes étaient en bon état, il s’avança jusqu’à l’extrémité de l’île.

Les Indiens continuaient toujours leur signal.

Valentin mit ses mains à sa bouche en forme de porte-voix.

– Que veulent les Bisons apaches ? cria-t-il.

– Les chefs ont à causer avec les Visages Pâles, mais ils ne peuvent les entendre ainsi, à distance. Les Visages Pâles accorderont-ils la vie sauve, si des guerriers vont vers eux ?

– Venez, répondit Valentin, mais ne venez que deux.

– Bien, fit le chef deux guerriers iront donc.

Les Apaches se consultèrent un instant entre eux, puis ils détachèrent du milieu des hautes herbes, dans lesquelles il était enfoncé, un léger radeau que les chasseurs n’avaient pas remarqué, et ils se mirent en devoir de gagner l’île.

Les blancs les attendaient appuyés sur leurs rifles, insouciants en apparence, mais surveillant avec soin les buissons du rivage, derrière lesquels des guerriers apaches étaient sans doute embusqués et les surveillaient de même.

Les Indiens débarquèrent et marchèrent vers les chasseurs avec toute l’étiquette prescrite par la loi des prairies.

Ceux-ci ayant vu que les chefs étaient sans armes, Valentin passa son rifle à don Pablo.

Le Mexicain jeta les armes à quelques pas en arrière.

– Bon, murmura le Chat-Noir en souriant, mon frère agit avec loyauté, je m’attendais à cela de sa part.

– Hum ! chef, répondit Valentin avec brusquerie, assez de compliments, qu’avez-vous à nous dire ?

– Mon frère pâle n’aime pas à perdre le temps en vaines paroles, fit l’Indien, c’est un homme sage, je viens lui apporter les propositions des principaux chefs de la tribu.

– Voyons ces propositions, chef ; si elles sont justes, bien que nous ne soyons pas dans une aussi mauvaise position que vous pouvez le supposer, peut-être les accepterons-nous dans le but simplement d’éviter l’effusion du sang.

– Il y a en ce moment plus de deux cents guerriers réunis sur la rive du fleuve, demain il y en aura cinq cents ; or, comme les Visages Pâles n’ont pas de pirogues, que les blancs ne sont pas des loutres pour plonger invisibles dans le fleuve sans fin , ni des oiseaux pour s’élever dans les airs…

– Après ? interrompit Valentin d’un ton goguenard.

– Comment mes frères mangeront-ils, lorsque le peu de vivres qu’ils possèdent sera épuisé ? avec quoi mes frères se défendront-ils, lorsqu’ils auront brûlé toute leur poudre ?

– Je suppose que cela vous importe peu, chef, répondit le chasseur avec une impatience mal déguisée ; ce n’est pas pour nous conter ces sornettes que vous avez demandé l’entrevue que je vous ai accordée ; venez donc au fait, je vous prie.

– Je voulais seulement prouver à mon frère que nous sommes bien renseignés et que nous savons que tout moyen de fuite ou de salut est interdit aux Visages Pâles. Si donc mes frères le veulent, ils peuvent, sans être inquiétés par nous dans leur retraite, regagner leur nation.

– Ah ! ah ! Et de quelle façon, chef, s’il vous plaît ?

– En remettant entre nos mains immédiatement deux personnes qui se trouvent ici.

– Voyez-vous cela ! Et quelles sont ces deux personnes ?

– Le Lis blanc et le guerrier coras.

– Écoutez, chef, si c’est pour me faire une semblable proposition que vous vous êtes donné la peine de venir ici, vous avez eu tort de quitter vos compagnons, fit Valentin en ricanant.

– Mon frère réfléchira, dit l’Apache toujours impassible.

– Je ne réfléchis jamais quand il s’agit de commettre une lâcheté, chef, répondit Valentin d’une voix brève. Nous nous connaissons de longue date ; plusieurs de vos guerriers ont été par moi envoyés dans les prairies bienheureuses, souvent j’ai combattu contre vous, et jamais dans le désert ni vous ni vos frères n’avez eu à me reprocher une action indigne d’un brave chasseur.

– C’est vrai, répondirent les deux chefs en s’inclinant avec déférence, mon frère est aimé et estimé de tous les Apaches.

– Merci. Maintenant écoutez-moi : la jeune fille que vous nommez le Lis blanc, et que vous avez faite prisonnière, est libre de fait et de droit, vous le savez fort bien, vous n’avez donc aucune raison pour me la demander.

– Plusieurs de nos frères, les guerriers les plus vaillants de la tribu, sont partis pour les prairies bienheureuses avant l’heure marquée par le Wacondah (Dieu) ; leur sang crie vengeance.

– Cela ne me regarde pas ; ils ont été tués en combattant comme des hommes braves, c’est la chance de la guerre.

– Mon frère a bien parlé, dit le Chat-Noir, le Lis blanc est libre ; qu’il reste avec les guerriers de sa nation, j’y consens, mais mon frère ne peut me refuser de me livrer l’Indien qui se cache dans son camp.

– Cet Indien est mon ami, répondit le chasseur avec noblesse ; il n’est pas mon prisonnier pour que je le livre ! Je n’ai pas le droit de l’obliger à me quitter. S’il préfère continuer à rester auprès de moi, le chef sait que l’hospitalité est sacrée dans la prairie ; si Moukapec veut retourner parmi ses frères, il est libre. Mais quel intérêt ont donc les Apaches à ce que je remette cet homme en leur pouvoir ?

– Il a trahi sa nation, il doit être puni.

– Vous vous figurez, chef, que de propos délibéré, étouffant subitement en moi tout sentiment de reconnaissance, je remettrai ainsi entre vos mains un homme que j’aime, dont le dévouement m’est connu, afin que vous le fassiez mourir dans d’horribles tortures ! Allons, vous êtes fou, chef, sur mon âme !

– Il le faut, ou malheur à vous ! dit le Chat-Noir avec une certaine chaleur qu’il ne put réprimer.

– Cela ne sera pas ! répondit froidement Valentin.

– Cela sera ! dit une voix calme et fière.

Et la Plume-d’Aigle apparut soudain au milieu du groupe.

– Comment, s’écria Valentin avec étonnement, vous voulez vous livrer au supplice ! Je ne le souffrirai pas, chef, restez avec vos amis, nous vous sauverons ou nous périrons ensemble.

Le Coras secoua tristement la tête.

– Non, dit-il, non, je ne puis faire cela, ce serait lâche ! Le Lis blanc de la vallée doit être sauvé. J’ai juré à son père de me dévouer pour elle, que mon frère Koutonepi me laisse accomplir mon serment.

– Mais, reprit Valentin en insistant, ces hommes n’ont aucun droit sur vous, chef.

Moukapec baissa la tête sans répondre, mais d’un air résolu.

– Par Nuestra Señora del Pilar ! interrompit don Pablo avec émotion, nous ne pouvons abandonner ainsi un homme qui nous a rendu tant de services.

Valentin, l’œil fixé sur le sol, réfléchissait.

– Bien, reprit le Chat-Noir, la Plume-d’Aigle est ici, les Visages Pâles sont libres ; quand cela leur plaira, ils retourneront à leurs grandes cases, ils trouveront les chemins ouverts, les Apaches n’ont qu’une parole, que le guerrier me suive.

L’Indien jeta un dernier regard à ses amis, un soupir s’échappa de sa poitrine ; mais par un effort suprême il se roidit contre la douleur qui l’étouffait, son visage reprit son masque d’impassibilité ordinaire, et se tournant vers les deux chefs apaches :

– Je suis prêt, dit-il d’une voix ferme, marchons.

Les chasseurs échangèrent un regard découragé, mais ils ne firent pas un geste pour s’opposer à la résolution du Coras ; ils savaient que tout aurait été inutile.

Mais en ce moment doña Clara parut subitement, s’avança résolûment vers l’Indien, et lui touchant légèrement l’épaule :

– Arrêtez ! s’écria-t-elle ; je ne veux pas que vous partiez, chef.

La Plume-d’Aigle se retourna comme s’il avait reçu une commotion électrique, et lança à la jeune fille un regard d’une expression indéfinissable ; mais dominant cette émotion, et reprenant son apparente froideur :

– Je dois m’éloigner, dit-il doucement, que le Lis ne me retienne pas, elle ignore sans doute que de mon départ dépend son salut.

– J’ai tout entendu, répondit-elle vivement ; je connais les odieuses propositions que ces hommes ont osé faire, la condition qu’ils n’ont pas craint de poser.

– Eh bien, pourquoi ma sœur veut-elle me retenir ?

– Parce que, s’écria la jeune fille avec énergie, cette condition, je ne l’accepte pas, moi !

– Bien ! Vive Dieu ! s’écria Valentin avec joie ; voilà parler.

– Oui ! continua la jeune fille, c’est au nom de mon père que je vous somme de ne pas vous éloigner, chef ; au nom de mon père qui, s’il était ici, vous l’ordonnerait comme moi.

– J’en suis garant, s’écria don Pablo ; mon père a le cœur trop haut placé pour consentir à une lâcheté.

La jeune fille se tourna alors vers les chefs indiens, spectateurs impassibles de cette scène.

– Retirez-vous donc, Peaux Rouges, reprit-elle avec un accent de majesté impossible à rendre ; vous voyez bien que toutes vos victimes vous échappent !

– L’honneur veut que je parte, murmura faiblement le guerrier.

Doña Clara saisit sa main entre les siennes, et le regardant avec douceur :

– Moukapec ! lui dit-elle de sa voix mélodieuse et pure, ne savez-vous pas que votre sacrifice serait inutile ? Les Apaches ne cherchent qu’à nous priver de notre plus dévoué défenseur, afin d’avoir après meilleur marché de nous. Les Apaches sont des Indiens très perfides ; restez avec nous.

La Plume-d’Aigle hésita un instant.

Les deux chefs cherchaient en vain à lire sur son visage les sentiments qui l’agitaient.

Pendant quelques secondes, un silence de plomb pesa sur le groupe formé par ces hommes dont on aurait pu entendre battre le cœur dans la poitrine.

Enfin le Coras releva la tête et répondit avec effort :

– Vous l’exigez ; je reste.

Puis il se tourna vers les chefs qui attendaient avec anxiété.

– Partez, leur dit-il d’une voix ferme ; rejoignez les tentes de votre tribu. Dites à vos frères, qui n’ont jamais été les miens, mais qui parfois m’ont accordé une hospitalité cordiale, que Moukapec, le grand sachem des Coras des Lacs, reprend sa liberté, qu’il renonce à l’eau et au feu dans leurs villages, qu’il ne veut plus rien avoir de commun avec eux, et que si les chiens apaches rôdent autour de lui et le cherchent, ils le trouveront toujours prêt à leur faire face sur le sentier de la guerre. J’ai dit.

Les chefs bisons avaient écouté ces paroles avec le calme qui n’abandonne jamais les Indiens.

Pas un muscle de leur visage n’avait bougé.

Lorsque le guerrier coras eut fini de parler, le Chat-Noir le regarda fixement et lui répondit avec un accent froid et tranchant :

– J’ai entendu un corbeau, les Coras sont des femmes peureuses auxquelles les guerriers apaches donneront des jupons. Moukapec est un chien des prairies, les rayons du soleil lui blessent les yeux ; il fera son terrier avec les lièvres des Visages Pâles, ma nation ne le connaît plus !

– Grand bien lui fasse, répondit Valentin en souriant, tandis que la Plume-d’Aigle haussait les épaules avec dédain à ce flot d’injures.

– Je me retire, reprit le Chat-Noir. Avant que le hibou ait fait entendre son chant pour saluer le soleil, les chevelures des Visages Pâles seront attachées à ma ceinture.

– Et, ajouta le second chef, les jeunes hommes de ma tribu se feront des sifflets de guerre avec les os des voleurs blancs.

– Fort bien ! répliqua Valentin avec un sourire narquois ; essayez, nous sommes prêts à vous recevoir et nos carabines portent loin.

– Les Visages Pâles sont des chiens vantards et hurleurs, dit encore le Chat-Noir, bientôt je reviendrai.

– Tant mieux, fit Valentin, mais en attendant, comme je suppose que nous n’avons plus rien à nous dire, je crois qu’il est temps que vous rejoigniez vos amis qui doivent s’impatienter de votre longue absence.

Le Chat-Noir fit un geste de colère à ce dernier sarcasme, mais refoulant dans son cœur la colère qui l’animait, il se drapa fièrement dans sa robe de bison, remonta dans son radeau avec son compagnon, et tous deux s’éloignèrent rapidement de l’île.

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