III

On peut se demander pourquoi Fournier qui semblait, ainsi, dès 1907, si bien au fait de ses tendances et de ses dons, dut attendre encore plusieurs années avant d’en trouver le véritable usage et avant d’entreprendre le Grand Meaulnes.

C’est d’abord qu’il rencontra de nombreux empêchements matériels.

En octobre 1906, il s’était installé à Paris avec sa grand’mère et sa sœur et était entré, comme externe, en rhétorique supérieure à Louis-le-Grand. Et comme il voulait cette fois, à tout prix, réussir au concours de l’École Normale, il avait dû suspendre complètement son activité littéraire.

Ses incursions dans le domaine qu’il s’était défendu, se bornèrent, cette année-là, à une prise de contact avec le groupe de Vers et Prose, qui nous paraissait, à ce moment, résumer tout ce qu’il y avait de vivant en littérature. Fournier fut présenté un soir, au Vachette, par des amis, à Paul Fort, à Moréas, à Adolphe Retté. J’ai gardé et je publierai peut-être un jour le récit homérique de la nuit qu’il passa avec eux et dont il ne sortit pas sans quelques désillusions. Il devait pourtant nouer plus tard des relations amicales avec Paul Fort, qui a dédié à sa mémoire un admirable poème.

Malgré tous ses efforts, handicapé d’ailleurs par une fatigue cérébrale qui l’avait affligé au dernier moment, Fournier, admissible à l’écrit, ne put réussir à l’oral du concours. Ainsi lui fut fermée définitivement une porte qu’il était fou, quand j’y repense, de s’attendre à voir jamais s’ouvrir devant cet esprit trop sensible, trop imaginatif, et qui ne trouvait jamais faciles que les chemins inexplorés.

Le service militaire le guettait. Il ne put profiter du régime des « dispenses » qui venait d’être supprimé, et dut faire deux ans, avec préparation obligatoire du métier d’officier. Ce fut une nouvelle restriction à son essor d’écrivain : comme il n’avait jamais de loisirs qu’imprévus et fort courts, il ne put travailler pendant cette période qu’à des contes et à de brèves esquisses.

Pourtant, ce temps d’esclavage ne fut pas sans lui apporter de secrets enrichissements ; il l’employa à explorer la vie de cette façon étrange et délicate que j’ai tâché de définir, et à en extraire ce minerai subtil qu’elle recelait pour lui, dont lui seul savait repérer les filons.

Pour la première fois il entrait en contact intime, familier, avec les gens du peuple, et non plus seulement avec les paysans, avec les ouvriers aussi : il les aima, fermant les yeux à leurs défauts. Il sentit l’immense misère et le charme enivrant de la camaraderie militaire. Il traversa à pied, de la seule allure qui permette d’y adhérer vraiment, une foule de pays nouveaux ; il apprit la France, pas à pas ; les environs de Paris d’abord, puis la Brie, la Champagne, Mailly, puis la Touraine, puis la région de Laval, où il fut élève-officier, enfin le Gers et les Pyrénées, – car il fut envoyé, pour ses six derniers mois, comme sous-lieutenant, à Mirande.

Mirande me paraît marquer un moment important du développement de Fournier : le moment – comment le bien définir ? – où sa nostalgie déborde. Jusque-là elle avait été quelque peu contenue et comme canalisée par ses admirations littéraires : la voici tout à coup qui jaillit droite, à l’état pur, du fond de son âme. Le souvenir de son amour, qui, à mon avis, dans son essence, comme je l’ai déjà d’ailleurs insinué, était la simple fixation d’un mal plus vague et plus profond dont il souffrait de naissance, revient à cet instant le traverser d’une manière tout particulièrement douloureuse. Le jour anniversaire de sa rencontre avec la jeune fille du Cours-la-Reine, il m’écrit : « Je reste tout ce jour enfermé dans ma chambre pour souffrir plus à l’aise. Depuis des semaines ceux qui me touchent la main savent que j’ai la fièvre. La fatigue même ne me fait plus dormir. La joie secrète de ces temps derniers est finie ; maintenant il faut lutter contre la douleur infernale. Comment traverserai-je tout seul cette fête à laquelle je ne suis pas convié ? De grand matin le soleil est entré dans l’appartement par toutes les fenêtres et m’a réveillé ; le serviteur a tout préparé durant la nuit, les haies de roses, la route brûlante…, pour quelque grand anniversaire mystérieux ; et au moment de révéler à tous le secret de sa joie, il trouve son maître seul et en larmes et abandonné . »

Oserai-je entrer dans le vif d’un caractère ? – Pour Fournier, le moment de la plus complète privation est aussi celui de la plénitude intérieure. Il ne faut pas que sa souffrance, qui est réelle, nous fasse illusion. Fournier n’est lui-même et ne trouve toutes ses forces que dans l’instant où il se sent vide de tout ce dont il a pourtant besoin.

Il y a ici quelque chose d’infiniment subtil que peut-être je ne réussirai pas à faire comprendre. Tâchons seulement de le revoir dans cette petite ville méridionale dont la grand’route, en la traversant, forme la seule rue. Au loin, les Pyrénées aiguës sont encore blanches. Le printemps chauffe pourtant déjà les maisons basses et a fait sourdre dans tous les jardins de grandes nappes de fleurs. Il est dix heures ; Fournier revient de l’exercice, retrouve sa chambre au premier étage de la « Maison Hidalgo », sa table devant la fenêtre ouverte. Un seul livre est posé devant lui : l’Idiot de Dostoïevski ; mais bientôt viendront s’y ajouter l’Évangile, la Bible et l’Imitation qu’il ira demander à l’aumônier de l’Hôpital.

Il a vingt-trois ans ; il n’a pas su encore « se faire une situation » ; il sent très bien, jusque dans ses mains, une sorte de maladresse à forcer la vie ; la dextérité, l’étude et la patience lui font irrémédiablement défaut. Il n’est pas sans aucun désir du bonheur ; mais il le voit si difficile !

Alors – c’est ici que son caractère devient complexe et singulier –, il se sent pris à la fois de désespoir et d’audace ; au lieu de rien résigner, il demande tout. Sachant bien qu’il ne l’obtiendra pas, c’est un trésor qu’il exige, qui lui est dû.

Cela ne va pas sans larmes et sans abattements. Qui saurait arriver au bon moment et lui poserait sans rien dire la main sur le front, quels fiévreux sanglots ne déchaînerait-il pas !

Mais cette âme est jeune encore et avide et il faut qu’elle se fasse grande de tout ce qui lui est refusé, de toutes ses déceptions, de toutes ses impuissances : ce qu’elle n’a pu saisir, ce qu’elle ne saisira pas, fleurit en elle tout à coup, irréel et présent.

Jamais peut-être homme ne rêva semblablement la vie ; son imagination comble au fur et à mesure toutes les lacunes que son exigence y détermine ; sur ce monde, qui ne se laisse approcher et goûter un peu que par la ruse, qu’il sent donc inassimilable, elle projette, comme vengeance, son immense et douloureux reflet.

Fournier, si doux, si tendre, si facile à toucher, avait en même temps une espèce de cruauté envers les êtres. Il se mettait de chacun à attendre un certain nombre de joies définies, mais se gardait bien d’en rien dire ; et si elles lui étaient refusées, c’est presque avec triomphe qu’il constatait le manquement et déclarait sa déception, – et ne pardonnait pas.

« Seules les femmes qui m’ont aimé peuvent savoir à quel point je suis cruel . » Il les appelait, les invitait, mais aussitôt leur prescrivait mentalement un certain angle sous lequel elles avaient à entrer dans sa vie, un certain rôle qu’elles y devaient jouer. Et à la moindre faute qu’elles commettaient, au moindre lapsus, il les accablait de reproches, leur racontait méchamment, en détail, tout ce en quoi elles étaient défaillantes à son idéal.

Je ne veux pas du tout noircir ici mon ami. Il ne disconvenait pas lui-même, on le voit, de cette dureté. Je veux seulement aider à comprendre le caractère actif, presque agressif de sa nostalgie, – et cette violence qui était au fond.

Je veux aussi faire épouser le mouvement qui, pendant ce même séjour à Mirande, l’entraîna si fortement vers le catholicisme. L’origine en remonte d’ailleurs à 1907. Dès ce moment, Fournier s’était trouvé en butte à des sortes de tentations, qui venaient par accès :

« Désirs d’ascétisme et de mortifications : vieux désirs sourds.

Désir de pureté. Besoin de pureté. Jalousie poignante et saignante.

Vous vous seriez endormis et satisfaits dans le catholicisme.

— Insatisfaction éternelle de notre grande âme (Gide, Laforgue).

Amours sans réponse pour tout ce qui est.

Sympathies sans réponse avec tout ce qui souffre.

Vide éternel de notre cœur, le catholicisme vous eût comblé.

— Ambitions jamais lasses, ambitions de conquérir la vie et ce qui est au delà.

Votre douleur se fût calmée et votre gloire exaltée à la promesse qu’on vous eût faite du Paradis de votre cœur et de ses paysages . »

Mais à ce moment (il est sous l’influence de Gide) la religion ne lui apparaît qu’à la façon de ces oasis dont c’est toujours « la suivante » qui est « la plus belle ». Il la poursuit comme un lieu possible de repos, mais sans désir profond de l’atteindre.

À Mirande, la tentation a pris corps ; le catholicisme est présent, comme un ange multiple et voilé, à toutes les portes de son âme. Dans un poème en prose dont il trace à ce moment l’esquisse, il se représente sous les traits de « l’adolescent de la nuit, du veilleur aux colombes ». « Et tandis que les autres ont connu le triomphe mystérieux dans le pays nouveau qui était comme l’expansion de leur cœur, lui, comme dans une tour, a senti monter vers lui ce paysage inconnu. Chaque jour cela gagne et cela déferle comme une énorme vague. Chaque jour sur un papier, comme un homme perdu, il décrit les progrès de l’inondation mortelle. Dans sa vie très simple, chaque fois quelque chose de monstrueux, tant cela est pur et désirable, se glisse comme une parole incompréhensible dans les discours de celui qui va devenir fou. Enfin une nuit, au plus haut de sa tourelle, alors qu’en bas et jusqu’à l’horizon fulgure la vie de la Joie inconnue, il comprend que la vraie joie n’est pas de ce monde, et que pourtant elle est là, qu’elle ouvre la porte et qu’elle vient se pencher contre son cœur. Alors il meurt, en écrivant quelque chose, un nom peut-être, qui n’est pas encore décidé – et sur chaque barrière des champs d’alentour (redevenus terrestres), un enfant est perché, en robe blanche, les pieds pendants, et souffle dans une flûte d’or, à intervalles réguliers . »

Que cette métaphore n’aille pas faire croire que la crise se passe pour Fournier dans le plan purement littéraire. Il va à Lourdes et en rapporte une grande émotion ; il cherche à s’instruire du dogme ; il m’écrit : « Si tu as cru que mon amour était vain et inventé, si tu as cru que je passais un seul jour sans en souffrir, et si, cependant, tu n’as pas vu que depuis trois ans la question chrétienne ne cessait de me torturer – certes tu m’as méconnu – certes tu t’es beaucoup trompé. Si je puis entrer tout entier dans le catholicisme, je suis dès ce moment catholique . »

Quand j’essaie d’imaginer ce que la religion pouvait représenter pour Fournier à cet instant : une force toute faite, me dis-je, pour le porter au delà de ce qu’il ne pouvait maîtriser ; cette résistance qu’offre la vie quand on l’aborde avec de grands désirs et une insuffisante application d’esprit, il voyait, pour la vaincre, ce grand train de dogmes et de prières. Son émotion religieuse (« Il n’y a pas de mots pour ces larmes ») venait après « combien de démarches dans les ténèbres !  »

On lui promettait l’effraction des trésors qu’il ne savait pas solliciter. C’est à un pillage magique du monde qu’il se sentait convié.

Ou, si l’on veut, la façon dont le monde, par le christianisme, « s’éclaire sans qu’on y pense » devait être pour lui d’une immense attraction. « Ce qui me séduit terriblement, écrira-t-il un peu plus tard, dans les livres sacrés, c’est la simplicité du mystère qu’ils révèlent. À chaque page, l’éclosion terrestre de l’événement merveilleux me trouve aussi passionnément crédule que l’épanouissement d’une fleur au cœur du pré de juin. Il n’y a pas moyen de ne pas croire tant cela est vrai et séduisant . »

Une certaine immédiateté du prodige, la parenté du surnaturel avec l’humble vie quotidienne, sa ressemblance avec les événements de tous les jours : voilà ce qu’il reconnaît comme sien dans le christianisme et ce qui le transporte. Dans la même lettre il m’écrit encore parlant de l’Évangile : « C’est la perfection de mon art, le baiser de mon amour, la consolation de ma peine, l’exaltation de ma joie. Ce n’est pas, comme je l’ai cru…, le livre de la pureté, écrit pour les anges ; c’est une réponse inépuisable à toutes mes questions d’homme – c’est comme une auberge, dont parle Jammes, une auberge bleue où je me suis assis sale et fatigué ; et, sur le coup de midi, je m’aperçois qu’elle m’a porté au Paradis, où elle vient de s’envoler, les ailes repliées . »

On voit dans Madeleine, qui est à mon avis la première réussite positive de Fournier, une expression de tout ce qu’il recevait à la fois et pêle-mêle, à ce moment, du christianisme. On sent son inquiétude, sa charité, son impatience (à une certaine façon de bousculer, de retourner les paysages), et la lueur que l’au-delà laisse filtrer jusqu’à lui. Il y a de la pitié, de la dureté, du désir, beaucoup d’enfantillage encore, dans ces pages, et pourtant une force de rêve, un besoin de s’arracher aux lois physiques qui atteignent presque au drame.

De même, dans les petits poèmes en prose qui suivent, et qui sont construits sur des impressions de grandes manœuvres . On y respire déjà quelque chose de ce malaise si pur qui fera le charme incomparable du Grand Meaulnes ; il y veille une grande peine cachée, mais qui n’accable pas l’âme, qui la laisse active et vagabonde ; et sans cesse la même lampe s’allume au sein de la nuit, – la même promesse diaphane, le même visage limpide et sans péché.

Pourtant il ne faut pas nous dissimuler qu’il manque encore quelque chose à ces premiers essais en prose d’Alain Fournier, non seulement pour qu’ils nous émeuvent profondément, mais même pour qu’ils ressemblent tout à fait à leur auteur et portent une marque indiscutablement originale.

Lui-même n’est pas sans le sentir, sans s’en inquiéter. J’ai dit que le service militaire l’avait empêché de s’attaquer, dès 1907, à une œuvre de longue haleine. Il faut corriger cette affirmation. Tous les obstacles qu’il rencontra, n’étaient pas extérieurs ; il luttait aussi contre une certaine faiblesse, ou erreur de son talent, qu’il n’arrivait pas à se bien définir.

Dans presque toutes ses lettres, depuis 1907, il me parlait du Pays sans nom ; tout ce qu’il écrivait s’y rapportait, devait en faire partie ; mais ce n’en étaient jamais que des morceaux, et sans lien, qu’il parvenait à réaliser ; l’œuvre ne « venait » pas dans son ensemble.

Le Pays sans nom, c’était le monde mystérieux dont il avait rêvé toute son enfance, c’était ce paradis sur terre, il ne savait trop où, qu’il avait vu, auquel il se voulait fidèle toute sa vie, dont il n’admettait pas qu’on pût avoir l’air de suspecter la réalité, qu’il se sentait comme unique vocation de rappeler et de révéler.

Le Pays sans nom, c’était, à ce moment, dans son esprit, non pas le germe, mais la fleur trop épanouie, impossible à force d’extension et de fragilité, de ce qui plus tard, dans le Grand Meaulnes, devait s’appeler : le Domaine mystérieux.

Il cherchait à l’évoquer directement, par les seuls prestiges de la poésie ; il voulait y transporter sans avertissement son lecteur, l’y faire s’éveiller comme Meaulnes enfant, un jour, s’éveilla dans la « Chambre verte ».

Aussi répudiait-il tout secours matériel, tout moyen épisodique et concevait-il sa tâche comme celle d’un pur enchanteur.

Mais justement c’est là qu’il trébuchait. Plus il serrait de près sa vision, plus il mettait à son service des phrases et des images qui l’avoisinaient, plus il voulait utiliser, pour l’exprimer, son émanation propre et le halo dont elle s’entourait, plus il cherchait, à son usage, de ces mouvements muets qui partent du cœur et glissent comme des anges, – et plus aussi il la sentait s’affaiblir, s’épuiser.

Son découragement, devant cette déception de ses efforts, eut, à certains moments, un caractère tragique. Il m’écrivait : « Peut-être que moi-même j’en suis déjà à la deuxième partie de l’Esprit Souterrain – le moment où l’on aperçoit que peut-être on ne répondra pas au crédit qui vous fut accordé ; le moment de la banqueroute et du « lébédévisme . » C’est ici qu’il faudrait de l’aide. Mais à qui s’adresser ? »

Heureusement cette fois je ne lui fis pas défaut. Nous eûmes ensemble, pendant l’hiver qui suivit sa libération et qui nous trouva réunis à Paris, des conversations capitales, au cours desquelles je l’aidai à débrouiller les embarras qui paralysaient son talent. Lui-même d’ailleurs fit preuve dans cette enquête d’une extraordinaire intelligence technique et finit par saisir le problème avec tant de lucidité qu’il en força la solution. Car il avait beau mépriser l’abstraction et les formules : il savait admirablement raisonner sur son art et en découvrir les lois cachées.

Notre étude porta essentiellement sur la valeur du Symbolisme et nous conduisit à mettre en jugement, et même en accusation, ce qui avait été jusque-là l’objet de notre culte.

Un mot d’André Gide nous avait beaucoup frappés et travaillait depuis quelque temps déjà notre esprit : « Ce n’est plus le moment d’écrire des poèmes en prose », m’avait-il déclaré en me remettant un essai de Fournier que je lui avais fait lire. Nous nous étions révoltés contre ce décret dont la sévérité nous paraissait affreuse ; mais en même temps nous avions réfléchi et le sens en avait pénétré profondément dans notre pensée et l’avait émue.

Nous distinguions maintenant, dans cette partie de nous-mêmes qui s’éprouvait créatrice, ce que Gide avait voulu dire : une impuissance, en effet, se trouvait correspondre en nous au genre qu’il avait condamné, – une impuissance qu’il nous fallait bien à la fin reconnaître.

Le poème en prose, tel que le Symbolisme nous l’avait enseigné, était devenu, par la simple faute des années, un instrument entre nos mains complètement inefficace et ne pouvait plus nous permettre aucune prise sur la sensibilité d’autrui. Il avait quelque chose de trop tacite ; de tous les éléments qu’il ordonnait à son auteur de sous-entendre sous peine de grossièreté, il ne se pouvait pas qu’à la fin l’émotion du lecteur ne se trouvât pas diminuée ; il dispensait de trop de choses pour qu’en le lisant on ne se sentît pas dispensé aussi d’en être touché.

Et du même coup une lumière éclatante jaillissait, qui nous montrait le chemin. Fournier l’aperçut le premier et la suivit : il fallait rompre avec le Symbolisme et avec tout l’arsenal trop « mental » qu’il proposait ; il fallait sortir de l’esprit et du cœur, saisir les choses, les faits, les amener entre le lecteur et l’émotion à laquelle on voulait le conduire : « Ce qu’il y a de plus ancien, de presque oublié, d’inconnu à nous-mêmes, – c’est de cela que j’avais voulu faire mon livre et c’était fou. C’était la folie du Symbolisme. Aujourd’hui cela tient dans mon livre la même place que dans ma vie : c’est une émotion défaillante, à un tournant de route, à un bout de paragraphe… »

Fournier découvrait cette fois son aptitude et sa force véritables : il se comprenait romancier. Il échappait d’un seul coup à la rêverie, à cette vague intimité avec lui-même où il s’était si longtemps complu et dans laquelle son manque de lucidité intérieure lui interdisait de faire des progrès. Il replaçait la vie avec tous ses accidents devant se songe qu’il avait vainement essayé de modeler directement et il ne comptait plus que sur des faits, que sur des gestes scrupuleusement décrits pour faire entrevoir celui-ci à son lecteur, « à un tournant de route, à un bout de paragraphe ».

« Je travaille, m’écrivait-il. J’ai parfois de grands désespoirs. Je renonce à beaucoup d’impossibilités. Je travaille simultanément à la partie imaginaire, fantastique de mon livre et à la partie simplement humaine. L’une me donne des forces pour l’autre. Mais sans doute faudra-t-il que je renonce à la première : La seconde va tellement mieux et il faut que le Jour des noces (titre qui avait succédé dans son esprit au Pays sans nom) soit avant peu terminé . »

Et peu de temps après :

« Je travaille terriblement à mon livre… Pendant quinze jours je me suis efforcé de construire artificiellement ce livre comme j’avais commencé. Cela ne donnait pas grand chose. À la fin j’ai tout plaqué et… j’ai trouvé mon chemin de Damas un beau soir. – Je me suis mis à écrire simplement, directement, comme une de mes lettres, par petits paragraphes serrés et voluptueux, une histoire simple qui pourrait être la mienne… Depuis, ça marche tout seul . »

Écrire une histoire, combiner ce piège où la curiosité se prend ; faire agir sur le lecteur cet infaillible instrument d’intérêt qu’est l’événement ; au lieu d’allusions, de tentatives directes sur sa sensibilité, l’impliquer dans une suite organisée de péripéties, aussi naturelles que possible : tel est le programme que Fournier tout à coup se propose et à la réalisation duquel il sent que toutes ses forces vont enfin pouvoir harmonieusement s’employer.

Car si éloigné semble-t-il, à première vue, de celui qu’il avait d’abord envisagé, si modeste puisse-t-il paraître à côté de sa première ambition poétique, l’étonnant, et ce qui va l’émerveiller lui-même, c’est que, dans les premiers morceaux qu’il écrit en s’y conformant, « il y a tout quand même, tout moi et non pas seulement une de mes idées, abstraite et quintessenciée » .

En somme nous voyons ici Meaulnes et Seurel, et l’école de Ste Agathe surgir du domaine des Sablonnières, s’en détacher à notre rencontre et venir nous prendre par la main pour nous y conduire plus sûrement. Je ne pense pas qu’on ait jamais assisté dans l’histoire des lettres à une pareille génération du concret par l’abstrait, du réel par l’imaginaire, d’êtres vus par des êtres rêvés, – ni à la fécondation en retour du plan originel par le plan engendré. Car c’est à partir du moment où il s’en écarte et où il nous en écarte, que le rêve de Fournier se met enfin à vivre. Il suffit qu’il nous repousse loin de lui pour que naisse la force qui nous attirera vers lui. Il suffit qu’il ne veuille plus de nous que comme de spectateurs relégués derrière une rampe, pour que tout ce qui se passait en lui et laissait notre attention languissante, prenne un mystère et un attrait imprévus : il n’exprima plus rien de ce qu’il porte et de ce qui l’agite, mais les chemins qu’il bâtit de nous à lui nous appelleront invinciblement et, nous amenant au bord de son âme, nous contraindront à jamais à la deviner de tout notre amour.

À cette transformation de son premier dessein Fournier fut assurément poussé par une nécessité intérieure, mais par certaines influences aussi, qu’il faut noter : les principales furent celles de Marguerite Audoux, de Stevenson, et, dans une certaine mesure, de Péguy.

Marie-Claire avait déchaîné en lui un enthousiasme que l’exquise qualité du livre ne pouvait suffire à expliquer : il y voyait sans aucun doute briller de ces trésors que les créateurs seuls distinguent, parce qu’ils sont à moitié virtuels et n’existeront tout à fait qu’une fois repris par eux et exploités.

Fournier a essayé de dire lui-même quelle sorte de nouveauté et d’enseignement il apercevait dans Marie-Claire : « Tel est l’art de Marguerite Audoux : l’âme, dans son livre, est un personnage toujours présent, mais qui demande le silence. Ce n’est plus l’Âme de la poésie symboliste, princesse mystérieuse, savante et métaphysicienne. Mais, simplement, voici sur la route deux paysans qui parlent en marchant : leurs gestes sont rares et jamais ils ne disent un mot de trop ; parfois, au contraire, la parole que l’on attendait n’est pas dite et c’est à la faveur de ce silence imprévu, plein d’émotion, que l’âme parle et se révèle . »

En d’autres termes, Fournier admirait la façon dont Marguerite Audoux avait su insérer ses émotions dans un simple récit ; le renoncement au lyrisme pur, qu’il venait de consommer pour sa part, il le voyait ici produire tous les merveilleux effets qu’il en espérait : le silence lui-même, pourvu qu’il fût bien ménagé, et succédât à quelque geste bien noté, pouvait parler, pouvait chanter même. Il n’y avait donc, à se taire, ou plutôt à s’effacer derrière une histoire, que des avantages. L’Âme « métaphysicienne », inspiratrice du Symbolisme, devait céder la place à l’âme ignorante et sans voix, celle qui se raconte par les faits.

Le Miracle des trois Dames de Village, au moment où la Grande Revue le publia (août 1910), apporta à Fournier une déception : « Mes dames de village sont parues hier, m’écrivait-il . On n’a pas gardé les italiques qui enveloppaient plus doucement le texte et lui gardaient un air de poème. Écrit ainsi en romaine, il a l’air d’un mauvais conte et je ne le relis pas sans agacement. Moralité : Écrire des contes qui ne soient pas des poèmes. »

Et en effet le Miracle de la Fermière, qu’il composa tôt ensuite, est un conte bien caractérisé, mais où justement se marque très nettement l’influence de Marie-Claire. On y déchiffre à vue d’œil ce que Marguerite Audoux lui avait entre temps enseigné, ou plutôt, ce qu’elle lui avait révélé de ses propres aptitudes, à l’exercice de quels dons elle l’avait encouragé.

Comparés à ceux des Dames de Village, les paysages du nouveau « miracle » se sont faits à la fois plus humains et plus insaisissables ; ils débordent à peine l’action : ils en naissent plutôt et n’en forment, à la façon de la douce traînée des bolides, que le sillage : « Ce fut une belle promenade en voiture, par les chemins de traverse. Nous nous enfoncions, par instants, sous les branches des haies, et les roues grinçaient dans le sable fin des ornières. Françoise disait qu’il lui semblait, dans les allées d’un immense jardin, voyager sous les arbres. »

On retrouve aussi cette façon discrète, pure et solennelle, de faire parler les paysans, que Marguerite Audoux avait inventée, – et plus généralement le même sens que chez elle de la grandeur des mœurs paysannes.

Aussi ce choix exquis des détails qui permet de peindre sans adjectifs et de donner au lecteur des sensations comme immatérielles : « C’était Beaulande. Nous l’entendîmes, au bout du sillon, gourmander lentement son attelage et arrêter, derrière la haie, la charrue, qui fit un bruit de chaînes. »

Enfin les quelques rares effusions de l’auteur dans son récit sont pareillement amenées, et gardent la même retenue, ici et dans Marie-Claire : « Je connaissais ce grand chant du labour, dont on ne peut jamais dire s’il est plein de désespoir ou de joie, ce chant qui est comme la conversation sans fin de l’homme avec ses bêtes, l’hiver, dans la solitude. Mais jamais l’homme qui chantait, de cette voix lente et traînante comme le pas des bœufs, ne m’avait paru si désespéré d’être seul. »

Il y a pourtant, dans le Miracle de la Fermière, quelque chose de plus formé, de plus serré que dans Marie-Claire. Marguerite Audoux s’était contentée de juxtaposer ses souvenirs, d’émouvoir doucement, à petits coups, la cloche voilée de sa mémoire. Fournier, lui, cerne déjà un événement, le circonscrit, le cultive, lui fait produire tous les « effets » dont il est susceptible. Son récit est construit ; il crée une attente, une inquiétude, une surprise ; il se dénoue.

En d’autres termes (il faut se souvenir qu’il fut écrit parallèlement au début du Grand Meaulnes), c’est déjà le récit d’une aventure ; c’est un roman d’aventures en raccourci.

Et en effet l’évolution de Fournier se poursuit bien au delà de Marguerite Audoux ; il a reçu d’elle une impulsion au passage, mais il la transforme, l’utilise pour des buts nouveaux ; maintenant qu’il s’est décidé à produire sous les yeux du lecteur une « action » proprement dite, il cherche à l’agencer avec toute la perfection mécanique possible.

Il faut noter ici la grande impression que les commencements de l’aviation et les premiers vols au dessus de Paris produisirent sur son esprit : « Samedi dernier, à 7 heures et demie, une clameur terrible – faite d’acclamations – est montée de la rue tandis que je terminais mon courrier à Paris-Journal. Un instant, avec Le Cardonnel nous avons – comment dire – « supporté » cela sans vouloir y prendre garde. Puis nous sommes allés à la fenêtre. Un monoplan, en plein ciel, au-dessus de nous passait. Pour la seconde fois j’ai regardé cela, au-dessus de Paris, avec une émotion sans mots . »

Et ce n’était pas l’émotion, simplement, de voir un homme voler ; il percevait, entre l’engin savant et diaphane qui traversait le ciel et le livre qu’il s’appliquait à construire, une ressemblance secrète. « Dans un cas, m’expliquait-il, le prodige, la révélation d’un monde nouveau se produit grâce à une combinaison de toiles tendues et de cordes ; dans l’autre, grâce à une « disposition » d’esprit, à une combinaison de sentiments divers, à un choc moral. – De plus en plus mon livre est un roman d’aventures et de découvertes . »

Avec la minutie d’un ingénieur, Fournier se mit, vers cette époque, à façonner et à monter les pièces de l’appareil avec lequel il voulait enlever son lecteur et le transporter dans le domaine mystérieux. Il tendit des toiles, installa des commandes ; les chapitres se répondirent, s’enchevêtrèrent ; un long fuselage de menues circonstances étroitement charpentées s’échafauda, dans lequel le lecteur ne devait plus avoir qu’à s’asseoir, en simple passager.

Pour égarer Meaulnes valablement et le conduire sans à-coups jusqu’à l’allée de sapins des Sablonnières, d’innombrables idées vinrent à l’esprit de Fournier, entre lesquelles il choisissait avec lenteur, avec complaisance et avec un infaillible discernement. Il nous fit participer, sa sœur et moi, à cette progressive élaboration d’un mystère, que nous sentions devant nous en même temps s’épaissir que se justifier.

Il n’était jamais satisfait sur les questions de vraisemblance. Cet ami du songe ne cherchait plus maintenant qu’à le rendre le plus naturel possible en en établissant toutes les causes et conditions : Car, disait-il, « Je n’aime la merveille que lorsqu’elle est étroitement insérée dans la réalité. Non pas quand elle la bouleverse ou la dépasse . »

Dans ce nouvel effort il fut aidé surtout par Stevenson. Jacques Copeau nous avait révélé l’Île au Trésor. J’avais lu avec enchantement ce gracieux chef-d’œuvre, mais Fournier avec émotion et reconnaissance : il y trouvait, comme dans Marie-Claire, un secours et une incitation.

Il absorba en quelques mois l’œuvre tout entier du délicieux anglais. Enlevé, Catriona, le Reflux et aussi les Nouvelles Nuits arabes le ravirent. Il s’imprégnait de l’art insaisissable avec lequel Stevenson dispose les événements pour notre meilleure surprise, sans jamais devenir rocambolesque ; il lui empruntait des plans subtils pour l’aménagement de son propre alérion.

Et sans doute aussi était-il séduit par une atmosphère, à coup sûr bien différente de celle de Marie-Claire et de celle qu’il s’appliquait lui-même à créer, mais pareillement limpide, pareillement exempte de lourdeur et de miasmes.

La poésie de l’action, c’est encore ce que Fournier distinguait et aimait chez Stevenson. Tous ces héros en mouvement, en aventure, et qu’entraînaient le seul goût du risque, le seul refus, tacite d’ailleurs et sans emphase, des conditions normales de la vie, plaisaient à son secret et discret romantisme, et venaient nourrir en lui la veine d’où allait sortir le personnage de Franz de Galais.

Mais Stevenson ne fut pas le seul encouragement que trouva Fournier à composer un roman d’aventures, une machine où son rêve apparût capté, – et nécessaire. Si bizarre que puisse paraître cette convergence, Péguy l’avait engagé, depuis quelque temps déjà, dans la même voie.

Il y aurait toute une étude, presque un roman, à écrire sur les relations de Fournier avec Péguy. Ils firent connaissance au printemps de 1910. Fournier avait lu avec enthousiasme Notre Jeunesse et avait rédigé pour Paris-Journal, où il venait d’ouvrir un courrier littéraire, un petit portrait de Péguy. Puis : « Je viens de lire le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, m’écrivait-il en août. C’est décidément admirable. Je ne crains pas de le dire… J’aime cet effort, surtout dans le commentaire de la Passion, pour faire prendre terre, pour qu’on voie par terre, pour qu’on touche par terre, l’aventure mystique. Cet effort qui implique un si grand amour. Il veut qu’on se pénètre de ce qu’il dit jusqu’à voir et à toucher . »

Ainsi tout de suite c’est son application à incarner le mystère, c’est son immense matérialisme spirituel que Fournier admire chez Péguy. Il le compare très curieusement, dans cette première lettre, à Rabelais : « Cet homme est un Rabelais des idées, » note-t-il.

Dès le mois d’octobre 1910, il se lie plus intimement avec lui. Pour la première fois peut-être parmi les écrivains contemporains, il reconnaît un ami. Comme Fournier, Péguy est du Centre, comme Fournier, il sort tout fraîchement du peuple. Ce sont de grandes affinités.

Commencement de longues promenades à travers Paris, Péguy tout à ses affaires, mais en faisant découler d’intarissables considérations générales sur la vie, la sainteté, l’honneur, la mort. Je sens Fournier séduit par tant d’intégrité farouche, par ce génie paysan, naïf, soupçonneux, enfantin, retors, et, comme le sien, malgré tant de précision dans l’esprit, incurablement absent au monde.

Ils marchent l’un à côté de l’autre sur le boulevard Saint-Germain, et tous les dieux français les accompagnent, évoqués, captivés, par leurs propos. Jeanne d’Arc renaît entre eux, pour eux, familière et protectrice. Et Joinville, et saint Louis, et tous les purs. Une assemblée vraiment divine et fraternelle.

Péguy, si fermé à tout ce qui ne lui ressemble pas, entend Fournier, le comprend, l’aime. C’est un repos pour lui, dans l’incessant combat contre les hommes d’affaires, contre les riches, que cette âme d’enfant près de lui, non pas sans ambition (tous deux en ont de grandes), mais inapte aux compromis, candide, agressive, absolue.

Quand paraît le Miracle de la Fermière, « c’est bien simple, déclare Péguy à Fournier, je vais vous dire une chose que je n’ai pas dite souvent, car j’ai plutôt l’habitude de repousser la copie que de l’appeler. Eh ! bien, quand vous aurez sept machins comme votre miracle, apportez-les-moi, je les publie… Vous comprenez sept, parce que c’est un chiffre sacré. » Et un moment après, il reprend : « Quand j’ai été là-dedans, mon vieux, vos paysans si beaux !… »

Le Portrait, que publie la Nouvelle Revue Française de septembre, lui arrache le billet suivant : « Je viens de lire votre Portrait. Vous irez loin, Fournier. Vous vous rappellerez que c’est moi qui vous l’ai dit. Je suis votre affectueusement dévoué. Péguy. »

Cette confiance, dont il a un si grand besoin, et qui lui est, encore à ce moment, assez avarement marchandée, Fournier la goûte avec délices.

L’année 1912 s’ouvre par trois billets de Péguy. Le premier janvier : « Fournier, je vous souhaite une bonne année. » Puis le mercredi 3 : « Aujourd’hui sainte Geneviève, patronne de Paris ; samedi jour des Rois, cinq centième anniversaire de la naissance de Jeanne d’Arc. Je vous embrasse. Péguy. » Enfin, sous la même date, et par conséquent sous la même invocation : « Fournier, appelez-moi Péguy tout court, quand vous m’écrivez, je vous assure que je l’ai bien mérité. »

Quand Péguy commence à écrire des vers, il les montre à Fournier, les soumet avec humilité à son jugement dont il n’est pas sans deviner la précieuse finesse. Et Fournier sans doute se pose en critique, car Péguy lui envoie successivement plusieurs états du même poème, accompagnant le dernier de ces mots : « Être exigeant, voici un troisième état. Vous y verrez que je suis docile. »

Pour une grâce obtenue, Péguy va par deux fois, à pied, en pèlerinage à Notre-Dame de Chartres. Fournier manifeste quelque regret de ne pas l’avoir suivi. Et voici la lettre profondément touchante qu’il reçoit :

« Mon petit, oui, il faut être plus que patient, il faut être abandonné.

« Comment ne pas voir que l’affaire du Figaro s’est faite le 15 et certainement le jour où je n’y pensais absolument pas.

« Et aussi cette impression que quand ces gens-là s’occupent aussi exactement de vous, tout est hermétiquement interdit…

« Mon enfant vous commencez à me déconcerter un peu avec ce regret persistant de ne point être venu à Chartres. J’y suis allé pour vous autant que pour moi, vous le savez. Mais pour vous comme pour moi j’y vais aveuglément. J’ai définitivement renoncé à rien demander de particulier à des gens qui savent mieux que nous.

« Comment vous dire. Je suis beaucoup moins sur le propos de votre vie que vous ne paraissez le penser. Pardonnez-le-moi. Je suis un peu buté sur ma propre infortune et j’ai pris une horreur de tout ce qui ressemblerait à de la direction. Mais je suis entièrement sur le propos de votre âme et de votre œuvre.

« Quand je vois les précautions incroyables que j’avais prises pour ne pas en perdre d’autres, que j’ai perdus, j’ai une terreur panique de commettre avec vous une maladresse ou d’exercer un atome de gouvernement . »

En réponse à ces témoignages, l’amitié et l’admiration de Fournier pour Péguy grandissent et prennent une allure presque passionnée : il m’écrit le 3 janvier 1913 : « De longues conversations avec Péguy sont les grands événements de ces jours passés… Je dis, sachant ce que je dis, qu’il n’y a pas eu sans doute, depuis Dostoïevski, un homme qui soit aussi clairement « Homme de Dieu ». Et un peu plus loin : « Cet homme-là sait tout, a pensé à tout ; et sa bonté est inépuisable comme sa sévérité. »

Fournier me reprocha de ne pas comprendre Péguy, de ne pas savoir me faire simple, pauvre et croyant à son image. Toute science et toute vertu lui semblaient infuses dans cette âme ferme, têtue et pourtant « abandonnée ». Ma résistance, d’ailleurs, je tiens à le dire, n’était conditionnée que par certains besoins intellectuels que Péguy m’aidait insuffisamment à satisfaire ; elle ne s’adressait en aucune façon ni à sa personne, ni à son talent.

Si complexe qu’ait été l’influence de Péguy sur Fournier, on en distingue du moins maintenant, j’espère, la direction principale. Au moment où Fournier venait de se décider à saisir son rêve par les ailes pour l’obliger à cette terre et le faire circuler captif parmi nous, Péguy, non seulement par ses écrits, mais par toute son attitude, le fortifiait dans la croyance que « les rêves se promènent », que l’Invisible est le vrai, ou plutôt qu’il n’y a d’Invisible que pour les âmes faibles et méfiantes. Il lui montrait le surnaturel immanent à la vie quotidienne, les saints nous protégeant, nous gouvernant, à leur tour de calendrier, Notre-Dame à la besogne dans nos moindres affaires. Et, en même temps, il l’aidait à se représenter Notre-Dame, et les Saints, tous « ces gens-là » à la ressemblance de nous-mêmes et profondément parents du monde où ils intervenaient, des hommes qu’ils venaient secourir.

Il corroborait ainsi chez Fournier la tendance à humaniser son merveilleux. Meaulnes et Mlle de Galais reçurent certainement de Péguy, par d’insensibles radiations, quelque chose, dans tous leurs mouvements, dans toutes leurs paroles, de plus familier ; ils s’engagèrent plus solidement et plus humblement dans la nature, dans l’événement. Sous le climat créé par Péguy, ils achevèrent de naître à la vie concrète et, sans rien perdre de leur dignité d’anges, trouvèrent les gestes précis qui les approchèrent définitivement de nous.

Péguy délivra Fournier de cette idée de mythe, qui l’avait toujours scandalisé ; il lui apprit, il lui permit de croire, que tout ce qu’il imaginait avait lieu, au sens fort de l’expression. Et ainsi se trouva activée, excitée à son comble, cette faculté, chez Fournier, qui lui faisait voir mille petits incidents à décrire, une aventure à raconter à la place du grand « mystère » qui avait si longtemps possédé obscurément son esprit.

Le Grand Meaulnes fut terminé au début de 1913. Fournier le présenta d’abord à l’Opinion où Henri Massis chercha en vain à le faire accepter. Je lui avais d’ailleurs réclamé le premier son manuscrit pour la Nouvelle Revue Française, alors dirigée par Jacques Copeau, et c’est finalement dans les pages de cette revue, exactement dans les numéros de juillet à novembre 1913, que l’œuvre vit pour la première fois le jour. Elle parut en volume au mois d’octobre, chez l’éditeur Émile Paul.

Dans la bataille pour le prix Goncourt, Fournier eut un moment les plus grandes chances. Lucien Descaves et Léon Daudet s’étaient épris de son livre et le poussèrent avec acharnement contre la Maison Blanche de Léon Werth, que soutenait Octave Mirbeau. Onze tours de scrutin n’ayant pas réussi à les départager, les Dix se rabattirent sur un outsider : Marc Elder.

Malgré cet échec, le Grand Meaulnes fut accueilli par le public et par la presse avec faveur ; il trouva même tout de suite des admirateurs passionnés ; Fournier reçut de nombreuses lettres pleines de tendresse et d’enthousiasme. Au moment de la guerre, plusieurs éditions de l’ouvrage avaient été vendues.

Voici deux fois, dans ma vie, que j’assiste à ce spectacle, sur le moment incompréhensible, mais rétrospectivement pathétique, d’un écrivain qui cherche à éprouver et à évaluer sa gloire avant de mourir. Qu’on n’aille pas imaginer que l’amour-propre seulement, ou la vanité, étaient en jeu chez Fournier, quand il recueillait si complaisamment tous les éloges qui montaient vers son livre et cet encens délicieux des premiers articles de journaux. Son avidité était à la mesure de son pressentiment. Depuis longtemps déjà il vivait persuadé que ce ne pouvait pas être pour longtemps ; et de loin en loin cette conviction, qu’aucune maladie, qu’aucune faiblesse ne justifiaient, affleurait dans ses paroles : « Je suis las et hanté par la crainte de voir finir ma jeunesse, m’écrivait-il déjà le 2 juin 1909. Je ne m’éparpille plus. Je suis devant le monde comme quelqu’un qui va s’en aller. » Et l’année suivante, traçant dans une lettre un premier crayon du grand Meaulnes : « Il est dans le monde, me répétait-il, comme quelqu’un qui va s’en aller. » Revenant à lui-même, il me découvrait une couche plus profonde encore de son désespoir : « Se retrouver jeté dans la vie sans savoir comment s’y tourner ni s’y placer. Avoir chaque soir le sentiment plus net que cela va être tout de suite fini. Ne pouvoir plus rien faire, ni même commencer, parce que cela ne vaut pas la peine, parce qu’on n’aura pas le temps. Après le premier cycle de la vie révolu, s’imaginer qu’elle est finie et ne plus savoir comment vivre… De tout cela, certes, je ne suis pas complètement guéri . »

Au moment d’Agadir, comme nous parlions de la guerre possible : « Je sais, s’écria-t-il tout à coup avec une émotion extraordinaire, qu’elle est inévitable et que je n’en reviendrai pas. »

Et le 25 mars 1913, ayant appris la mort d’une jeune cousine : « Encore quelqu’un de notre âge, m’écrivait-il, qui est mort et pour qui, chaque jour, il faut dire les prières qu’il a oublié, négligé de dire durant sa vie. Je m’étais imaginé qu’après B., le prochain ce serait moi. »

Sur cette sourde, mais irritante sensation d’être privé d’avenir, Fournier avait évidemment besoin, quand il ne s’en repaissait pas, de pouvoir appliquer un calmant : c’est de quoi lui servit le succès du Grand Meaulnes : c’est pourquoi il chercha à percevoir complètement et jusqu’en ses plus légères manifestations, ce succès.

Pour la première fois la vie, cette vie qu’il avait su si mal caresser, lui apportait quelque chose, lui répondait tendrement et par une promesse. Pour la première fois il avait l’impression d’une certaine victoire sur la destinée ; il sentait qu’il s’était enfin imposé, si frêlement que ce fût, au temps, à ce courant aride, par lequel il s’était vu jusque-là vainement traversé, qui jusque-là n’avait rien fait, croyait-il, qu’entraîner et dissiper ses forces.

Oh ! ce n’était point de l’ivresse, et il n’en résultait en lui aucun véritable contentement ; le monde ne lui apparaissait pas meilleur, ni plus facile à habiter. Mais autour de son âme inexperte et souffrante, cette aube d’immortalité rayonnait doucement, l’aidant à dégager plus utilement ses vertus.

Les projets qui avaient commencé de se faire jour dans l’esprit de Fournier dès avant l’achèvement du Grand Meaulnes, se précisèrent aussitôt et s’épanouirent. Il se mit à travailler à un nouveau roman qui devait s’appeler Colombe Blanchet.

Le sujet en était extrêmement compliqué. Ramené à l’essentiel, c’était l’histoire des amours d’un jeune instituteur, dans une petite ville de province déchirée par les rivalités politiques. Le héros, Jean-Gilles Autissier, s’éprenait d’abord d’une jeune fille, Laurence, qui devenait sa maîtresse, mais trop facilement et sans que se calmât la grande attente où il avait vécu d’un amour intact et parfait. C’est chez Colombe, à qui, malgré l’hostilité du vieux père Blanchet contre les instituteurs, il donnait des leçons, qu’il trouvait enfin l’être idéal dont il avait rêvé. Il finissait par s’enfuir avec elle à bicyclette ; ils voyageaient tous les deux pendant trois jours, couchant dans les vignes, comme des enfants perdus. Mais un ennemi les rattrapait, racontait à Colombe la liaison de Jean-Gilles avec Laurence, et ses aventures. Colombe, qui avait cru jusque-là son ami aussi pur qu’elle-même, le quittait brusquement et allait se noyer.

En épigraphe de cette histoire, qu’il est difficile de résumer sans l’endommager, Fournier voulait placer une phrase de l’Imitation, qu’il avait recueillie plusieurs années auparavant et portée longtemps avec amour : « Je cherche un cœur pur et j’en fais le lieu de mon repos. »

Toute son âme tendait ainsi à nouveau à s’exprimer dans cette fiction, pourtant si minutieusement construite et beaucoup plus fournie encore de détails objectifs que ne l’était le Grand Meaulnes, – toute son âme avide d’innocence et de béatitude. Par la fuite de Meaulnes et par la mort d’Yvonne de Galais, par cette grande chasteté glissée au sein même de leur union, elle ne s’était pas encore déchargée de tout son besoin de pureté et de privation ; l’enfance la travaillait encore et cherchait encore à lui faire animer hors d’elle des personnages immaculés.

Mais où l’influence de la vie commençait à se trahir chez Fournier, c’était au poids qu’il faisait traîner à son héros. L’amour l’avait instruit et marqué ; les expériences charnelles qu’il avait faites, ç’avait pu être dans l’impatience, dans le dégoût ; il les sentait pourtant irrémédiables.

Ou du moins il eût fallu pour l’en guérir, le pardon et le baiser de Colombe ; il eût fallu ce « cœur pur » et qu’il pût « en faire le lieu de son repos ». Hélas ! – c’est ici que s’exprimait à nouveau dans toute sa force ce mysticisme latent qui avait inspiré déjà à Fournier son premier essai sur : le Corps de la Femme – il suffit d’avoir une fois cédé à la chair pour ne plus trouver de rémission ni d’asile ; la souillure est trop forte ; même au feu de Colombe elle ne sera pas effacée. C’est Colombe au contraire, qu’elle oblige, sitôt qu’elle lui est révélée, à se volatiliser.

Le moment où il méditait ce dénouement était celui où Fournier avait enfin réussi à revoir, mais mariée, mais plus inaccessible que jamais, l’ancienne jeune fille du Cours-la-Reine : « C’était vraiment, m’écrivait-il , c’est vraiment le seul être au monde qui eût pu me donner la paix et le repos. Il est probable maintenant que je n’aurai pas la paix dans ce monde.

Comment expliquer les additions et les corrections que reçut ensuite, dans le courant de 1914, le scénario de Colombe Blanchet ? Un nouveau personnage, celui d’Émilie, la savante, la sœur aînée de Colombe, fit son apparition. Elle devait, dans cette nouvelle version, consoler Jean-Gilles de la fuite de Colombe, car Colombe ne se noyait plus, mais se retirait dans un couvent.

Beaucoup de raisons me font croire que cette transformation de son projet, si elle correspondit à quelque événement de la vie de Fournier, n’exprima point pourtant une évolution réelle et profonde de son âme. Pour se représenter dans son essence véritable l’œuvre qu’il laissa inachevée, il faut y penser, je crois, sous l’aspect où elle lui était d’abord apparue.

Une autre ébauche, mais beaucoup moins poussée, nous reste de cette dernière période de la vie de Fournier : celle d’une pièce intitulée La Maison dans la Forêt. Un jeune homme, trahi par sa maîtresse, fuit Paris et vient s’installer dans une maison de garde-chasse, en pleine forêt. De son côté, une jeune fille romanesque s’est échappée de son couvent et s’est cloîtrée, avec sa suivante, dans une aile abandonnée du même pavillon. Le jeune homme ignore la présence de la jeune fille, qui ne se décèle peu à peu qu’à d’imperceptibles indices que, moitié par négligence et moitié par coquetterie, elle laisse filtrer. Il la découvre enfin, l’aime et l’épouse.

Thème enfantin, mais sur lequel Fournier certainement eût brodé avec grâce et mystère. « Je voudrais, nous disait-il, donner à peu près l’émotion que j’éprouvais en lisant autrefois l’histoire des petits ours qui, rentrant dans leur cabane, s’écrient : « Quelqu’un a mangé dans ma petite assiette ; quelqu’un s’est assis dans ma petite chaise, etc. ». L’œuvre reste, malheureusement, sauf une scène, à l’état de simple esquisse.

La dernière année que vécut Fournier est celle, hélas ! pendant laquelle je l’ai connu le moins. Quelle force nous arrachait l’un à l’autre ? Nous avions vingt-sept ans ; nous abordions en même temps à l’âge de l’originalité et de l’isolement. Il eût fallu que l’un de nous acceptât d’être vaincu, – d’être vaincu dans ses goûts, dans ses tendances, dans ses perversités. Ni lui, ni moi n’étions de force, ou plutôt de faiblesse, à subir cette diminution. Nous nous repoussions donc doucement comme deux êtres électriques qui ont besoin chacun de leur intégrité et savent qu’un peu de champ entre eux y est indispensable.

Dure tâche que de s’accomplir ! Que de liens il faut briser ! Que de contacts il faut rompre ! Comme il est seul l’homme en qui bouge le pauvre et impérieux devoir de créer !

Et la mélancolie ici s’accroît de ce que le chemin où j’avais dû laisser mon ami, le conduisait vers une solitude tellement plus grande encore !

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