CHAPITRE PREMIER L’ARCHE DE NOÉ

Au cours de sa longue existence, Akka en avait vu de toutes les couleurs, mais jamais encore une bande de nomades aussi bigarrée que bruyante, survenue devant son entrée. Troublée, assourdie en même temps qu’un peu attendrie, elle soupira pendant les deux jours qui suivirent cette irruption. Car elle était d’une nature très émotive, cette vieille maison seigneuriale.

À cause de leur propre vacarme, les intrus n’étaient pas en mesure d’entendre ses gémissements. Ils ne disposaient que de cinq sens limités pour percevoir la nature.

« En effet, il s’agit d’humains », constata Akka.

Trois créatures de sexe féminin et cinq mâles. Ils ressemblaient à des saltimbanques en représentation sur les tréteaux d’un village, joyeux de s’être vu attribuer des rôles dans un vaudeville. Avec leurs cinq sens bornés, ils ne se doutaient pas que cette bouffonnerie connaîtrait un mauvais dénouement, que la farce qui allait se dérouler verrait au moins l’un d’entre eux y laisser sa peau.

C’étaient de vrais bipèdes écervelés.

Ils piétinaient le tapis de feuilles pourpres que le vieux hêtre Ygg avait jetées à terre. En les broyant, ils riaient sans raison et martelaient leurs propos à l’excès. Somme toute, ils se comportaient comme des feux follets, à l’heure où l’automne sur les Plaines d’Abraham s’attendait à un peu de sagesse de la part des vivants.

« Nom d’une pipe ! s’écria le farceur le plus âgé, au menton garni d’un bouc, en se frayant un passage au sein du groupe. Nom de trente-six pipes victoriens !

– Pourquoi victoriens, mon Duc ? » demanda en riant son jeune voisin, botté à l’écuyère et vêtu d’une canadienne d’un vert criard.

Ce dernier, que ses amis appelaient Ampère, lui tapait en même temps dans le dos en ponctuant chacun de ses mots d’un coup de son fouet de cavalier.

Duc, impassible, écarta ses courtes jambes, ramollies par le whisky absorbé le matin même dans l’avion. Il approcha de ses yeux un lorgnon et pointa sa canne vers le toit d’Akka, à la façon d’un chef militaire qui lance une attaque en dégainant son sabre.

« Espèce d’ignorant ! s’exclama-t-il. Tu es aussi nul qu’un hêtre ordinaire, comme disaient mes ancêtres polonais ! Regarde bien cette vraie perle victorienne au sein des eaux territoriales francophones ! Contemple ces tourelles divines, ces œils-de-bœuf et ces frontons ! Seul l’oisif génie britannique était capable de construire une telle merveille ! »

Akka se sentit flattée, bien que l’expression polonaise « être nul comme un hêtre » lui parût déplacée en présence d’Ygg millénaire, dont le tronc portait encore l’inscription des derniers Vikings ayant séjourné au bord du Saint-Laurent : la note runique Hagal, gravée sur le tronc du hêtre à la gloire d’Yggdrasil, l’arbre cosmique.

Ygg le sage, qui avait depuis des siècles atteint l’âge canonique, se taisait comme s’il n’avait rien entendu. Devant lui, Akka se sentait petite, malgré ses tourelles, aussi humble qu’une cabane d’été pour enfants.

Pendant que ses compagnons tendaient le cou en poussant des cris d’admiration, Prosper, le guide borgne du groupe, fouillait désespérément dans ses poches. Akka s’amusa à regarder leurs auras d’un vert émeraude voltiger autour de leur corps pour s’effleurer tendrement et s’infiltrer les unes dans les autres en éparpillant des étincelles laiteuses.

Visiblement, ces étourdis étaient épris de la vie.

En contemplant leurs auras, Akka pouvait lire à livre ouvert l’avenir de leur corps. Cette maison étrange savait pénétrer le secret des halos invisibles qui entourent les humains. Elle remarqua que l’une d’entre ces auras – celle qui appartenait à la jeune femme aux tresses nouées autour de la tête – était rongée par une vilaine tache, semblable à la moisissure de pain. Ce signe avertissait de la présence d’une maladie ou d’un grave danger.

À la queue du peloton, elle aperçut une deuxième aura qui suscita davantage sa crainte. Effilée sur les bords, livide comme une perle, elle vacillait au-dessus de son propriétaire, reliée à son corps par deux filaments presque déchirés.

C’était l’annonce d’une mort prochaine.

Les membres du groupe se calmèrent brusquement au son de sirène des deux bateaux qui saluaient leurs pavillons respectifs dans la brume du fleuve. Pendant quelques instants, ils écoutèrent attentivement ces voix sombres qui râlaient comme des bêtes blessés appelant au secours. Puis un coup de vent à décorner les bœufs les rendit de nouveau hilares. Un tourbillon de feuilles mortes se mêla aux auras et les entraîna dans une danse tumultueuse.

Étant en voix plus que les autres, le dénommé Ampère finit par triompher du brouhaha : il brandit son chapeau comme un drapeau, encore plus vert et plus criard que sa canadienne.

« Infortuné Prosper, notre pauvre docteur ès distractions ! s’écria-t-il en hoquetant de rire. Ne nous dis pas que nous avons survolé l’Atlantique rien que pour découvrir que tu as oublié la clef de cette maison en emportant celle de ton armoire ! »

Leur guide borgne, qui n'arrêtait pas de fouiller dans ses poches, cligna ses paupières dépourvues de cils et exhuma le résultat de ses recherches : une calculatrice numérique, une pipe et une blague à tabac indiennes, un peigne en bois de renne, un crayon à ardoise, de la petite monnaie, ses lunettes, ses passeports canadien et français, et une liasse de paperasses bourrées de notes et de chiffres incompréhensibles.

Comme on pouvait le prévoir, il réussit enfin à extraire de sa veste une clef à tête plate en forme de fleur de lys.

« Hélas ! pas la clef de l’armoire, dit-il dans un soupir, mais de ma table de chevet. »

Ce ne fut qu’à cet instant qu’Akka remarqua, au beau milieu de son aura, un stigmate enflé, souvenir d’une vieille plaie qui n’arrivait pas à se cicatriser. Ce ne fut qu’à ce moment qu’elle reconnut en lui le petit martyr, fils adoptif d’Agathe, que Soma, son ancienne nourrice, avait arraché de ses propres mains aux froides entrailles maternelles pour l’élever grâce à son bon lait indien.

Prosper explora ses poches vides une fois de plus.

« Cette foutue clef ! marmonna-t-il. Sapristi !… »

Akka l’examina avec soin. En dix ans, depuis qu’il n’avait pas mis les pieds sur la Côte Gilmour et la berge du Saint-Laurent, il en avait pris une bonne vingtaine. Lorsqu’il ôta son béret pour essuyer quelques gouttelettes de sueur au sommet de sa tête, un crâne lisse apparut à la place des cheveux bouclés d’antan, couvert d’innombrables taches de rousseur et encadré par deux touffes de cheveux clairsemés surmontant des oreilles transparentes.

Tout à coup, la compagnie perdit sa gaîté. Sandrine, la petite blonde aux tresses enroulées, demanda sans le moindre sourire au pauvre Prosper l’adresse de l’hôtel le plus proche. Il n’arrêtait pas de se fouiller en essuyant son crâne avec son béret froissé. Seul un miracle pouvait faire retrouver à ces gens leur allégresse perdue. Et le miracle survint comme par un coup de baguette magique, grâce au tourbillon de feuilles mortes qui les enveloppa tous une fois de plus. Une clef grinça dans la porte, provoquant devant la maison des cris de joie.

Mais nos saltimbanques se calmèrent aussitôt. La créature qui apparut sur le seuil d’Akka les cloua sur place. C’était une vieille Indienne de taille surhumaine, une grande perche parée de deux longues nattes poivre et sel et de deux joyaux noirs, placés dans les orbites d’un visage de glaise. Elle ne voyait que Prosper. En silence, elle le scruta longuement d’un œil qui n’exprimait aucune émotion, mais qui témoignait d’une forte tension intérieure.

Prosper sembla fondre sous ce regard. Il fripa son béret et essuya son front, ayant l’air de se rétrécir. Ses épaules commencèrent à trembler.

Ses amis, ne le voyant que de dos, étaient incapables de savoir s’il pleurait pour de bon ou s’il ricanait. Ils ne reconnurent même pas sa voix lorsqu’il se mit soudain à parler d’une manière bizarre, avec les intonations d’un tout petit enfant. Il n’articula qu’un mot, mais un mot qui renfermait à lui seul toute son enfance.

« Sooo-ma ! » balbutia-t-il.

La vieille femme demeura longuement bouche cousue. Enfin, elle fit un geste bizarre de sa main droite décharnée, comme si elle traçait en l’air les lettres d’une langue mystérieuse dont elle était seule avec Prosper à connaître les secrets.

Ce fut pour le quinquagénaire le signal pour se jeter dans les bras de son ancienne nourrice.

« Sooo-ma ! So-ma ! » répéta-t-il en laissant jaillir des larmes, la tête sur ses seins flétris, ceux qui l’avaient délivré de la mort et fait entrer dans la vie.

Pour la première fois depuis son apparition, l’Indienne entrouvrit la bouche avec un sourire édenté.

« Mon petit maître », chuchota-t-elle.

Et elle le fit entrer dans la maison sans se préoccuper des autres, tout comme s’ils n’existaient pas.

Une semaine auparavant, le jour où Prosper avait informé ses amis du décès de sa tante-Agathe, ceux-ci avaient tous, sans distinction, déploré cette disparition comme celle d’un être cher, appartenant à leur propre famille, bien qu’ils ne l’eussent jamais connue.

Dans les anecdotes de Prosper, depuis des années, tante-Agathe faisait régulièrement partie de leurs fréquentations parisiennes. C’est la raison pour laquelle ils acceptèrent sans hésiter l’invitation à passer une semaine de novembre dans sa vieille maison Akka, mise en vente au début du merveilleux et singulier été indien du Québec.

Chacun trouva le moyen d’échapper à ses devoirs.

Sandrine tressa ses cheveux et les enroula autour de sa tête comme elle le faisait toujours à la veille d’une traversée de l’Atlantique. Elle ordonna à sa secrétaire et à son infirmière d’ajourner consultations et accouchements en raison d’une méchante grippe de Madame le docteur. Toujours sous prétexte de maladie, Marie-Loup, surnommé Petit Loup par ses camarades, céda un reportage à la télévision à un collègue chômeur. Dans sa boutique de tapisseries, Inès confia la caisse à une nièce et enjoignit à son fiancé russe, Yégor, de faire leurs valises. Yégor accomplit cette tâche avec joie, car il se piquait au jeu au casino d’Enghien et était hors d’état de payer ses dettes. Avec l’accord de son marchand de tableaux, Klein, l’impassible Duc reporta la livraison d’un joli faux De Chirico de 1914, intitulé Mystère et mélancolie d’une fosse commune. Quant à Alpha, propriétaire d’une petite agence de voyages, elle fournit à ses amis les billets d’avion à bas prix, ferma la boîte à cause de prétendus travaux et décommanda sa séance de spiritisme dominicale. Son frère cadet, Ampère, amateur des couleurs criardes, n’eut nullement besoin d’échafauder des mensonges : depuis huit ans, Alpha finançait ses études de théologie et de sciences occultes.

Prosper ne fut pas obligé non plus de mener en bateau ses supérieurs au CNRS, car sa vieille tante au Canada avait vraiment été rappelée à Dieu. De plus, il était pratiquement son propre chef, directeur de recherches, et, depuis le trépas de sa parente, promis à l’avenir d’un savant aisé, car la Québécoise centenaire s’était donnée la peine de ne laisser derrière elle que des héritiers reconnaissants.

En témoignage de gratitude pour un demi-siècle de bons et loyaux services, elle avait laissé à Soma une petite rente à vie à la Caisse populaire québécoise, dotée d’un bon taux d’intérêt. La part du lion de la succession, le manoir Akka, ses dépendances et le terrain de trois hectares sur la Côte Gilmour avaient été attribués au frère aîné de Prosper, père de quatre enfants de pure souche québécoise. Prosper lui-même, notre docteur ès sciences, célibataire sans enfants, n’avait aucun motif de se plaindre de sa part du gâteau. Tante-Agathe lui avait légué tout le mobilier de la maison, les tableaux, les bibelots, l’argenterie, les bijoux et quelques pièces d’argent cachées dans le double matelas du légendaire lit breton, où la grande dame Agathe Beauchemin avait exhalé son dernier souffle.

Le seul bien qui lui restait pour toujours était une stèle funéraire dans le cimetière Saint-Patrick – bien entendu, dans la division française – avec une belle vue sur le Saint-Laurent, et l’épitaphe qu’elle y avait fait graver avant sa mort :

Esto memor quam sis aevi brevis.

(N’oublie pas que ta vie est fugitive.)

La clairvoyante tante-Agathe ne se doutait pas qu’elle survivrait de plus de quarante ans à son marbrier. Visiblement, l’adage latin se rapportait beaucoup plus au tailleur de pierres qu’à elle-même.

Le méticuleux lecteur doit se demander à juste titre quelle force a pu rassembler nos saltimbanques, des gens de natures si disparates, d’abord à Paris, dans l’immense cohue des primates urbains, puis à l’autre bout du monde, sur la Côte Gilmour, lieu du décès d’une vieille Québécoise. Des gens en apparence sans beaucoup de substance, naviguant souvent entre plaisanteries et pleurs de rage. Drôles d’individus, biscornus, farfelus, ivres de vacances.

Mais faut-il se fier aux apparences ?

Considérons-les à tour de rôle, au fur et à mesure qu’ils se présentent sur l’avant-scène, sans oublier la règle d’or du théâtre : le fusil suspendu au-dessus de la cheminée au premier acte doit obligatoirement faire feu à la fin de la pièce et crever la peau de l’un des personnages.

Prosper Breton,

biogénéticien, docteur en chimie et en anatomie, frisant la cinquantaine, borgne, mais ayant un compas dans cet œil de lynx,

Inès de Mérciat,

marchande de tapisseries et collectionneuse d’émigrés russes,

Yégor Bourdenko,

son suprême succès moscovite, sculpteur, devenu, depuis son arrivée en France, joueur passionné de baccara,

Sandrine Jeancart,

gynécologue-accoucheuse, tresseuse de nattes à chaque fois qu’elle survole l’Océan, broyant du noir après avoir perdu deux patientes lors de ses accouchements,

Miodrag, Marie-Loup Janvier, surnommé Petit Loup,

issu d’un mariage mixte franco-serbe, ancien amant infidèle de Sandrine, métamorphosé en ami fidèle, romancier sans œuvre, auteur de documentaires à la télévision française, homme qui connaissait des hauts et des bas, avec des bas de plus en plus bas,

Alpha et Ampère Kreitmann,

deux orphelins d’Alsace, dont le seul bagage au moment de leur débarquement à Paris était un guéridon sans clous, destiné aux évocations des morts ; la sœur aînée menacée de sombrer dans le mysticisme spirite, le frère, perpétuel étudiant, et, enfin,

Duc,

le vrai génie d’origine polonaise, fier de son nom à coucher dehors, Franciszek Ducszynski, reconnu comme le faussaire sans pareil des surréalistes, esclave d’un marchand de tableaux au cœur de marbre.

Mais quelle était donc cette force capable de réunir une compagnie aussi hétéroclite dans le salon d’Inès à Paris, dans l’atelier mansardé de Duc à Montparnasse et dans la vétuste Akka au bord des Plaines d’Abraham, à Québec ?

Sans se douter de la question, Duc fut sur le point de nous donner la réponse à la fin du repas copieux, inauguré et couronné par les champignons, cueillis par Soma au pied d’Ygg millénaire, les pleurottes du hêtre, soupçonnées au Canada de provoquer parfois des surexcitations.

« Nous sommes tous une sorte d’animaux humains ! clama Duc, soudain excité par de nombreux toasts portés d’abord à leur atterrissage réussi dans la patrie de Prosper, puis au repos éternel de tante-Agathe.

– Si c’est vrai, s’interposa Ampère, les yeux brillants d’eau-de-vie de gingembre, je propose de rebaptiser Akka, de l’appeler l’Arche de Noé !

– Votons, votons ! » s’immisça Yégor qui avait rarement eu l’occasion de voter avant sa venue en Occident.

Akka ne savait rien de l’histoire de Noé, mais le mot arche ne lui plut guère. Désigner d’un nom barbare une demeure seigneuriale, possédant quatre ailes et deux tourelles ornementales ! Heureusement, Prosper s’opposa fermement à la proposition d’Ampère, qui tomba à l’eau, avant même d’être mise au scrutin.

En effet, ils étaient une espèce d’animaux humains, et Akka allait devenir leur Arche temporaire. Ils y vivront toutes sortes d’intempéries, des tempêtes du cœur et de l’esprit, ainsi qu’un ou deux naufrages fatals. La force qui les avait rassemblés n’avait rien en commun avec leurs origines, ni avec leur profession. Sans en être tout à fait conscients, ils brûlaient d’envie de jeter un coup d’œil de l’autre côté, dans l’autre monde, femmes et hommes sans descendants, dont la mort était le seul avenir et l’immortalité l’unique espoir. Prisonniers de leur théâtre d’ombres, rêvant de ce regard interdit, parviendraient-ils à la connaissance de la puissante source de lumière située à l’au-delà, à la vérité sur la main énigmatique qui anime les ombres ?

Le vol de Paris à Montréal sur le pont supérieur d’un Boeing 747 leur avait paru plus court que le voyage à Amsterdam lors de l’enterrement d’un ami. Ils avaient obtenu des places dans la première classe déserte grâce aux yeux pétillants d’Ampère qui ne laissèrent pas indifférente l’hôtesse en chef. Depuis quelque temps, la compagnie française avait pris l’habitude de projeter, entre deux films, la simulation du vol. L’appareil minuscule sur l’écran, en survolant la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick, semblait sorti tout droit d’une fable, une coquille de noix magique transportant des gamins ensorcelés d’un continent à l’autre. Jamais la planète ne leur avait paru aussi petite que sous les ailes de ce jouet d’enfant, jamais l’Amérique ne s’était montrée si proche de l’Europe, jamais ils ne s’étaient autant amusés comme lorsque Prosper amena la conversation sur tante-Agathe et ses relations avec les revenants.

En débarquant à l’aéroport de Montréal, ils jetèrent autour d’eux des regards furtifs, comme s’ils guettaient l’apparition de la vieille dame avec sa canne de noyer à poignée d’argent, avec sa houppelande de velours noir et son bonnet de nuit à la place du chapeau.

Auparavant, durant le vol, ils avaient appris de nouveaux détails sur les communications de tante-Agathe avec ses prétendants défunts, messieurs Brind’amour et MacDonald.

Le premier d’entre eux, d’origine bretonne, tout comme tante-Agathe, se noya dans le Saint-Laurent avec les deux chevaux de son carrosse, en tentant d’apporter à sa future, de Lévis à Québec, une bague de fiançailles. Dix ans plus tard, la malchance pulvérisa les secondes et dernières fiançailles de tante-Agathe : son promis, Mr. MacDonald, un officier de carrière, se fit poignarder sur son pur-sang par des brigands sur les Plaines d’Abraham.

Deux fiançailles interrompues par deux morts brutales, toujours à la veille de Pâques, la nuit de la pleine lune, en compagnie de chevaux, évoquaient un concours de circonstances malheureuses, sans être pour autant exceptionnel. Le seul élément extravagant de cette histoire était le fait que depuis ce temps-là les spectres des deux défunts, une fois nichés dans la maison de mademoiselle Agathe, ne mirent plus le nez dehors.

Les auditeurs du récit invraisemblable de Prosper se délectèrent, surtout Alpha à qui la chance souriait, lui promettant enfin d’accomplir son rêve de toujours, de visiter une maison habitée par des vrais esprits frappeurs.

Elle goba chaque mot en se frottant les mains.

« Tu affirmes qu’ils tapent dans les murs ? Jure-le !

– Je ne peux pas le jurer, se défendit Prosper. Moi, je n’ai jamais eu l’occasion de les entendre, mais le journal intime de tante-Agathe fourmille de témoignages. Le seul phénomène que j’ai vu de mes propres yeux, en 1975, le jour de mon épreuve d’oral en anatomie, a été la lévitation des sabots de Soma au-dessus du paillasson, à l’entrée de service. Ils ont exécuté en l’air quelques pas d’une danse indienne de chasse.

– Tu te moques de ma gueule, Prosper ? bégaya Alpha. Ne me raconte pas d’histoires à dormir debout ! »

Passant outre au rire étouffé des autres, Prosper leva la main d’un air solennel et, avec deux doigts, traça un signe de croix.

« Dans son journal intime, tante-Agathe a noté que monsieur Brind’amour, homme scrupuleux et bon patriote, ne pouvait pas être l’auteur de cette fantasmagorie, expliqua Prosper, toujours très sérieux. Elle était sûre que les sabots dansants étaient animés par l’autre bonhomme, mister MacDonald, qui fêtait de cette manière le bicentenaire de la victoire anglaise sur les Plaines d’Abraham.

– Quelle horreur ! lâcha Alpha. Quelle merveille ! »

Ses soupirs d’enchantement, aspirés par sa poitrine royale, gonflèrent dangereusement son corsage. Ce spectacle accéléra le souffle de son voisin Yégor dont les yeux de lapin blanc clignotaient derrière ses lunettes aux verres russes massifs. Depuis toujours, Alpha manifestait un penchant particulier pour les petites robes à col marin, portées au début du siècle par des fillettes à l’occasion de leur première communion. Ces toilettes s’accordaient mieux à son âme juvénile qu’à sa poitrine opulente, à ses épaules et à ses hanches de lionne débordant de vitalité.

Visiblement agitée, Alpha enduisit ses lèvres à la hâte d’une couche épaisse de carmin, comme si elle s’embellissait pour sa première rencontre avec les fantômes espiègles d’Akka. En même temps, elle se mordait les doigts de ne pas avoir emporté de Paris son guéridon invocateur des défunts.

« Est-ce que madame ta tante a laissé un objet qui pourrait nous servir à établir un premier contact ? s’enquit-elle d’une voix qui tremblait de concupiscence spirite.

– Quel genre d’objet ? s’étonna Prosper.

– Un meuble sans clous.

– Pourquoi justement sans clous ? gloussa Inès.

– Parce que les clous, expliqua Alpha, en présence des esprits, sautent hors du bois comme des puces. »

Duc et Petit Loup se tordirent de rire sur les sièges derrière elle, mais Prosper, habitué à aborder les plus grandes folies avec le plus grand sérieux, s’empressa de consoler la lionne renfrognée.

« L’objet que tu réclames pourrait être le coffre de tante-Agathe, dit-il. Pour mettre en honneur la menuiserie québécoise, monsieur Brind’amour avait construit ce coffre sans colle et sans un seul clou, emboîtant adroitement le jeune pin humide et le vieil érable desséché. »

En entendant cette réponse, Alpha se remit à se frotter les mains.

Lorsque les contours des îles Britanniques s’effacèrent sur l’écran, Prosper reprit pour la millième fois la chronique des fiançailles de tante-Agathe. Son histoire était vieille, une sorte de roman-feuilleton sans fin, que ses amis connaissaient à peu près par cœur, mais elle ne les avait jamais ennuyés, car il en fignolait sans relâche de nouveaux détails. Nous allons la condenser à l’usage du lecteur, afin que ce dernier assiste sans incrédulité aux événements fantasques qui se dérouleront dans le manoir pensant de la Côte Gilmour. Leur morale ou leur message – s’ils existent – demeurent cachés dans la main toute-puissante, mentionnée plus haut, celle qui anime les ombres dans le théâtre de la vie.

Éclaircissons tout d’abord les liens de parenté entre Prosper et tante-Agathe. Elle n’était pas sa vraie tante mais la demi-sœur de sa grand-mère. La ravissante Agathe était réputée l’un des meilleurs partis de la ville de Montréal. Sa maman l’avait initiée aux mystères de la broderie et de la dentellerie, en même temps que monsieur Mondoux, son précepteur, lui enseignait l’art de la cithare et de l’orthographe française.

Le jour où ce précepteur, jeune phtisique à l’allure de volatile mouillé, demanda à la fille de treize ans si elle voulait bien qu’il lui enseignât aussi cette belle langue morte qu’était le latin, elle était déjà éprise de lui. Au début de la première leçon, lorsqu’il inscrivit dans son cahier l’inoubliable maxime : Amor vincit omnia, qui signifie « l’amour triomphe de tout », elle prit la décision irrévocable de l’épouser bon gré mal gré. Malheureusement, son sévère petit papa tomba un jour sur l’adage et, supposant, sans connaître un mot de latin, qu’il s’agisse d’une obscénité, il mit à la porte l’infortuné Mondoux. Un an plus tard, apprenant que son élu avait été emporté par la tuberculose, Agathe décida de rester vierge jusqu’à la fin de ses jours.

Après la noyade de ses parents dans les entrailles du Titanic, au lieu d’accepter une des nombreuses demandes en mariage émanant des plus distingués soupirants montréalais, la jeune femme, à la fois belle et aisée, entreprit un voyage de New York à Venise. Enchantée par l’Europe, elle séjourna dix ans en Italie, en France et aux Pays-Bas. À son retour à Montréal, bien qu’elle portât honnêtement son âge, personne ne songea plus à lui faire la cour, à l’exception de quelques escrocs cherchant à s’emparer de sa fortune.

Mademoiselle Agathe s’en défendit de façon simple. Elle refit ses valises et se retira dans la vieille Akka, à Québec, la maison que son petit papa avait achetée à peine un mois avant son naufrage, avec le projet de la transformer en gîte de chasse. Elle ne mit plus les pieds à Montréal, sauf une fois par an. D’Europe, toujours remplie d’ardeur, elle rapatriait des meubles de style, des tableaux anciens, de l’argenterie, des cristaux et des tapisseries. Et même quelques serviteurs de choix. Toute la Haute Ville lui enviait la perle de sa collection européenne, un horticulteur hollandais, Edgard. Il avait vite transformé en jardin à la française le terrain inculte autour d’Akka qui en appréciait beaucoup.

À peu près à cette époque, la mère de Prosper mourut en couches. Mademoiselle Agathe ramena le nouveau-né chez elle avec Soma, sa nourrice indienne, et c’est ainsi qu’elle se baptisa tante pour l’éternité.

Cette même année, elle fit connaissance de monsieur Brind’amour à l’occasion d’un banquet de bienfaisance auquel prenaient part les personnalités de Québec et de Lévis. Lors de la vente aux enchères, elle l’emporta sur ses rivales en offrant une petite fortune pour l’achat d’un coffre que le menuisier avait construit sans colle et sans un seul clou.

Le jour où cet artisan exquis, propriétaire d’une petite fabrique de crédences de cuisine, lui livra en personne ledit coffre, franchissant le Saint-Laurent avec son traîneau sur une mince couche de glace, tante-Agathe oublia brusquement son serment de célibat. Le souvenir de monsieur Mondoux s’était un peu estompé. En vieillissant, Soma tombait de plus en plus souvent malade. Le jardinier sourd Edgard avait épousé une veuve cossue de Sillery et ne passait plus qu’une fois par mois pour tailler les haies de buis. La maison avait besoin d’une main virile. Au moment où cette main toucha la sienne, Agathe rougit jusqu’aux oreilles et alluma sa pipe basque dans la plus grande perplexité.

Monsieur Brind’amour resta bouche bée. Il la tint grande ouverte jusqu’au moment où tante-Agathe souffla le dernier panache de fumée en direction du plafond. Tout autre Québécois à sa place aurait sur le champ et sans hésitation rompu ses fiançailles, mais le constructeur du fameux coffre passa l’épreuve avec succès. Il ferma la bouche et ouvrit sa tabatière. Il offrit à tante-Agathe du tabac à priser, de Virginie. Elle s’en servit vibrant comme une jouvencelle. Ils éternuèrent ensemble et en rirent, puis éternuèrent de nouveau. Ils étaient faits l’un pour l’autre, comme les deux bois du coffre, l’un encore jeune et humide, l’autre plus vieux et desséché.

Pourtant, le destin devait déjouer l’intention de tante-Agathe de faire de ce brave homme son compagnon pour la vie et le protecteur de la vieillissante Akka. Une semaine après leur inoubliable duo d’éternuements, monsieur Brind’amour attela au traîneau ses pur-sang endimanchés, glissa un œillet en papier dans la boutonnière de sa redingote et plaça une bague de fiançailles rehaussée de saphirs et d’agates dans un petit étui de velours.

La traversée du Saint-Laurent par le pont de glace était interdite depuis quelques jours, mais notre soupirant menuisier se moqua du danger. Au milieu du fleuve, la glace commença à se crevasser comme une hostie sous les dents d’un colosse sous-marin. Il n’eut le temps ni de cingler les chevaux affolés, ni de boire une gorgée de gin de sa gourde, ni de prononcer un juron de circonstance et encore moins de faire un signe de croix.

Cette dernière omission lui coûta fort cher.

La nouvelle de son trépas cloua la fiancée au lit jusqu’à la nuit de la pleine lune du printemps suivant, à la veille de Pâques. À minuit, ses yeux étaient toujours grands ouverts comme si elle avait un pressentiment. Au douzième coup de la pendule, elle interrompit sa prière en entendant trois éternuements caverneux dans la chambre d’hôte, derrière le coffre sans clous.

Dès qu’elle fut parvenue à écarter à grand-peine le meuble pesant, les éternuements reprirent, accompagnés d’un tapotement caractéristique qu’elle ne put que reconnaître. Monsieur Brind’amour soulignait toujours ainsi, de son index noueux, ses paroles prophétiques à propos du futur épanouissement de la menuiserie dans la Belle Province. Tante-Agathe identifia le bruit tout de suite et se dépêcha, un peu confondue, d’endosser une robe de chambre par-dessus sa chemise de nuit. Sans nul doute était-ce monsieur Brind’amour, qui lui envoyait d’outre-tombe un témoignage de son immortelle délicatesse.

Toute autre femme, seule avec sa servante dans l’obscurité d’une maison secouée par le blizzard, aurait fait une crise de nerfs, mais tante-Agathe n’était pas semblable aux autres femmes. Saisie d’attendrissement et de gratitude, elle s’assit sur le coffre et adressa à monsieur Brind’amour des mots tendres, comme si elle était devenue en même temps son épouse et sa veuve. Être la veuve d’un homme toujours en vie faisait naître dans son cœur une délicieuse sensation de sécurité.

« Soyez le bienvenu dans votre demeure, Dan ! » dit-elle d’une voix ferme et alluma sa pipe basque.

En guise de réponse, le revenant d’outre-mur, visiblement satisfait, éternua une nouvelle fois. De cette manière simple, ces deux humains conçus l’un pour l’autre défièrent l’injustice qui leur avait été infligée en démontrant sans conteste que la véritable amitié est plus forte que la mort.

À dater de ce jour mémorable, Monsieur Brind’amour devint le compagnon persévérant de tante-Agathe, surtout durant les nuits de pleine lune et à la veille des fêtes françaises et ecclésiastiques. Il apparaissait ou disparaissait toutes les fois que l’envie lui en venait. De temps à autre, il jouait au diable débonnaire avec la pauvre Soma en versant derrière son dos une cuillerée de sel dans son sirop d’érable ou tapotant sur son tambourin hérité de son grand-père chaman.

« Je vous en supplie, Dan, mon doux défunt, ne taquinez pas Soma, soupirait tante-Agathe, s’asseyant sur le célèbre coffre avec sa pipe. Vous savez bien que ce tambour est une relique pour l’infortunée. »

En guise de réponse, le revenant passe-muraille, un peu confus, se contentait de racler sa gorge à petits coups.

Lors des retours d’Europe de tante-Agathe, il était beaucoup plus bruyant, frappant infatigablement et avec un brin de jalousie les meubles et les bibelots à peine déballés, comme s’il en examinait la qualité. Il protesta avec plus de fermeté encore après son dernier voyage en Bretagne, quand les déménageurs introduisirent dans la maison un lit de noyer buriné, dont les dimensions suggéraient que mademoiselle Agathe n’avait aucune envie de mourir toute seule de sa belle mort. La première nuit, il secoua le lit à un tel point que son ex-fiancée fut obligée de se réfugier sur un sofa et d’y rester pliée en deux jusqu’à l’aube.

Il s’avéra que les soupçons de monsieur Brind’amour furent plus que fondés le jour où mademoiselle Agathe invita monsieur MacDonald, un soldat de carrière rencontré sur le paquebot pendant la traversée de l’Atlantique, à prendre une cup of tea.

Monsieur MacDonald avait charmé la vieille demoiselle grâce à sa connaissance subtile des antiquités, notamment des objets sculptés en bois et en ivoire. En débarquant à New York, ils avaient hésité à se séparer comme si le tango savouré sur le navire leur avait tourné la tête, pareil à un grand verre de vin capiteux. Dans cet état d’enivrement, ils avaient pris la décision, rare à l’âge de cinquante ans, d’unir leurs collections respectives de vieilleries.

Monsieur MacDonald changea de destination. Au lieu de charger ses malles dans le train pour Ontario, il les fit mettre dans le tortillard de Québec, à l’adresse du meilleur hôtel de la ville. Il se rendit chez le joaillier le plus en vue de la Vieille Capitale et acheta sans sourciller la bague de fiançailles la plus précieuse, rehaussée, comme par hasard, de saphirs et d’agates. Ensuite, dans sa chambre d’hôtel, devant la glace, il endossa son uniforme de parade de capitaine de cavalerie, s’arma d’un sabre et d’un pistolet d’officier et enfourcha un excellent cheval de location. Ainsi monté, il s’achemina au trot vers la grande maison seigneuriale qui se profilait au loin, sur la Côte Gilmour.

Il reconnut tout de suite les richesses de son architecture victorienne et caressa du regard les faux balcons en fer forgé, audacieusement proéminents, les fausses tourelles élancées, garnies de girouettes en cuivre, et de nombreuses fausses lucarnes harmonieusement réparties. Son cœur inébranlable de soldat se mit à palpiter à l’idée que seul le génie britannique saturé de travail pouvait trouver un moment libre pour architecturer une telle merveille.

Pendant ce temps, dans cette même maison, sa future fiancée l’attendait, frémissant d’émotion. En compagnie de Soma, elle achevait les derniers préliminaires à la négociation du contrat de mariage. Pour le faire, elle avait sorti du coffre de monsieur Brind’amour rien de moins que le manuel culinaire hérité de feu sa petite maman, les Recettes des temps anciens, rédigées grâce au zèle des « Pis d’or », les clubs de femmes de plusieurs villages québécois.

Outre les instructions gastronomiques, le livre contenait nombre de précieux remèdes de bonne femme, comme le traitement des papules et des verrues. Voyant que, dans sa grande agitation, un vil bouton avait pris feu au bout de son nez, tante-Agathe prépara en premier lieu ce médicament singulier.

Nous le transcrivons en totalité en espérant qu’il sera utile au lecteur frappé de la même mauvaise fortune. Il était composé de :

1 once de soufre,

2 onces de miel,

1 once d’huile de ricin,

1 cuillerée à thé de sel fin.

Tante-Agathe mélangea le tout, remplit une tasse de l’onguent nauséabond et y enfonça son nez en trompette. Soulagée, elle entama aux côtés de Soma la préparation des beignets appelés Pets-de-nonnes Parmentier, d’après la recette de la dame Dufour du Saint-Alexis de Matapédia.

Au moment où monsieur MacDonald descendit de son cheval devant l’entrée principale d’Akka, le parfum des pets-de-nonnes lui mit l’eau à la bouche. Il se dirigea si précipitamment vers la source de cet arôme qu’il faillit se fouler le pied sur le seuil de la maison.

Sur le paquebot déjà, au milieu de l’Atlantique, monsieur MacDonald s’était gaussé de l’histoire du spectre domestique de mademoiselle Agathe. Il continua à en rire aux éclats, à l’irlandaise, pendant qu’ils grignotaient les délicieux pets-de-nonnes en les arrosant d’un thé en provenance des colonies britanniques.

Monsieur MacDonald ne croyait pas aux fantômes. Pour le prouver à sa future épousée, il accepta sa proposition – encore une espièglerie de tante-Agathe ! – de souper avec elle et de passer la nuit dans sa chambre d’hôte, juste en face du renommé coffre sans clous. Il tenait à s’assurer de ses propres oreilles de l’existence du menuisier mortellement jaloux.

Le repas commença par une salade chaude de boulettes de haricots blancs, assaisonnées d’une sauce piquante. Il se poursuivit par un potage aux pois accompagnés d’oignons et de poitrine de porc séchée, puis continua par des boulettes de bœuf en ragoût, avant que tante-Agathe ne couronne le festin par des boulettes de riz aux noisettes, arrosées de sirop d'érable.

À la fin du dîner, monsieur MacDonald profita de ce que tante-Agathe lui tournait le dos pour relâcher à la dérobée de deux crans la boucle de son ceinturon. Il avait déjà accompli cette opération une première fois après le potage et une seconde fois après le plat de résistance. Si le destin ne l’avait pas poussé plus tard dans la nuit à commettre la grave boulette d’aller se faire tuer sur les Plaines d’Abraham, il aurait péri, la fourchette à la main, des boulettes de sa future épouse.

Il va sans dire que tous ces mets tiraient leur origine des remarquables Recettes des temps anciens.

En quittant la table sans savoir qu’il s’agissait du premier dîner cuisiné de sa vie par mademoiselle Agathe, monsieur MacDonald rendit hommage à son art culinaire avec un soupir de soulagement et en ces termes flatteurs :

« De la vraie cuisine française ! »

Tante-Agathe sourit timidement comme si le travail de maître-queux était depuis toujours sa plus grande jouissance et corrigea, non sans orgueil :

« De la vraie cuisine de nos Québécois, engourdis de froid. »

Après le dîner, monsieur MacDonald s’étendit sur le lit de la chambre d’hôte dans son uniforme, le sabre et le pistolet à portée de ses mains. À plusieurs reprises, il desserra son ceinturon. Suant sang et eau à cause de la viande trop cuite et des épices trop ardentes, il veilla jusqu’à minuit avant d’être gagné par la somnolence. À mi-chemin entre le réel et le rêve, il fut brusquement réveillé par un éternuement et des tapotements dans le mur, comme si quelqu’un lui envoyait un message se servant de l’alphabet morse.

« Je me demande, s’exclama monsieur MacDonald d’une voix chevrotante, où un simple bûcheron a pu apprendre le langage de monsieur Morse ? »

L’ancien élève de l’École militaire ne se trompait pas : il s’agissait en effet d’une sorte de dépêche en provenance d’un monde lointain. Le message de l’au-delà se composait d’un seul et unique mot :

« _._.._.._._ _..._._... »

MacDonald bondit du lit comme arrosé par une douche froide.

« C-r-a-p-u-l-e ! » tapa de nouveau l’index spectral, cette fois ni dans le mur ni sur le coffre, mais sur la tige de la botte droite de MacDonald, saisi d’horreur.

C’en était trop, même pour un vaillant capitaine de cavalerie. Poussant des cris d’indignation et d’effroi, il s’empara de son pistolet et le déchargea dans le médaillon du coffre de tante-Agathe, directement au centre de la magnifique couronne de lauriers encadrée par deux anges potelés.

Lorsque mademoiselle Agathe fit irruption dans la pièce, suivie de Soma, sa servante indienne, elle trouva monsieur MacDonald furibond, debout sur le lit, en train de battre ses bottes de son sabre dégainé, comme si le long de ses jambes grimpaient des souris invisibles.

Après avoir examiné les dégâts causés par les balles aux ailes de ses angelots, mademoiselle Agathe fit savoir à son invité que leurs accordailles étaient rompues. Pour accentuer l’irrévocabilité de cette décision, elle alluma sa pipe basque et lui souffla droit dans le visage une volute de fumée plus piquante que le piment de Cayenne.

Les yeux perlés de larmes, moins à cause de la promesse annulée qu’à cause de la fumée de la pipe d’une dame, monsieur Mac Donald demanda à mademoiselle Agathe de lui rendre sa bague de fiançailles. Tante-Agathe eut quelques difficultés à la dégager de son doigt rondelet avec l’aide de Soma, avant de la balancer furieusement à terre, aux pieds de cet avare d’Anglais. Il se vit obligé de s’agenouiller pour ramasser sa bague, une humiliation qui provoqua des éternuements de satisfaction dans le mur derrière le coffre.

Le prétendant désappointé tremblait encore quand il enfourcha son pur-sang de location. Comme si le diable était à ses trousses, il le cingla farouchement et disparut derrière un bosquet voisin.

Le lendemain soir, dans la chronique Les nouvelles fraîches de son journal local préféré, tante-Agathe, effrayée, tomba sur le titre retentissant : « Nouvel assassinat sur les Plaines d’Abraham ! » L’article décrivait l’épilogue des événements dramatiques qui s’étaient déroulés non loin de sa maison. Un groupe de bandits qui semaient la terreur depuis des mois dans les environs de la Haute Ville, avait commis un nouveau crime odieux. La victime, dont on avait tranché la gorge, était un cavalier étranger qui s’était aventuré seul dans la nuit.

S’étant rendu sur les lieux du méfait, le journaliste s’était donné la peine de reproduire l’image du mort dans un article haut en couleur :

« Le cavalier sexagénaire, pieds nus, était vêtu de l’uniforme de parade de capitaine de la garde nationale de Sa Gracieuse Majesté. Il arborait une moustache en brosse, apparemment teinte d’un jaune rouille, et une raie au milieu de sa coiffure couronnait une tête en forme d’œuf. Les restes de son maquillage ont été délavés par la pluie torrentielle du petit matin, ses poches vidées et sa bouche dépouillée de quelques dents en or, à en juger par les plaies de ses gencives trempées de sang et d’eau… »

Le journaliste concluait :

« La veille du drame, le malheureux a vraisemblablement dû assister à un bal costumé ou à une sorte de mascarade travestie. »

En lisant ces mots, la vieille demoiselle fondit en larmes et s’écria :

« C’est votre faute, Dan, mon brin d’amour ! »

Monsieur Brind’amour, niché dans son mur, passa ce reproche sous silence, comme s’il dissimulait un remords. Ainsi, le secret de la maîtrise du morse par un simple menuisier fut enterré avec l’ex-fiancé de tante-Agathe.

À l’issue du quarantième jour suivant ce drame, tante-Agathe déterra un petit cahier rose du fond de son coffre criblé de balles. C’était le précieux souvenir sauvé des foudres de son papa, sur lequel monsieur Mondoux, son précepteur, avait gravé de sa plus belle plume la maxime :

Amor vincit omnia.

(L’amour triomphe de tout !)

Ayant relu la phrase un peu décolorée, elle essuya une larme en cachette de Soma, se moucha discrètement et d’une main tremblante calligraphia sur la couverture du cahier :

Mon Journal.

Elle souligna ce titre d’un trait et ajouta :

14 septembre 1940.

Il s’agissait d’une date importante, car la nuit précédente, dans le mur sud, juste en face du coffre, s’était fait entendre un bruit nouveau, le cliquetis d’un sabre, suivi de quelques toussotements, des sons que tante-Agathe reconnut instantanément.

Pour n’indisposer personne, elle prit place sur le bord du lit, au milieu de la chambre d’hôte, caressant des yeux la paroi. Elle alluma sa pipe et adressa à la nouvelle recrue des mots affectueux, comme si aucun différend n’était intervenu entre eux.

« Soyez le bienvenu dans votre demeure, Tim ! » dit-elle.

Le cliquetis du sabre indiqua que cette salutation n’avait pas été énoncée pour des prunes.

À partir de ce jour, elle enregistra dans son cahier chaque manifestation des esprits, septentrional et méridional, qui, même dans l’au-delà, semblaient éprouver une certaine xénophobie, chacun se cantonnant à son territoire. Ils répondaient volontiers à deux surnoms, Dan pour monsieur Brind’amour, et Tim pour monsieur MacDonald. Tante Agathe supportait avec patience leurs plaisanteries et leurs pièges. Ceux-ci paraissaient leur être indispensables dans la léthargie d’interminables nuits d’emprisonnement dans les murs d’Akka, leur mort brutale et injuste leur ayant offert un cadeau empoisonné à la place du repos éternel : la proximité permanente de leur fiancée non prédestinée.

Quant à tante-Agathe, elle ne souffrait guère d’ennui, surtout pendant de longues soirées d’hiver, quand leurs railleries redoublaient, aux heures où Dan faisait danser les sabots de Soma au-dessus du paillasson, alors que Tim, déversait du plafond sur son chapeau des pièces anglaises en cuivre, hors d’usage depuis cinquante ans.

Pourtant, il leur arrivait de se montrer parfois utiles et même productifs. La femme du jardinier Edgard, la veuve de Sillery, qui secondait Soma souvent malade, en fut témoin à plusieurs reprises.

Le lendemain d’une tempête de neige, en présence de cette femme rustique et superstitieuse, tante-Agathe avait demandé à Dan de lui signaler le passage du facteur avec son Courrier populaire, pour que Soma, souffrante, ne patauge pas dans la poudreuse, jusqu’à la boîte aux lettres à l’entrée de la propriété. Au moment où le Courrier populaire volant, jeté par Dan, atterrit au bord de la fenêtre, son bruit insolite faillit faire tomber la veuve de Sillery, stupéfaite, la tête la première dans la cuve à lessive.

Poussée par un cruel caprice d’enfant, tante-Agathe demanda à Tim d’achever la pauvre par un nouveau miracle, le jour de l’arrivée du charbonnier. Tim exauça son vœu et fit tinter trois fois son sabre en chargeant de charbon l’étuve de la cuisine.

À partir de ce jour, la veuve lava le linge, armée d’une guirlande de gousses d’ail et d’une croix en laiton massif suspendue à son cou, dont le poids lui plongeait le nez dans l’écume de savon. La pauvre n’arrivait pas à comprendre que ni Dan ni Tim ne craignaient point la croix ; la seule chose qu’ils redoutaient était l’ennui mortel et, davantage encore, le débarquement d’un nouveau fiancé qui troublerait leur concorde fragile.

À l’endroit où languissaient les deux fiancés perdus, il y avait eu d’autres vie gâchées avant les leurs. Tout avait commencé, il y avait plus de deux siècles, dans une hutte de bergers pavée de quelques dalles de granit, où s’étaient mutuellement massacrés un certain Vergor, lieutenant de l’armée française, et un certain Mac-Donald, capitaine anglais, homonyme du dernier fiancé d’Agathe, dont les hommes étaient venus à bout des Français une nuit de septembre 1759, sur la Côte Gilmour.

Il paraît que le granit des fondations d’Akka recèlerait une malédiction des temps anciens. Cette force obscure était toujours vivante et respirait la santé au-dessous du perron d’Akka, lorsque Prosper et ses compagnons franchirent le seuil du manoir. Des voyageurs sans bagages, sans progéniture et sans avenir, dont l’aura scintillante était le seul bien. Des « animaux humains », comme ils se nommaient eux-mêmes – en apparence sans beaucoup de substance –, prêts à rebaptiser la vieille Akka en Arche de Noé, et décidés à réchauffer leur ardeur flétrie sur le feu qui illuminait l’arrière-saison canadienne, mieux connue sous le nom d’été indien.

Les amis du docteur Breton atterrirent donc à l’aéroport de Montréal au moment idéal pour admirer cette saison sans pareil, la deuxième vie des arbres au seuil de l’hiver meurtrier.

Dans l’autocar qui les transporta jusqu’à Québec, Prosper Breton répétait sans cesse :

« Je ne me souviens pas d’un automne si tardif. »

Chemin faisant le long du pays plat, ils avaient l’impression de traverser un brasier géant, entre des bois dont chaque feuille aurait retenu sa forme originelle après l’incendie. Chacune d’elles gardait en mémoire le dernier été, chacune s’efforçait à montrer au monde une ultime fois son feu intérieur, l’échaudage merveilleux qui la colorait durant sa courte existence. Avant que leur énergie vitale ne disparaisse sous terre, ces feuilles aux mille teintes – du pourpre de sang au jaune de miel de citronnier – se paraient à la lumière du jour de la somptuosité de leur sève, à la façon des guerriers qui partent pour l’autre monde en tenue de cérémonie.

C’était une fête à couper le souffle : sur cette terre, l’automne ressemblait à une brûlure mortelle.

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