INTRODUCTION

Comment rattraper sur la route terrible où elle nous a fuis, au delà du spécieux tournant de la mort, cette âme qui ne fut jamais tout entière avec nous, qui nous a passé entre les mains comme une ombre rêveuse et téméraire ?

« Je ne suis peut-être pas tout à fait un être réel. » Cette confidence de Benjamin Constant, le jour où il la découvrit, Alain-Fournier fut profondément bouleversé ; tout de suite il s’appliqua la phrase à lui-même et il nous recommanda solennellement, je me rappelle, de ne jamais l’oublier, quand nous aurions, en son absence, à nous expliquer quelque chose de lui.

Je vois bien ce qui était dans sa pensée : « il manque quelque chose à tout ce que je fais, pour être sérieux, évident, indiscutable. Mais aussi le plan sur lequel je circule n’est pas tout à fait le même que le vôtre ; il me permet peut-être de passer là où vous voyez un abîme : il n’y a peut-être pas pour moi la même discontinuité que pour vous entre ce monde et l’autre. »

Ses plus grands enthousiasmes littéraires allèrent toujours aux œuvres qui lui faisaient sentir l’idéalité de l’univers et de la vie elle-même.

Il faut savoir aussi combien il était sobre : matériellement d’abord (jamais il ne sembla prendre à la nourriture le moindre plaisir, il ne lui demandait que de l’entretenir en vie) ; mais surtout au spirituel : j’ai souvent admiré combien légèrement il goûtait à la réalité et c’était une surprise pour moi, à chaque fois, de voir de quelle impondérable mousse s’emplissait seulement la coupe qu’il y plongeait.

Il n’y avait pas là l’effet d’une constitution physique fragile, ni aucune intolérance par débilité. Au contraire Fournier fut toute sa vie robuste et bien portant. C’était son esprit tout seul dont l’aspiration était ainsi prudente et réservée, – comme s’il eût eu ailleurs d’autres sources où puiser, et une alimentation invisible.

Quand je la compare à la sienne, toute ma vie, qui pourtant fut occupée par beaucoup des mêmes événements, m’apparaît affreusement positive. J’ai saisi bien des choses qu’il laissa échapper ; mais c’est lui qui volait, moi qui reste…

Il serait vain de vouloir distinguer le merveilleux spontané, dans son histoire, et celui qu’il y ajouta lui-même par la simple tournure de son imagination. Elle reste, en tous cas, « à peine réelle », tissée des aventures les moins analysables ; des femmes y sont mêlées dont, du fait que son regard seulement les effleura, il devient impossible de savoir qui elles furent d’autre que les anges ou les démons qu’il vit.

Une biographie d’Alain-Fournier ? Écrite du dehors, puisée ailleurs que dans ses contes et dans le Grand Meaulnes, ne sera-t-elle pas un continuel mensonge, le récit des faits qu’il n’a pas vécus ? Et comment oser, en particulier, reconstituer sa dernière rencontre ? Comment savoir le visage qu’eut pour lui, brusquement dévoilé dans la solitude, cette maîtresse terrible qu’il avait toujours attendue : la guerre ?

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