À Mau rice Denis.
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Cette femme que j’ai vue, en passant devant elle, prier au chœur de la cathédrale, m’a rappelé qu’il faut parler du corps de la femme et comment il faut en parler :
On ne voyait d’elle agenouillée et inclinée sur le prie-dieu, qu’un pan de jupe et, sous les ailes noires d’un grand chapeau penché, ses mains gantées croisées au bas de sa voilette. Elle était, sous la vieille lumière des vitraux terribles, une jeune femme à la mode de maintenant. Parmi le culte solennel et sévère, dans la procession des patriarches, elle était la petite fille, la fiancée et la maman. Cela paraissait étrange et charmant de la voir ainsi, donner, comme elle dit, toute son âme au bon Dieu ; et pourtant, je ne trouvais point profane, sur les dalles tachées de rouge et de bleu par les sombres vitraux éclatants, cette chose cérémonieuse, enfantine et à la mode, ce grand corps délicieux, dans sa robe à entre-deux, tout gauchement installé sur la chaise d’église, car, en vérité cela était plus sacré, plus désirable et plus pitoyable que Dieu.
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Le corps féminin n’est pas cette idole païenne, ce nu de courtisane qu’Hippolyte Taine et M. Louys ont exhumés des siècles grecs. L’admiration de sculpteur ou d’humaniste, qu’ils ont cherché à nous inculquer, ne nous satisfait point ; nous ne pouvons nous en tenir, non plus, à la physiologie grossière qu’un Remy de Gourmont voudrait affiner de son talent : leurs raisons et leurs humanités n’enlèveront pas de nos moelles le passé de notre race, de nos souvenirs, le passé de notre enfance ; et n’empêcheront pas que la plus forte passion humaine, l’amour, n’émeuve en nous ce qu’il y a de plus subtil et de plus lointain : ce passé, et que, selon ce passé, ne soient façonnés nos plus précieux désirs. Voici la forme humaine de nos désirs ; voici celle qui vient pour être notre femme et partager notre vie : cette douceur passionnée qui nous envahit mystérieusement à son approche, c’est la première hésitante émotion de reconnaître ce même être, anciennement apparu, ce même corps féminin tout mêlé au mystérieux passé, enfantin et chrétien.
Premiers souvenirs d’une existence féminine confondue avec ce matin où Elle nous emmenait pour faire ses Pâques. On s’en allait, pour la messe du grand matin, car on se cachait un peu, entre les haies d’un chemin détourné. À cette tranquillité, à cette douceur mystérieuses en nous, nous sentions sa présence ; et nous savions que cela était une femme, la seule au monde, et que cela était vivant comme nous : elle s’était levée de bonne heure, m’avait réveillé, habillé, pris par la main, et, selon que le sentier s’élargissait ou se creusait, je tenais ses doigts gantés, ou je suivais, entre les ronciers pendants à terre, la traîne grise de sa robe – tandis que la fraîcheur du soleil levant nous donnait à tous deux le même petit claquement de dents.
Jeune mère venue de bonne heure pour prier et faire ses dévotions ! Quel visage incliné, quelle robe modeste pourra jamais lui ressembler assez – jusqu’à nous évoquer cet autre matin du temps de Pâques, quand elle s’en allait à la Cathédrale, par la rue aux pavés inégaux : elle était sortie par une petite porte ; cette porte basse où l’on sonne et que la servante met longtemps à venir ouvrir, dans les quartiers de la ville de province ; on sentait autour d’elle l’odeur matinale et assoupie de cette heure où le soleil commence à filtrer au travers du bouleau qui dépasse le mur. Et depuis, nous avons gardé l’image lointaine et l’amour obscur d’une jeune femme inconnue qu’on voit venir de loin vers soi, entre les platanes de l’avenue et les bouleaux pendants ; du corps de cette femme, nous ne désirons rien que la fraîcheur et l’obscurité d’autrefois ; et nous ne saurions pas qu’il existe, plus qu’une ombre soyeuse et pressée parmi les ombres lentes du matin, si nous ne nous souvenions qu’Elle mettait dans son petit sac, pour la faim de huit heures après le jeûne de la communion, une raie de chocolat enveloppée de papier d’étain.
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Ce corps ainsi doucement réapparu, ce n’est pas en le dévoilant que nous le connaîtrons mieux : depuis des siècles, sous le climat de nos pays, il s’est enveloppé ; depuis notre enfance, nous lui connaissons ce vêtement. Et cette toilette, bien autre chose qu’une parure, est devenue comme la grâce et la signification essentielles du corps féminin ; toute cette atmosphère délicate, féminine, maternelle, de la vie d’autrefois, imprègne impalpablement le vêtement de celle qui doit être notre vie à venir et notre famille : et c’est pourquoi revoir ce costume maternel donne aux enfants que nous sommes, encore, au plus profond, au plus passionné de nous-mêmes, ce désir, immense et mystérieux comme le monde de l’enfance, âcre comme le regret de l’impossible passé.
Ceci est la jupe où se marquent les genoux quand, tout petit, on nous étend sur ces genoux et on nous emmaillote ; c’est serré à la taille et la fait si fragile qu’on craignait de la voir se briser, quand le petit garçon, prenant les mains de la maman, sautait à cheval autour ; et voici le corsage où les enfants qui pleuraient de froid ont cherché les coins chauds et se sont endormis. – Ces mains, ce sont les mains qui, après le dernier coup de la messe, ajustent rapidement le costume marin, et donnent au bas de la jupe minuscule de petits coups qui la défripent ; ce sont les mains qui poussent doucement sous le porche de l’église, le petit enfant intimidé par des hommes en blouse à genoux autour du bénitier : elles ont gardé le goût de cire des gants noirs et du livre jetés sur la table au retour de la messe… Les femmes de la saison dernière avaient des mains merveilleuses, dans de longues mitaines au crochet qui leur montaient jusqu’au coude. Je me rappelle cette douceur et cette amertume qui m’ont désolé quand, sur le bateau, à l’ombre de juin, sont venus s’asseoir en face de moi deux enfants et une jeune femme. La Mère était jeune et les enfants posaient des questions. Elle écoutait simplement, en croisant sur son ombrelle ses mains habillées de dentelle, puis au petit garçon debout devant elle et qui la questionnait, elle tirait des fils restés à son costume, et elle répondait un peu, tout bas. Je l’ai vue s’en aller, je ne sais où, dans le soleil. Pour monter l’escalier de pierre du quai, les enfants tenaient ses mains, ses mains merveilleuses… Je crois qu’elle était blonde, les cheveux relevés derrière le cou, avec des inflexions de cou. Cheveux de la jeune fille, de notre pays ! Comme cette chevelure est devenue blonde sous notre ciel, sous le bonnet de paysanne, et, plus tard, sous le grand chapeau de roses !… Dans la salle à manger d’un été très lointain, où les stores seraient baissés, notre femme rangerait dans l’ombre et sa chevelure par moments, éclaterait dans un rais de soleil.
La vie passée, la vie désirée, toute cette vie de France nous est offerte dans ce corps féminin. Mais comme cela est impalpable et comment oserions-nous y toucher, puisque toute l’essence et la délicatesse du corps de la femme est dans son vêtement, – dans cette voilette, chaude de sa peau, fraîche de son haleine, voilette, au retour de voyage, embrassée avant qu’elle ne soit relevée, voilette de la dame qui revient de visites, l’hiver, voilette humide serrée au visage.
Femme, si nous avons tant rôdé autour de ton corps, certains soirs que tu étais une petite fille en toilette, c’est à cause de cette fraîche odeur de linge qu’il avait pour nos têtes enfiévrées de jeunes gens, odeur féminine, maternelle et ménagère, fraîche comme une tombée de la nuit au printemps, dans la salle à manger où l’on raccommode le linge de famille.
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C’est ainsi qu’il nous est précieux : tel que notre vie passée et nos coutumes l’ont fait, tout confondu avec son passé, tout paré de cette vie qu’il nous rapporte, de cette féminité qu’on lui a transmise – avec ce goût d’éphémère qui lui donne la mode ! Tandis que l’idole grecque de M. Louys, cette « nudité sculpturale » dressée sous les lustres ne nous est rien de plus qu’une abstraction. Malgré Taine, nous ne pouvons plus penser, ni surtout sentir à la façon grecque : dès qu’il ne s’agit plus de froide spéculation, mais de passion, ce sont les quinze siècles de « barbarie » occidentale qui revivent en nous. Et que nous assistions aux exhibitions dont M. Louys a plaidé jadis la nécessité, notre admiration sera forcée, livresque, pédante ; ou peut-être rirons-nous de ce que nous prendrons pour une audacieuse plaisanterie : mais si le mot de « femme » est prononcé, le vieux paysan de Beauce ou de Touraine, l’homme de toutes convenances et de toutes traditions, parlera en nous son vieux langage grave et silencieux :
« La nuit tombe, sur nos chemins creusés de flaques de pluies, à l’heure où ce music-hall s’allume comme une suspension d’auberge. Le corps de la jeune femme n’est pas quelque chose qu’on exhibe à l’auberge. Nous le savons humble et non pas triomphant, humble et gauche, et faible, et frileux. Nous n’avons pas connu ce qu’il était sous le ciel d’Alexandrie, mais à cette heure, il s’en va là-bas, sous un grand parapluie, vers la ferme éloignée du bourg. Si cette pluie de la Toussaint redouble, il va s’abriter, un instant, sous la haie battue de rafales, tout frissonnant et replié. Faible chose enveloppée de laine et de futaine, tel est le corps de la femme. Misérable chose, car sous l’auvent noirci de nos cheminées, nous nous transmettons tacitement cette vérité, que la chair est laide, honteuse et cachée : et nous sourions, incrédules, quand on raconte qu’autrefois des peuples très sauvages l’ont mise à nu publiquement et admirée ! Si, gravement et secrètement, les fermières fécondes qui ont enfanté notre race, se sont dévêtues, c’est au fond de nos grandes salles obscures, auprès de nos grands lits surélevés comme des dômes. – Et la servante de « La Belle au Bois Dormant » n’est pas venue tirer le rideau, car l’alcôve paysanne est fermée depuis des siècles d’un rideau de cretonne bleue ».
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Telle, avec les anciennes voix catholique et enfantine, la voix de notre race paysanne s’élève. Au fond de notre vieux délice d’amour, nous les entendons ; et, s’il est à ce point embelli et subtil qu’auprès de la jeune fille la plus belle et la mieux aimée, nous ne puissions imaginer la nudité de son corps – cependant, car il ne s’agit point ici de Morale, non plus que de Raison, mais d’amour, nous aussi, sans y penser, nous attendons le chaste dévêtement.
Mais cette attente est en nous comme ces rêves fiévreux des enfants amoureux, où l’on voit, dans leurs salons impossibles, à une heure tardive de la nuit des noces, des enfants mariés et d’autres, causant longuement et mystérieusement. – Et, même alors si nous l’imaginons précisément, le corps de la femme, dans sa nudité, ne sera point dévêtu du prestige dont nous l’avons paré : Les chastes et rigides vêtements qu’on lui voit aux vitraux du moyen-âge lui auront laissé leur forme ; il en sort un peu raide, affiné légèrement, tendrement émacié. À la frileuse gaucherie de ses pas, à cette grâce – comme de draperie ou de manche pagode – qui accompagne le geste de ses bras, on sent enlevée à peine sa robe moderne et à la mode. Le chignon sur son front n’est pas défait, ni la natte en arrière de ses cheveux blonds… Nous ne pensons pas à la Vénus grecque, car ceci est encore féminin, maternel, innocent, avec cette humilité candide que lui enseigna l’Imitation de Jésus-Christ, avec cet air mystérieux et furtif qu’on lui vit, dressé dans le rond de ses habits tombés, au fond du « Jardin des Vierges sages » et sur les « Plages », cette hâte joyeuse de revenir en grelottant au linge abandonné – tel enfin que l’a dessiné et colorié le peintre Maurice Denis, à qui tout naturellement et affectueusement, cet Essai se dédie.