Dans le tout petit jardin en pente, qui va du mur de chez les sœurs au vieux toit rouge dont le bas touche à terre, elle est enfin là, grand délice mystérieux comme dans un rêve d’enfant. C’est le moment du soir où l’on s’enfonce, bras écartés pour en cueillir, dans les touffes de lilas ; l’ombre des branches fait sur les murs de tièdes ronds de soleil ; invisibles et lointains, les oiseaux sous toutes les feuilles, évadés de l’école, se racontent une histoire sans fin… Voici l’heure où sous les lourdes branches du marronnier qui dépassent la haie du parc, nous parlions tout bas de notre amour à grandes phrases défaillantes. Que de fois, accoudé au petit mur, je l’ai attendue à passer dans le chemin, tandis que l’angélus du soir pascal disait : voici l’heure la plus douce du jour. À ce tournant plus blanc vers le soir, que de fois j’ai imaginé l’apparition ineffable, en simple robe de tous les jours. Et la nuit me ramenait, plus désolé dans la maison obscurcie.
Mais cette fois, elle est là. Je lutte contre cette pensée, comme le vertige, comme un regard qui fascine, comme le vol tournoyant d’un ange cruel : « Elle est là. » Du même pas, nous descendons l’allée très étroite. J’approche, par instants, de sa ceinture, mon bras comme pour l’enlacer ; et, chaque fois, la grande chose très pure, il semble qu’elle va défaillir et se casser en arrière. Un bras contre mon épaule, elle s’appuie ; et, de l’autre, balancé vaguement dans le paysage, fait le geste toujours différent de celle qui arrange un bouquet. Sous ses doigts, le fouillis de branchages obscurs et de parfums écrasés s’organise et s’accorde mystérieusement. Selon la courbe qu’a faite la main, sont venus se placer, comme un décor attiré, ces bois de lilas blancs aux lisières lointaines. Le petit mur a disparu. Le maigre enclos s’est élargi, comme un cirque immense et incliné, avec de longues ombres vertes, pareilles à de grands personnages, à des serviteurs immobiles autour de celle qui va donner des ordres. Et je regarde la femme au geste inexplicable et souverain, dans son royaume inconnu ; comme le nouveau-né suit des yeux, pour la première fois, la mère, occupée à l’étrange besogne quotidienne ; comme le disciple épouvanté se retourna vers le Maître, lorsqu’ils traversèrent le conciliabule des anges, et que ceux-ci s’étendirent à leurs pieds comme de grands chiens soumis.
Mais elle est là, si simplement que je ne puis avoir peur. Dans ce vertige, demeure comme un gage de sécurité très naïve, la robe un peu fanée, faite à sa grâce, qu’elle a prise pour venir. Ses gestes familiers y sont marqués comme un ineffable pli. Je regarde s’appuyer derrière le doux col nu la retombée des cheveux blonds ; et, comme un homme qui découvre, vers la fin d’un beau jour, sa jeune femme cousant à l’ombre, le petit enfant entre ses pieds, je m’arrête un instant avec un doux gonflement de cœur… Elle est là. Sur la pelouse magnifique, dans le pays nouveau, le soleil se couche lentement. Le soir tombe. On entend notre pas sur l’herbe épaisse. Le dernier bruit d’une clochette vers une ferme perdue subsiste comme un conseil, comme la parole de l’ami. Certitude parfaite ! Je sais que, dans le bois, cette allée qui s’ouvre devant nous et que nous descendons, va s’élargir immensément, pour laisser notre maison s’épanouir, au milieu des herbes en touffe, comme une large fleur nocturne.
Ma femme, le bras replié par dessus la barrière, ouvre le loquet intérieur. Vienne maintenant la nuit d’été insupportable ! Sur le balcon qui surplombe le jardin ténébreux s’ouvre la porte du salon plein de lourds feuillages ; mais on allume, ce soir, comme un fanal à l’avant d’un vaisseau perdu, chargé de fièvres et de senteurs, la lampe domestique.