CHAPITRE DEUXIÈME LE POIDS D’UNE ÂME

Une polémique s’était déjà engagée au sujet de la proposition d’Ampère de rebaptiser Akka, après que Soma avait fait entrer Prosper et ses amis dans le manoir pensant.

Par la suite, Ampère leur suggéra de faire venir un expert en exorcisme, qui expulserait les spectres français et anglais de la chambre d’hôte, moyennant une adjuration convenable. D’après ses dires, trois ans auparavant, il avait fondé à Paris un noyau du renouveau protestant, ayant pour but de combattre par tous les moyens le danger nationaliste, ainsi que toutes autres sortes de nouveau vampirisme.

« Bénir une maison ! Quelle coutume païenne ! s’opposa Duc, oubliant que ses catholiques polonais bénissaient toujours leurs maisons. Sur ce, il se proposa de passer la nuit dans la fameuse chambre d’amis, malgré toutes les histoires à dormir debout de Prosper sur les fantômes tapageurs dans les murs. Quelle parenté vois-tu entre les vampires canadiens et le danger nationaliste en Europe ? dit-il en s’adressant à Ampère.

– C’est la même bande ! » tonna son ami en soulevant d’un coup de son chapeau vert un nuage de poussière au-dessus de la table.

La suite de l’explication d’Ampère fut interrompue par Yégor, le sculpteur russe.

« Les vampires n’existent point, sauf chez les Tchétchènes ! » coupa-t-il en arrosant cette affirmation d’une gorgée de gin que Prosper leur avait servi dès qu’ils avaient posé les pieds sur le sol d’Akka.

Dans l’avion déjà, avant l’atterrissage à Montréal, ils étaient entre deux vins, et maintenant, en sirotant un verre de plus, ils chassaient la fatigue.

Alpha se dressa, elle aussi, contre l’exorcisme des fantômes et menaça son frère cadet de le priver de sa pension s’il essayait d’entraver son entrevue avec messieurs les Spectres. Alpha tenait à ne pas perdre son temps au seuil de l’accomplissement de son vieux rêve. C’est pour cette raison qu’elle tira Sandrine dans un coin, à l’écart des autres babillards, pour l’aborder d’une voix palpitante.

« Passe-moi ton stéthoscope », chuchota-t-elle.

Sandrine tergiversa. Elle retira ses lunettes et souffla sur les verres. Son nez ainsi déchaussé avait complètement transformé son visage. Ce nez dénudé, semblable au bec d’une pie, donnait l’impression que sa propriétaire était sur le point de fondre en larmes. Pourtant ce triste nez trompait grandement. En effet, la jeune femme se retenait de rire en essuyant ses lunettes.

« À quoi bon le stéthoscope ? demanda-t-elle enfin.

– Je voudrais prendre d’assaut les deux bonshommes », chuchota Alpha fiévreusement.

Dès qu’elle se fut trouvée en possession du précieux engin, elle se précipita dans la chambre d’hôte, ne tenant pas compte du rire derrière son dos. Tandis que ses amis poursuivaient le débat, tout en l’arrosant d’eau-de-vie de gingembre, Alpha fouilla tous les coins et colla le stéthoscope à tous les murs de la pièce sombre.

Le visage maussade, elle retourna dans la salle de séjour.

« Qu’est-ce que tu as cru ? rigola Ampère. Que les vénérables Brin et Mac allaient te créer un comité d’accueil ? »

Alpha prit un verre de la main de Prosper, tout en dévisageant Ampère de la tête aux pieds d’un œil qui ne promettait rien de bon.

« Tu es sûr que c’est la vraie chambre ? » s’adressa-t-elle à Prosper.

Il lui répondit par un sourire ingénu :

« J’ai grandi ici.

– Tu es sûr que c’est la vraie maison ? »

Ces mots provoquèrent de nouveau les rires des farceurs qui ne parvenaient que maintenant à regarder avec attention autour d’eux pour saluer la maison qui leur avait offert son hospitalité.

Seule une infime partie des richesses d’Akka était accessible à leurs sens, mais c’était plus que suffisant pour qu’ils se sentent émerveillés. Certes, ils ignoraient la présence des pierres noires d’Akka et la force mystérieuse qui coulait toujours dans leurs veines. Ils ne savaient et ils ne pouvaient savoir que la maison vue du ciel dévoilait la forme d’une croix de Lorraine, avec deux de ses ailes inégales et parallèles, orientées vers le fleuve, et les deux autres dirigées vers le Grand Nord. La vieille Akka n’avait besoin d’aucune bénédiction, car elle portait déjà dans ses fondements les stigmates de la souffrance chrétienne, de la mort et de la passion.

Ils n’admiraient que les choses ouvertes à leurs sens atrophiés. Ils ignoraient la vie dans la carcasse du bâtiment, le gémissement souterrain, le long soupir qu’Akka poussait en les contemplant, ces pauvres papillons humains en train de voltiger autour de la bougie. À la vue de leurs auras, la maison présumait déjà qu’au moins l’un de ces êtres se brûlerait à cette flamme.

Tante-Agathe avait tout entrepris pour conserver le manoir dans son état d’origine.

Akka lui en était reconnaissante.

La grande chambre au plafond bas, servant autrefois de dortoir et de salle à manger, se divisait en quatre vastes alcôves, situées dans les quatre branches latérales de la croix de Lorraine. La première parmi elles n’était que le prolongement du vestibule, tandis que les autres abritaient jadis les maîtres de maison, leurs enfants, les domestiques et même les hôtes. Dans cette salle spacieuse et dans ses alcôves mal éclairées, aux fenêtres semblables à des meurtrières, se déroulait toute la vie de l’homme autour de la cheminée, cette flammèche frêle qui bravait l’infinie nuit glaciale.

Les alcôves regorgeaient de bonnes copies de mobilier européen, des meubles néoclassiques, d’époque Louis XVI. Chacune d’elles pouvait s’enorgueillir d’au moins deux canapés, de plusieurs commodes, d’armoires et de chiffonniers en bois exotique, de tables gigognes toutes dorées ou patinées, de consoles murales, de fauteuils, de poufs et de causeuses, ainsi que des lampes, des tapisseries et autres bibelots en marbre, en argent ou encore en bronze.

« Foutre ! soupira Duc le faussaire qui abhorrait les bagatelles bourgeoises. Braves artisans ! Que d’années de travail englouties dans cette foutue grotte d’Ali Baba !

– Que les surréalistes ferment leur bec ! » s’écria Inès.

Flanquée de son fiancé, la marchande de tapisseries était déjà bien installée sur un canapé en tapisserie des Gobelins, enchantée par ses belles formes.

« S’il est à vendre, fit-elle avec joie à Prosper, compte sur moi.

– Tout est à vendre ici, sourit le bienveillant héritier de tante-Agathe.

– En effet, ce mec avait bien mérité d’être guillotiné, pensa Duc à haute voix.

– Quel mec ? se renfrogna Inès.

– Louis XVI, expliqua Duc.

– Que les gauchistes ferment leur bec eux aussi ! » s’indigna Inès.

Entre-temps, le stéthoscope autour du cou, Alpha avait parcouru toutes les alcôves, mais elle n’osait pas s’en servir devant ses amis, toujours prêts à toutes sortes de moqueries.

« Quel dommage ! soupira-t-elle.

– De quoi te lamentes-tu ? s’inquiéta Prosper.

– Partout des clous, se plaignit Alpha, rien que des putains de clous. Si on essayait d’évoquer quelqu’un de l’autre côté, toutes ces vieilleries se désagrégeraient.

– Nous n’allons évoquer personne, trancha Prosper. Je n’aimerais pas que les clous se mettent à sauter comme des puces. Ils pourraient blesser quelqu’un. Je suis ici le garant de votre santé physique et spirituelle.

– Où est le fameux coffre ? l’interrompit Alpha. Je brûle d’envie de l’examiner !

– Il est temps de prendre son temps », dit Prosper, en souriant mystérieusement, et il leva son verre pour porter un toast de plus.

Entre les quatre alcôves, ils apercevaient encore trois portes, jusqu’alors à peine visibles : la première grande ouverte, celle de la chambre d’hôte, la seconde entrouverte de la cuisine de Soma, où la servante indienne se couchait en hiver, et la troisième, celle de la chambre à coucher de tante-Agathe, fermée à clef. Un escalier délabré conduisait à la mansarde et un autre au sous-sol, que Prosper qualifia de cave à légumes.

Tous les murs étaient revêtus de cèdre, et le plancher recouvert de bouleau. Durant de longues années, les pieds nus de Soma avaient lustré ce dernier à un point tel qu’on pouvait se mirer dedans, comme dans une triste source forestière.

Toutes les portes et leurs encadrements étaient faits en bois blanc de sapin. Chaque printemps tante-Agathe et Soma les enduisaient d’une nouvelle couche de cire d’abeille. Toute la maison exhalait cette cire au parfum d’acacia et l’arôme des sachets de lavande de tante-Agathe, ainsi que le parfum d’une huile animale dont Soma se servait pour soigner ses tresses.

En humant ces senteurs, les amis de Prosper, l’air un peu confus, se dévisagèrent mutuellement, comme s’ils s’étaient surpris de cet attendrissement, inattendu de la part de plaisantins endurcis. Bizarrement, en ce moment, chacun d’eux se rappelait sa propre enfance, en fermant les yeux dans l’attente d’une parole douce, d’une caresse.

Dans la première alcôve, le prolongement du vestibule, où était suspendu à un bois de renne le bonnet de nuit de tante-Agathe, ils avaient remarqué un étrange banc-lit en bois dur. Prosper l’avait appelé banc des quêteux, expliquant que dans le passé y couchaient des quêteurs, manouvriers sans domicile fixe, qui allaient de village en village, pendant de longs hivers, quêter leur nourriture en échange de menus services et de nouvelles qu’ils apportaient d’ailleurs.

Ampère succomba au désir d’accrocher aux cornes son chapeau tyrolien. En échange, il se couvrit la tête du bonnet en dentelle de tante-Agathe, puis il se coucha en chien de fusil sur le banc. Alpha s’empressa d’ôter le bonnet de sa tête, en jetant un coup d’œil à la dérobée en direction de la chambre d’hôte, comme si elle craignait l’attaque d’un essaim de clous volants.

« Tu as perdu toute honte ! le réprimanda-t-elle. La vieille dame ne s’est pas encore refroidie !

– Penses-tu ? roula des yeux son frère cadet. Au mois de novembre ! »

Il décampa pour l’un des deux fauteuils à bascule qui reposaient devant la cheminée. Il choisit celui qui appartenait à la défunte maîtresse de maison, un rocking-chair aux larges accoudoirs, en face duquel un second, en bois grossièrement taillé, devait servir à sa servante Soma.

Ce dernier siège se trouva vite occupé par Duc.

Ils se mirent à se balancer face à face. Pendant chaque rapprochement ils se faisaient des révérences comme s’ils se rencontraient pour la première fois de leur vie, tout en levant leur verre pour trinquer rapidement, avant un nouvel écart.

« Toute séparation est douloureuse, déclara Duc.

– Je me sens comme une pendule ! s’exclama Ampère. Je me sens libéré de la pesanteur !

– C’est le principe du pendule de Foucault, expliqua Duc, gardant son sérieux. Tu balances, tu t’en balances, et la vie passe sans te causer de douleur, comme une balle de fusil qui te rate de près, en sifflant dans ton oreille sans t’égratigner.

– Je sens l’éternité fourmiller dans mes os iliaques, dit Ampère voluptueusement. Si j’ose dire, l’éternité me chatouille la prostate.

– Tu mérites d’être suspendu au Panthéon comme le sacré pendule de Foucault », conclut son compère bouffon.

Dans des circonstances normales, ils se seraient comportés tant bien que mal en hommes sérieux, Ampère frisant la quarantaine, Duc avec ses cinquante ans révolus. Dans des circonstances normales, ils auraient visé des choses plus sérieuses que l’éternité. Or, les circonstances normales ne régnaient pas actuellement à l’intérieur de la vieille Akka. La brève traversée de l’Atlantique les avait enivrés. De surcroît, l’automne québécois leur montait à la tête. Ils n’étaient pas seulement éméchés d’eau-de-vie de gingembre mais encore plus par le voyage prodigieux et la splendeur automnale de la Côte Gilmour. C’est pour cela qu’ils manifestaient le désir cupide de se livrer à des mots pour rire, des mots de jeu, des jeux de mots, pour exprimer ainsi leur gratitude à l’égard de cette journée qui touchait à sa fin.

Seul Prosper avait conservé toute sa tête. Il était en mesure de respirer l’automne de son enfance sans s’enivrer, à l’instar de vrais œnologues qui ne se soûlent jamais de vin, fut-il le plus riche en alcool qui soit.

« Le rocking-chair en ce pays, c’est toute une institution, leur expliqua Prosper. C’est, pour ainsi dire, une sorte d’outil de méditation.

– Tu te balances, tu t’en balances et le long hiver passe, sans même te geler les pieds », rétorqua Ampère.

Sa boutade n’eut aucun effet. Les farceurs, mal lunés au déclin du jour, étaient peu disposés à embrayer sur de nouvelles plaisanteries. Entourés de l’incandescente forêt automnale, ils se comportaient comme des animaux qui tournoient autour de leur queue, choisissant le coin le plus sûr pour y hiverner.

À cette heure, à la porte de la cuisine, se montra l’Indienne aux pieds nus, un plateau dans les mains, débordant d’odoriférants petits gâteaux de mélasse et de gingembre. Même déchaussée, elle paraissait géante. Gardant le silence, elle posa les friandises au bord de la cheminée, où Prosper et Sandrine avaient déjà allumé un feu, et s’en alla hors de la salle, sans desserrer les dents, comme une apparition.

Le feu s’embrasa. Sandrine servit les gâteaux aux amis.

Duc et Ampère ne tardèrent pas à aborder leur thème préféré : comment l’emporter sur l’État, comment casser son maudit monopole en matière de production des spiritueux, cette fois à l’aide de la mélasse canadienne qui pourrait servir à la fabrication de l’exquis rhum cubain ?

« Il faut se préparer pour l’après-Castro », disaient-ils.

Ils décidèrent d’acheter dès le lendemain un grand sac de mélasse pour entreprendre des expériences novatrices.

Tous avaient déjà savouré au moins deux ou trois gâteaux de Soma, tous, à l’exception de Petit Loup, qui les refusa en hochant la tête sans dire un mot, collé contre l’une des fenêtres sud.

Jusqu’ici, nous n’avons pas trouvé l’occasion de présenter au lecteur ce curieux personnage, au prénom de Marie-Loup et au surnom de Petit Loup, musicien autodidacte, romancier sans œuvre et modeste réalisateur à la télévision. Cette occasion, nous n’allons pas la manquer, maintenant, au moment où ce songeur taciturne penche la tête vers le fleuve invisible tout en tortillant une mèche blanche sur sa tempe.

Ladite mèche ne représenterait aucune étrangeté sur le front d’un quinquagénaire, si ce n’est que cet homme la possédait depuis sa naissance. Cette marque dans une chevelure châtain, sans un seul cheveu gris, était peut-être l’image de son âme, celle d’un éternel adolescent qui refuse d’avancer en âge tout en vieillissant perpétuellement, sept ans par un comme les chiens. Cette marque, puis une autre – imprimée aussi dès sa naissance, une cicatrice derrière l’oreille droite qui descendait jusqu’à sa pomme d’Adam, lui donnaient l’apparence d’un jeune guerrier prématurément vieilli, unique survivant d’une bataille terrifiante.

Étant donné qu’ils devinaient l’effroi de ce combat, ses amis se soumettaient à ce guide naturel, cherchant la portée cachée de ses rares paroles et des messages secrets dans ses silences fréquents, surtout aux heures où il ouvrait une boîte en cuir noir pour en sortir sa clarinette. Depuis toujours, ils voyaient en lui un messager qui n’était passé par leur vie que pour disparaître un jour avec son message caché.

C’est pour cette raison qu’ils le laissaient contempler tranquillement, dans la forêt et les broussailles de la Côte Gilmour, les choses invisibles à tous les autres vivants.

À cette époque de l’année, le grand fleuve se voyait à peine derrière les cimes des érables, des hêtres et quelques bouleaux. Le soleil rasant du nord, en fin d’après-midi, donnait l’illusion que le feuillage des arbres était éclairé par l’intérieur, car la moindre feuille paraissait disposer de sa propre flammèche tel un minuscule lampion.

Petit Loup se laissait aller à son jeu favori. Il cherchait la parole ou la phrase capable de décrire cette beauté, et dans cette vaine quête sa tête se vidait au fur et à mesure. Il retira de sa poche un carnet et le bout d’un crayon, dont l’apparition provoquait toujours un sourire méfiant aux lèvres de ses amis.

Ni la parole, ni la phrase juste ne lui venait à l’esprit !

En observant le panorama fabuleux en face de lui, il finit par conclure – avec un certain soulagement – que même l’émulsion photographique du cinéma ou la bande magnétique de la télévision auraient été incapables de capter cette image féerique.

À la place de la vraie phrase, il griffonna dans son carnet un mot unique :

« Automne. »

Dans la langue française de son père, ce mot ne pouvait pas se flatter d’une signification autre que la désignation d’une saison ou celle de l’âge qui précède la fin de la vie, tandis que dans la langue slave de sa mère, à part cela, automne voulait dire également « est l’ombre ».

Il nota dans son carnet, la question :

« L’ombre, de qui, de quoi ? »

Parfois, il étouffait entre ses deux langues, maternelle et paternelle, dans ce no man’s land, ce terrain neutre, où tout était remis en question, les notions, les genres grammaticaux, les idées. Parfois, il étouffait en chemin entre ces deux bouts de l’Europe, les patries de sa mère et de son père, s’égarant en voiture quelque part sur un col montagneux de Suisse ou d’Autriche, après avoir confondu les points de départ et d’arrivée de son voyage.

À vrai dire, il étouffait continuellement, depuis son âge de raison, dans ce no man’s land, entre deux pensées contradictoires, entre deux vérités ou deux amours, comme si une main impitoyable lui tenait la tête sous l’eau.

Il ajouta dans son carnet :

« Avoir peur de son ombre… de son automne… »

Il sourit songeant à ses pensées un peu errantes, et détacha avec peine son regard de la broussaille incandescente au moment où quelqu’un, à côté de la cheminée, prononça tout haut son prénom.

Ses amis étaient en train de distribuer les places pour passer la nuit.

Inès et Yégor, son fiancé russe, avaient déjà choisi leur alcôve et n’avaient aucune autre revendication. Ils s’y étaient si vite familiarisés, que Yégor s’était déjà débarrassé de son pantalon, en se présentant à ses amis en maillot de corps et long caleçon de flanelle de l’infanterie ex-soviétique. Quant à Inès, elle alla plus vite encore, elle avait déjà posé au-dessus de la tête de lit un cadre en argent avec la photo de ses parents.

Alpha s’était battue comme une lionne pour obtenir le lit dans la chambre d’hôte, espérant que les deux fiancés de tante-Agathe, métamorphosés en esprits, allaient devenir de meilleure humeur, si elle s’y exposait dans la plus transparente de ses chemises de nuit. À la seconde où elle obtint l’accord de Prosper, Alpha l’embrassa sur les deux joues en signe de gratitude et se précipita dans la chambre de ses rêves, avec son sac de voyage et le stéthoscope de Sandrine. La malheureuse ne songeait aucunement à la nuit blanche qui l’y attendait.

L’alcôve en face de celle d’Inès, avec ses deux sofas, était mise à la disposition de Duc et d’Ampère. Dans la cellule avoisinante, Sandrine était obligée d’ajouter un tabouret à son minuscule canapé, pour pouvoir s’y allonger convenablement.

Prosper avait pris son ancienne chambre d’enfant dans la mansarde, seule pièce chauffée au premier étage. Quant à Petit Loup – l’unique personne qui pouvait choisir, puisque il était venu trop tard pour la distribution – il eut le grand privilège de faire son choix entre la chambre à coucher de tante-Agathe et le banc des quêteurs dans le vestibule.

Seul un homme fou aurait hésité devant une telle alternative. Il se décida pour la chambre de tante-Agathe. Il arrêta, provisoirement, de tortiller sa mèche blanche et se servit de son index pour le pointer en direction d’une porte sombre, fermée.

En réalité, ils ne constatèrent qu’elle était condamnée qu’au moment où ils essayèrent de l’ouvrir. Hélas, il n’y avait aucune trace de clef dans les tiroirs, vitrines, coffres et crédences, ni même sous les vases et les tapis !

La clef s’était volatilisée tout bêtement.

Au début de la chasse infructueuse, en faisant de sa main, comme d’habitude, un geste étrange en l’air, Soma jura à Prosper que la clef était restée dans la serrure, le jour où la Dame avait déménagé.

Elle s’était exprimée ainsi :

« Le lendemain du déménagement de la Dame, j’ai fermé la porte à clef, en la laissant dans la serrure.

– Quelle Dame et quel déménagement ? » s’interrogeaient les amis de Prosper, le cerveau un peu détraqué après leur longue veillée dans les vignes du seigneur.

Dans sa tentative d’ouvrir la porte avec la clef de sa table de chevet parisienne, Prosper échoua.

« Elles ont des poignée identiques », expliqua-t-il.

En riant à gorge déployée, ses compagnons essayèrent chacun leur propre clef. Ampère engagea même la clef de sa voiture dans la serrure.

À cause de cette maudite clef, Soma, venue de la cuisine, y retourna, sa dignité blessée. Prosper s’empressa d’expliquer l’expression le déménagement de la Dame.

Pour l’Indienne, tante-Agathe était depuis toujours la Dame Agathe, et le déménagement ne signifiait rien d’autre que son trépas, le passage d’un monde à l’autre, le changement irrévocable de résidence, sans objets personnels et sans mobilier.

L’explication de Prosper avait égayé tous ses amis, les tirant de leur engourdissement. Ils recommencèrent la recherche de la clef disparue ; ils se remirent à fouiller les coffrets et les boites, ainsi que les vases, vitrines et tiroirs.

En vain. La clef demeura introuvable.

La seule personne qui résista à cette recherche contagieuse fut Yégor, et c’est justement grâce à lui que la clef fut découverte, à l’heure où tout espoir était perdu. Au lieu de chercher la fameuse clef, il avait coulé des instants paisibles dans son alcôve, en sirotant avec jouissance la tisane de tilleul, conforme au goût d’un vrai Russe pur jus, pure laine.

Au moment où il arriva au fond de sa tasse, il tomba sur la clef de la chambre à coucher de tante-Agathe, la petite clef en bronze, à l’anneau en forme de fleur de lys, enfouie dans le sucre.

« Tvayou mat ! » dit-il dans sa belle langue russe.

Les amis s’adressèrent à Inès :

« Veux-tu nous traduire ?

– Une expression populaire. Il vaut mieux que je ne vous la traduise pas, ricana-t-elle.

– Tvayou mat ! » redit Yégor, suçant la clef comme un bonbon.

Malgré la saveur sucrée de la clef, l’expression de son visage était plutôt amère.

« Tvayou mat ! re-redit-il.

– Une injure lascive, leur expliqua Inès enfin. L’injure russe qui mentionne la maman de quelqu’un.

– La maman de qui ? se hérissa Ampère.

– Aucune idée. L’injure ne le précise pas.

– J’espère que ce n’est pas la mienne ! gronda Ampère.

– J’aimerais savoir qui m’a fait cette miche ? demanda Yégor, la clef en bronze entre ses dents serrées.

– Cette niche, le corrigea Inès qui veillait à la pureté de sa langue française.

– N’importe, miche, niche ou autres quiches ! s’assombrit Yégor. Je veux savoir qui a fourré ça dans mon thé ? »

Tous les regards s’attachèrent à ce pauvre Ampère, amateur de bons tours. Mais au lieu de railler comme d’habitude, il s’abandonna cette fois à la colère.

« Je refuse formellement ! vociféra-t-il. Depuis que le thé est servi, je n’ai pas bougé de la cheminée ! À part ça, je ne pratique pas les pièges à cons !

– Tvayou mat ! dit Yégor.

– Et ta sœur ! » pesta Ampère, à bout de nerfs.

Connaissant bien son mauvais coucheur de petit frère, Alpha décida d’intervenir. Chaque fois qu’Ampère citait la sœur d’un tel, une bagarre se pouvait attendre. Seule Alpha savait par cœur ses gros mots, et maintenant elle seule, d’un œil expert, avait remarqué ses doigts, devenus blancs, serrés autour du goulot d’une bouteille de gin, déjà vide.

« Je suis certaine que tu n’as rien en commun avec cette blague, se pressa-t-elle de le calmer. J’en suis sûre et certaine, mais je voudrais tout de même que tu nous prêtes serment.

– Je refuse formellement ! persista Ampère. Ma parole vaut plus qu’un serment !

– Bien, sourit Yégor qui avait aussi remarqué les doigts blancs d’Ampère. Je te crois sur parole, mais j’aimerais bien savoir comment cette sacrée clef a atterri dans ma tasse, que je n’ai pas lâchée depuis que je l’ai remplie ?

– Demande à Alpha, elle est doctoresse ès sciences ésotériques, ricana Ampère.

– Les chemins du Grand Architecte sont impénétrables », soupira Alpha, couvant des yeux la porte entrouverte de la chambre d’hôte. Pendant que les auditeurs pouffaient de rire, elle confisqua à Yégor la précieuse clef et la remit solennellement à Prosper. C’en est assez de plaisanter ! trancha-t-elle. Je veux voir enfin ce fameux coffre, je tombe de sommeil. »

Avec un haut-le-cœur, Prosper prit la clef gluante et se dirigea vers la chambre de tante-Agathe, suivi de ses amis.

« Je grille d’impatience de le voir finalement, répétait Alpha, se frottant les mains. Si tu le veux bien, s’adressa-t-elle à Petit Loup, si tu n’as rien contre, nous pourrions faire un troc. Je t’offre la chambre d’hôte, en échange de la chambre à coucher.

– Prends tout si le cœur t’en dit », dit Petit Loup en poussant un soupir.

La porte s’était ouverte dans des craquètements et des grincements sinistres, comme si jusqu’à présent elle était demeurée des semaines au grand froid, ses charnières couvertes de glace.

Pendant quelques instants, ils ne distinguèrent rien dans la pièce ténébreuse, mais leurs sens tendus leur apportèrent bientôt, de l’autre côté du jambage, l’odeur écœurante du basilic et de la cire brûlée. Le remugle froid et humide les força à reculer.

« Faisons la lumière sur cette affaire », bougonna Prosper, un peu troublé.

Le premier qui se tira d’affaire fut Duc dont la passion principale dans la vie était de lorgner l’invisible derrière des images terrestres trompeuses. Il se précipita vers la cheminée pour s’emparer d’une lampe à pétrole, qui leur avait servi auparavant à réchauffer l’ambiance.

« Nom de mille pipes obscures ! grogna-t-il, se souciant d’encourager la compagnie dégonflée.

– Et la lumière fut ! » s’écria Ampère.

À la lumière de la lampe fumeuse, ils commencèrent progressivement à discerner l’intérieur de la chambre, la seule pièce de la maison qui était, par manque de bois, tapissée de brocart, couleur caca d’oie. Ce textile était orné du sol au plafond de fleurs de lys dorées, devenues pâles depuis des lustres. La lampe de Duc, munie d’un petit miroir, pénétra enfin à l’intérieur de la pièce. Tout d’abord, elle avait répandu de la lumière sur l’unique fenêtre, drapée de même tissu que celui qui couvrait les murs. Curieusement, la fenêtre était condamnée, à l’instar des maisons vides, se défendant ainsi des cambrioleurs. À l’intérieur des deux volets, quelqu’un avait disposé en croix et cloué grossièrement deux planches de bois.

Au-dessous de la fenêtre reposait le coffre de tante-Agathe dont l’apparence désenchanta un peu nos amis. Il s’agissait d’un objet artisanal, fait par un artiste naïf, décoré sur sa face frontale d’un bas-relief peint, avec deux anges bedonnants aux visages défigurés, où quelqu’un à l’aide de cire d’abeille avait obturé les trous des balles de MacDonald.

Si, avant le déménagement de tante-Agathe dans l’autre monde, les deux bois hétérogènes – jeune, moite, et vieux, desséché – tenaient bon, fidèles l’un à l’autre, vieillissant ensemble à présent, ils commençaient à se séparer par des vilaines fissures apparues à toutes les emboîtures.

Évidemment, le temps qui dévore tout ne promettait rien de bon aux serments de jeunesse, sans colle et sans clous.

« Nom de une pipe pourrie ! » marmonna Duc.

La lumière de sa lampe quitta le coffre et atterrit aussitôt sur la table de chevet.

Un cierge. Consumé jusqu’au bout. Dans un chandelier à une seule tige. La cire fondue avait débordé le large pied et s’était répandue sur le dessus de la table en palissandre. Un bénitier. Avec la poignée élimée par l’usage. Une ramille de buis béni. Les Saintes Écritures reliées en cuir de bouc tanné. Une main y avait posé un lorgnon ancien, au manche en ambre. Enfin, une pendulette de voyage dont le cadran faisait semblant d’être orienté exprès vers les spectateurs silencieux.

La petite et la grande aiguille indiquaient cinq heures vingt. La troisième aiguille, celle qui actionne la sonnerie, était cachée derrière l’une de deux premières, comme si le mécanisme s’était endormi à jamais juste au moment où il fallait qu’il réveille sa maîtresse.

La vue de la pendulette avait troublé nos amis. Ils eurent l’impression que son cadran cachait un message secret, comme si ce petit carré laiteux portait l’empreinte du dernier soupir de tante-Agathe.

À la condition que le râle de la mort pût laisser sa griffe, pour authentifier son ouvrage ?

Akka, elle, savait bien que c’était possible. En ce moment même, au tréfonds de son squelette en pierre, elle sentait le cours de plusieurs fluides humains, mais la vieille bâtisse ne disposait d’aucun moyen pour leur communiquer cette vérité, simple comme tous les grands secrets.

La lampe de Duc continua à errer dans l’obscurité, tout en esquivant le grand lit au milieu de la chambre, masse menaçante à l’ombre de son baldaquin. Elle se leva vers l’icône de Sainte-Marie, l’enfant Jésus au sein. Chose étrange, la Vierge n’avait qu’un seul bras, le gauche.

Du côté opposé du lit, ils distinguèrent encore un tableau, accroché sans doute par la main d’un farceur, le recto tourné vers le mur et le verso vers les visiteurs. Dès qu’il vit ce tableau, Prosper marmonna un juron dans sa barbe, essuyant des gouttes de sueur sur ses tempes.

Dans un coin de la pièce, au-dessous du tableau renversé, ils discernèrent un piédestal en bois qui soutenait la copie d’une colonne grecque. Son chapiteau portait une tête en plâtre, sûrement le portrait de tante-Agathe, sculpté dans les années vingt à Venise, ce même buste que Prosper avait décrit à ses amis à maintes reprises. Contre toute raison, la tête était couverte d’une couche épaisse de peinture olivacée d’où émergeait un gros nez fendu de sa racine jusqu’aux lèvres serrées. Cela formait une plaie hideuse en plâtre blanc.

La lampe de Duc s’empressa de laisser cette funeste tête dans l’obscurité pour se diriger encore une fois vers la pendulette de la vieille dame, comme si elle y était attirée par une force mystérieuse. Les deux aiguilles avaient façonné sur le cadran une sorte de flèche, braquée vers le lit, où se tourna enfin la lampe de Duc, comme ensorcelée.

Des mains habiles avaient transformé la vaste couche en un lit de mort. Vraisemblablement, ces mêmes mains avaient allumé le cierge et posé une ramille de buis sur la table de chevet. Le lit se trouvait dans le même état que le jour des funérailles de tante-Agathe, repassé et lissé par ces mains adroites qui prenaient la mort au sérieux. Le traversin et le sommier étaient couverts d’un grand édredon, et celui-ci, à son tour, d’un drap mortuaire, bordé d’une ordinaire dentelle industrielle, ressemblant aux sets en papier des plateaux de pâtissier.

Les employés des pompes funèbres avaient oublié d’emporter le drap avec les guirlandes en cire louées, laissant ainsi aux amis de Prosper consternés un tableau rare, instructif et édifiant.

La seule personne qui trouva suffisamment de sang-froid pour exprimer ses sensations fut Duc, le génial faussaire polonais.

« Ah ! nom de nom ! » chuchota-t-il.

À l’endroit précis où une semaine auparavant était allongé le corps de mademoiselle Agathe, se trouvait maintenant son empreinte béante. Il s’agissait d’un enfoncement tracé dans le tissu, d’un dessin ombré, si fidèle que Duc et ses compagnons crurent y voir la petite vieille, toujours étendue, un œil fermé, l’autre entrouvert, le menton en galoche pointé vers le plafond et les bras croisés sur la poitrine.

Cette empreinte humaine, souvenir d’un bref passage sur terre était semblable au pas d’un pied nu dans le sable, destiné à être effacé par la première onde, née de la moindre brise. L’empreinte de la nuque, du cou, des épaules et des omoplates, l’empreinte du dos étroit, des biceps flétris, des coudes pointus, l’empreinte des os iliaques à la place du croupion maigrichon, l’empreinte des fémurs, des tibias et des talons.

« Cela rappelle un moule à gâteaux, dit Ampère naïvement à voix basse.

– Enfants, ajouta Alpha en murmurant, nous mangions des pains d’épice en forme de bons-hommes. »

Ils observaient comme envoûtés l’enfoncement dans la soie artificielle, cet insensé moule à gâteaux, que mangent peut-être les enfants des géants cosmiques.

« Il ne manque qu’un cordon-bleu, pour y verser de la pâte humaine », dit Yégor, pris d’une soudaine envie de badiner pour repousser son effroi.

Son éternel sourire mélancolique-moqueur au coin des lèvres, Duc prit Prosper sous le bras.

« Le petit-neveu en deuil sait bien que je ne plaisante jamais, dit-il. Il s’agit ici d’un phénomène important. Le trou de tante-Agathe mérite notre profonde attention.

– Le trou de la défunte peut être comparé à une bouteille avec la lettre d’un naufragé, s’immisça le farceur Ampère. Un message humain très important se trouve dedans, destiné à d’autres mondes. Nous allons le jeter dans l’océan cosmique, et nous attendrons patiemment la réponse de quelqu’un. Ce sera la réponse à toutes les vaines questions que nous nous posons à présent.

– Petit dragon, tu vas aller loin, le flatta Duc. Mais, ton intelligence piétine derrière ton intuition. Tu devrais maîtriser l’art de la déduction.

– Depuis ma tendre enfance, je crève d’envie d’apprendre l’art de la déduction », persifla Ampère.

Alors Duc reprit la parole, d’un ton professoral, passant outre à l’ironie d’Ampère :

« Tout à l’heure, tu as comparé le trou de tante-Agathe à un moule à gâteaux. Depuis des siècles, le trou qu’un bougeoir, laissé parfois dans le plâtre ou l’argile, sert au moulage de nouveaux chandeliers, donc à la production de descendants de la même espèce. Pourquoi alors, le trou laissé par une existence humaine serait-il une exception ? Cette thèse posée, il s’ensuit qu’un trou, creusé par la mort, devrait nous servir à y mouler une nouvelle vie. Cela nous amène tout droit à la courageuse conclusion que la mort pourrait être une sorte d’imprimerie des gènes clonés auxquels nous devrions notre existence sur terre. »

La tirade abracadabrante de Duc suscita un certain effet chez les auditeurs. Les épaules de Sandrine et de Petit Loup se mirent à trembloter d’un rire étouffé, rire qui leur servait à dissimuler le sentiment pénible de la pudeur et de l’aversion face à cette triste empreinte de l’existence. Les yeux brillants, Prosper se pourléchait les babines, songeant à ses expériences avec les salamandres. Alpha se frottait les mains en présence de son thème favori. Yégor soufflait sur les verres de ses lunettes, comme s’il s’apprêtait à jeter un coup d’œil au-delà des vérités terrestres, alors qu’Inès, pieuse, était devenue rouge d’indignation.

« Tu tombes bien bas ! cria-t-elle haro sur Duc. Toi, l’avocat du diable !

– Arrête ! s’exclama Ampère. Pourrais-je, cher maître, en tirer une conclusion d’importance ?

– Exécution ! » l’encouragea Duc, ne cachant pas son plaisir d’être traité de maître.

En réponse, Ampère prononça sa mémorable réflexion.

« Si la mort était la véritable imprimante de la vie, il est tout à fait vraisemblable que, sans la mort, nous serions condamnés à périr. Par conséquent, il faudrait que nous soutenions son avancement par tous les moyens.

– Blasphémateurs ! gémit Inès. Et l’âme ? Où est la place de l’âme dans cette macabre burlesque métaphysique ?

– Nous sommes des pécheurs endurcis, avoua Duc, en se grattant derrière l’oreille. C’est plus qu’impardonnable. Cette pauvre âme, nous l’avons complètement oubliée.

– On ne peut pas penser à tout, se justifia Ampère.

– Je crains que l’âme n’ait rien en commun avec votre moule humain », intervint Prosper, qui, depuis quelques minutes, fouillait laborieusement ses poches à la recherche d’un nouvel objet précieux.

Tout le monde se tut comme d’habitude au moment où Dr Breton, une fois de plus, manifesta l’intention de mettre son autorité de savant sérieux au service de leurs redoutables calembours.

« La théorie de la prétendue projection astrale s’efforce de nous convaincre de l’authenticité d’un champ vital qui subsiste même après la mort, après la décomposition de notre cocon physique, entama Prosper dans son oraison funèbre, fouillant toujours dans ses poches. La seule preuve empirique de cette affirmation de nos jours serait une série d’essais, effectuée en Angleterre et aux Pays-Bas, par trois médecins indépendants. Le premier parmi eux, Dr Watters, avait photographié la délivrance du corps astral chez les grenouilles et les souris agonisantes. Il construisit les récipients, remplis de fluide gazeux et d’huile, pour capter les images des corps brumeux qui planaient au-dessus des cadavres d’animaux. Le deuxième excentrique, Dr Zaalberg van Zelst, pesant soigneusement les moribonds, constata qu’au moment de la mort clinique survenait une perte brusque du poids corporel, la perte de 69, 5 grammes. Sa trouvaille fut corroborée par le toubib britannique, Duncan McDougall, qui arriva à des résultats identiques en onces anglaises.

– Est-ce vrai ? demanda Alpha d’une voix cassée. Jure que tu dis la vérité.

– Cela va sans dire », répondit Prosper.

Son discours, prononcé tour à tour avec le plus grand sérieux et un sourire espiègle, força ses amis à reprendre leur raillerie. Le thème abordé était trop grave pour ces bouffons, danseurs de corde, pris de vertige au-dessus du triste vide de leur existence.

« L’immortalité implique une grande responsabilité de la part de simples mortels, dit Duc. Dès que j’ai pris conscience de l’immortalité de mon âme, j’ai décidé de ne plus perdre une seconde.

– L’immortalité pèse lourd sur nos fragiles épaules, ajouta Ampère, même si elle ne pèse que 69, 5 grammes.

– Chacun parmi nous devrait labourer son champ vital, conclut Duc.

– Il faut d’abord que vous méritiez cette immortalité, que vous redoutez tant, se moqua Alpha.

– Toi, avec la perte de ton âme, tu ne perdrais pas beaucoup de ton poids corporel, dit Duc, en toisant la jeune femme corpulente.

– En revanche, toi, avec la perte de ton âme, tu ne perdrais rien du tout, répliqua Alpha, d’une langue bien acérée. Si Prosper a dit la vérité, cela nous donne l’espoir qu’un jour nous pourrions enfin établir des communications. Un beau jour, nous nous réveillerons en découvrant que quelqu’un a inventé le nécrophone, comme c’était le cas hier avec le téléphone sans fil.

– J’espère qu’un brave Occidental l’inventera avant les Japonais, minauda Ampère. Si les Japonais se mettent à l’écoute de nos tombes, ce sera la fin des haricots.

– Quelle horreur ! soupira Duc.

– L’âme n'existe pas ! déclara Yégor brusquement. Toutes vos paroles sont des balivernes de l’Occident superstitieux qui cherche dans l’âme le rachat de ses vices charnels.

– Si l’âme existe, dit Ampère, et si elle ressemble au corps qu’elle habite, alors l’âme russe de Yégor doit être rougeâtre et celle d’Inès très bronzée. »

Devenue pourpre de colère, Inès n’arriva pas à lui river son clou, car Prosper reprit la parole. Pendant que les autres échangeaient les dernières facéties, il avait déterré de sa poche une petite lettre chiffonnée.

« Je me sens obligé, les interrompit-il d’une voix rauque et solennelle, de vous lire ces quelques lignes, dernières paroles de tante-Agathe. Jusqu’ici je n’ai pas eu l’opportunité de le faire, bien que ce pli vous concerne. »

Les amis échangèrent des regards, surpris de la gravité de sa voix.

Nous rapportons ici mot pour mot le contenu de la missive que Prosper lut à la compagnie, après avoir fixé, tant bien que mal, ses lunettes fendues sur son nez.

« Lorsque tu auras lu ces lignes, ma petite Souris, je ne serai plus de ce monde.

“Monsieur Morissette, le Morissette avec deux s et deux t, est au courant de tout. Adresse-toi à lui au sujet du testament et des taxes successorales. Je souhaite que ton frère Nestor ne vende pas Akka tant qu’il aura les moyens de l’entretenir, quoique je ne sois pas sûre qu’il ne s’en débarrasse pas avant que je ne me refroidisse. J’approuve la mise en vente de tous les objets faisant partie de ma collection, excepté le coffre de monsieur Brind’amour et son contenu.

“En me réveillant ce matin, j’ai découvert que pendant la nuit mon portrait – celui pour lequel j’ai posé devant monsieur Hamilton – était retourné contre le mur. À l’heure de mon petit déjeuner, dans la pièce voisine a retenti un bruit terrible. Je m’y suis précipitée et j’y ai trouvé le buste de monsieur Belini jeté à terre. Mon nez était cassé.

“Je n’augure rien de bon de tout cela, ma petite Souris. Mon heure a sonné. Les sages de l’Orient disaient : Ce n’est pas la souffrance qui nous fait rendre l’âme, mais le jour suprême.

“Une bise pour toi et tes amis parisiens, que mon destin m’empêcha de connaître dans le monde d’ici-bas.

“À bientôt, amis.

“Votre tante-Agathe. »

Sans prononcer un mot de plus, Prosper plia la lettre, la remit dans sa poche et ferma la porte de la chambre à coucher. Les charnières produisirent de nouveau des craquements et des grincements de bois givré. Il engagea la clef gluante dans la serrure et la tourna une seule fois. Puis, maladroitement, il la fit passer plusieurs fois d’une main à l’autre, pour finir par l’enfoncer une fois encore dans la serrure, où il la laissa définitivement.

Tous les yeux se tournèrent vers Alpha qui venait de heurter une commode, en faisant tomber une boîte d’allumettes, pendant qu’elle reculait en direction de la chambre d’hôte. Dans sa chute par terre, la petite boîte avait causé un bruit qui leur sembla étourdissant comme un coup de tonnerre.

Duc fut le premier qui reprit ses esprits, armé du meilleur de ses sourires.

« Où te presses-tu, chère ? demanda-t-il.

– Pourquoi “à bientôt” ? bégaya Alpha. Et, avec quel droit “votre tante” ?

– Parce que la vieille dame ressentait de la sympathie pour les amis de son petit-neveu, lui expliqua Sandrine.

– Les amis de mes amis sont mes amis, se récria Alpha, mais je refuse fermement de reconnaître les tantes de mes amis comme mes tantes ! »

En reculant, elle faillit renverser une vitrine à l’entrée de la chambre d’hôte.

« Je crève de fatigue, se justifia-t-elle.

– Si ma mémoire ne me trahit pas, continua Duc, tout à l’heure, tu as proposé un troc à Petit Loup ?

– Quel troc ? s’étonna Alpha.

– Je t’ai entendu offrir la chambre d’hôte en échange de la chambre à coucher, dit Duc, armé toujours de son sourire innocent.

– Jamais de la vie ! se révolta Alpha, dont les relations d’amitié avec les morts admettaient quand même quelques limites.

– Approuves-tu le troc qu’Alpha a proposé ? » demanda Duc à Petit Loup.

Son ami fit le pitre en hochant la tête.

« Voilà, le bonhomme accepte ! se réjouit Duc.

– Moi pas ! vociféra Alpha. Illico, je pars dans le premier hôtel !

– Personne ne te prendra de force la chambre d’hôte, tenta de la calmer Prosper. Ne vois-tu pas que Duc plaisante ?

– Des plaisanteries de mauvais goût avec des choses sérieuses, grogna Alpha. Plutôt mourir que de passer la nuit dans le lit d’une morte, dans ce trou effrayant !

– Nous allons demander à Soma de retaper le lit, dit Prosper, en se dirigeant vers la cuisine.

– Laisse tranquille cette vieille, l’arrêta Petit Loup. Une nuit sur le banc des quêteurs ne me fera pas de mal.

– Es-tu sûr, mon petit clochard ? » demanda Prosper, en lui tournoyant tendrement sa belle mèche argentée.

Petit Loup approuva en fermant les yeux, puis il secoua la tête pour se débarrasser de la main de Prosper.

« Comme tu veux, s’accorda Prosper et il s’empressa de sortir d’un placard dans le vestibule un vieux sac de couchage. Ce haillon s’assortira très bien au banc, dit-il. Dès demain, je demanderai à Soma de remettre de l’ordre dans la chambre à coucher.

– Beaucoup de trou pour rien ! » soupira Duc.

Ce fut sa propre paraphrase gaillarde du titre de la comédie de Shakespeare, Beaucoup de bruit pour rien, qui lui servit à traduire leur sentiment commun de lassitude.

« Beaucoup de rien autour d’un trou ! » conclut Ampère.

« Des paroles outrées, se dit la vieille maison Akka, un peu grosses et inconvenantes. Des bouffonneries poussées trop loin. Une autre demeure en deuil à sa place et digne d’être hantée, se dit-elle, aurait infligé une peine sévère à ces plaisantins. Toutefois, conclut-elle, une méchanceté n’est jamais gratuite : ces pauvres hères, eux aussi, doivent être hantés par…

« Par quoi ? se demanda Akka. Par quoi ? »

En cherchant la réponse à cette question, elle s’assoupit imperceptiblement.

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