CHANT DE ROUTE

« … des grandes routes où nul ne passe »

JULES LAFORGUE

Un conquérant, puis tous, chantent :

Nous avons eu la fièvre

de tes marais.

Nous avons eu la fièvre et nous sommes partis.

Nous étions avertis

qu’on ne trouvait

que du soleil

au plus profond de tes forêts.

Nous avons eu des histoires

de brancards

cassés,

de fers perdus,

de chevaux blessés,

d’ânes fourbus

et suants qui refusaient d’avancer.

Nous avons perdu la mémoire de ces histoires

que l’on raconte à l’arrivée :

nous n’avions pas l’espoir

d’arriver.

Nous avons pris les harnais

pour nous en faire

des souliers.

Nous sommes repartis, à pied dans tes genêts

qui font saigner les pieds

et nos pieds ont saigné,

et nos pieds ont séché

dans ta poussière,

en marchant,

et nous avons guéri leurs plaies

en écrasant,

en marchant,

le baume et les parfums sauvages de tes bruyères.

Nous aurions pu asseoir

au revers des fossés

nos corps fumants et harassés.

Nous n’avions rien à dire : nous n’avions pas d’espoirs.

Nous n’avions rien à dire ; nous n’avions rien à boire.

Nous avons préféré la déroute

sans fin

des horizons et des routes,

des horizons défaits qui se refont plus loin

et des kilomètres qu’on laisse en arrière

dans la poussière

pour attraper ceux qu’on voit plus loin,

avec leurs bornes

indicatrices de villes aux noms lointains

aux noms qui sonnent

comme les cailloux de tes chemins

sous nos talons.

Nous n’atteindrons jamais les villes de merveilles

qui ne sont que des noms

qui sonnent,

les noms des villes qui sont mortes au soleil.

Mais nous, nous voulons vivre au Soleil,

de tes cieux

avec nos crânes en feu,

et faire sonner sans fin les étapes de gloire

avec nos pieds d’étincelles.

Nous avons pour chanter des gosiers de victoire

et nous avons nos chants pour nous verser à boire

et nous avons la fièvre

de tes marais séchés au gland soleil

de tes routes de poussière

de tes villes de mirage.

nous avons eu la fièvre

de tes forêts sans ombre – et tes bruyères des sables

avec leurs regards roux et leurs parfums sauvages

nous ont donné la fièvre.

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