Chapitre VIII. Des qualités admirables de l’Éléphant.

L’Éléphant est d’une docilité & d’une industrie qui approche de l’intelligence humaine : il est susceptible d’attachement, d’affection, & de reconnoissance, jusqu’à sécher de tristesse quand il a perdu son Gouverneur. On le voit transporté de douleur, & vouloir se donner la mort, lorsque dans ces momens de fureur il l’a tué ou maltraité : on reconnoît cette espece de tendresse en différentes occasions. L’absence de leur compagne contribue plus que tout autre moyen à le rendre souple & à leur faire oublier leur propre force ; car on prétend qu’ils ne s’attachent jamais à d’autres. Il est des endroits où on les prend dans des fosses profondes dont on recouvre légérement la superficie. Quand la mere s’apperçoit que son petit est tombé, le chagrin qu’elle en ressent & l’amour qu’elle a pour lui la font précipiter dans le même piége, quoique l’instinct lui fasse connoître qu’elle pourra y perdre la vie. Elle ne l’abandonne jamais dans le péril, & elle s’y fait tuer la premiere . Quand elle est obligée de passer un fleuve, elle le prend sur sa trompe, & ne le quitte qu’à l’autre rivage. S’il a la force de nager, il entre dans l’eau le premier. S’ils en rencontrent un dans la campagne qui soit malade, il n’est sorte de bons offices qu’ils ne lui rendent, allant chercher l’herbe & les remedes qui peuvent le soulager. S’il meurt, ils ne laissent pas son corps exposé, ils l’enterrent & recouvrent sa fosse de branches d’arbres. On les dressoit à avoir pour le Prince une vénération digne de Sa Majesté . Aussitôt qu’ils l’appercevoient, ils fléchissoient les genoux pour l’adorer à la maniere des Orientaux, & se relevoient un moment après. Les Rois des Indes s’en servoient à la guerre, & ils n’avoient pas de plus zelés défenseurs. Ce que l’on raconte de celui que Porus montoit est presqu’incroyable. Cet Animal sentant son Maître épuisé par les traits dont il étoit couvert, se baissa de lui-même pour le descendre sans le blesser, & lui arracha avec sa trompe les fleches dont il étoit hérissé ; mais voyant qu’il perdoit tout son sang il le rechargea sur son dos & l’emmena dans son quartier.

Ælien raconte un trait pareil d’un Seigneur Indien ; il avoit trouvé un jeune Éléphant blanc qu’il éleva avec grand soin. Cet Animal lui servoit de monture ordinaire, & lui donnoit toutes les marques de la plus tendre amitié. Le Roi informé de sa douceur & de son adresse le demanda pour lui ; mais le Seigneur à qui il appartenoit ne pût s’en détacher, & pour éviter les suites de son refus, il se sauva dans les montagnes. On l’y poursuivit par ordre du Prince, mais monté sur le haut d’un rocher il y soutint un long assaut parant les traits & se défendant à coups de pierres, parfaitement secondé par son Éléphant qui les jettoit avec toute la justesse possible. Les Soldats monterent néanmoins malgré cette généreuse résistance. Alors l’Animal plein de fureur se jetta au milieu d’eux, en renversa plusieurs avec sa trompe, les écrasa, mit les autres en fuite, reprit son maître blessé, & se retira avec lui.

Lorsque Pyrrhus entra de force dans Argos, un de ses Soldats monté sur un Éléphant reçut une blessure dangeureuse, & fut jetté par terre. L’Éléphant ayant perdu son Maître dans la foule, fit des écarts épouvantables jusqu’à ce qu’il l’eut trouvé, alors il le releva avec sa trompe, le mit sur son dos, & retourna en fureur vers la porte de la Ville, renversant & foulant aux pieds tout ce qui se rencontroit devant lui.

À cet instinct d’humanité, l’Éléphant joint une force extraordinaire qui le fait regarder comme le plus puissant des Animaux. On en dressoit pour les batailles qui faisoient la terreur de l’ennemi, par le ravage qu’ils causoient dès qu’on leur avoit donné le signal de s’avancer. C’étoit au son des trompettes & des tambours, ou par le spectacle du sang déja répandu dont ils ont horreur, ou par la vue de quelques liqueurs qui en approchent, comme le jus de mure ou de raisins. Aussi-tôt ils entroient en fureur, se jettoient au travers des Bataillons, & portoient de toutes parts l’effroi, le désordre & la mort. L’odeur & le mugissement épouvantable de ces Animaux causoient encore plus de trouble parmi les chevaux que parmi les hommes : du premier abord ceux-là se frappoient de terreur, on ne pouvoit les faire avancer ; ils se dressoient les uns sur les autres, & renversoient les Cavaliers. César n’en avoit qu’un, lorsqu’il livra la bataille à Cassanollan, Roi des Bretons, & il lui suffit pour mettre toute l’Armée en fuite. C’étoit l’usage qu’en faisoient principalement les Perses, les Syriens & les Romains qui les imiterent. Quelquefois ils bâtissoient sur le dos de ces bêtes monstrueuses de grandes tours de bois à plusieurs étages où montoient des Archers, qui tiroient en assurance ayant presque tout le corps à couvert. Dans la Bataille qu’Antiochus Eupator livra à Judas Machabée, ce Roi de Syrie avoit plus de trente Éléphans de cette sorte sur chacun desquels étoient trente-deux hommes qui lançoient des fleches de tous côtés, & un Indien qui le conduisoit. Aux Indes on les plaçoit sur le front de l’Armée à cent pas l’un de l’autre, où ils servoient de rempart contre l’ennemi, jusqu’au moment qu’il falloit les animer & les lâcher. Porus en mit deux cens sur une même ligne lorsqu’Alexandre vint l’attaquer.

Les Romains s’en servirent depuis dans la Lice & le Combat des Gladiateurs : ce fut l’an 655 de Rome qu’on en donna le spectacle pour la premiere fois. D’abord on ne les faisoit combattre que contre des Taureaux ; mais ensuite on les mit contre des hommes. Pompée à la dédicace du Temple de Venus, en lâcha 20 dans le Cirque contre des Captifs de Gétulie, peuples d’Afrique, & les circonstances de ce combat le rendirent mémorable à la postérité. Un Éléphant qui eut les pieds coupés se traîna vers un gros de Gétules qu’il enferma : il leur arrachoit leurs boucliers & les jettoit avec tant de force & d’adresse qu’aucun ne retomboit sur les Spectateurs. On eut dit qu’il les désarmoit moins par colere & par vengeance, que pour réjouir le Peuple. César donna le spectacle de vingt Éléphans contre cinq cens hommes. Les Empereurs Claude & Néron le repeterent dans la même proportion avec des Éléphans chargés de tours. Il falloit avoir excité & provoqué longtems cet Animal pour le mettre en fureur. La cruauté étoit entiérement opposée à son instinct naturel. Un Prince voulant faire mettre en piéces trente hommes qui lui avoient déplu, les fit attacher à des poteaux, & lâcha contre eux autant d’Éléphans avec des Satellites qui les attaquoient pour les mettre en colere. Ils y entrerent à la vérité ; mais ce fut contre ceux qui les inquiétoient, & jamais le Prince ne put les rendre ministres de sa passion. Cet Animal respecte la foiblesse, & un ennemi qui ne lui est point égal en force. S’il passe au milieu d’un troupeau de brebis, il les range avec sa trompe de peur de les écraser en les foulant ; lorsqu’ils se battent entre eux, jamais ils n’endommagent leurs défenses pour ne pas se désarmer contre d’autres ennemis.

On ne croiroit pas que ces masses lourdes & énormes fussent susceptibles de mémoire, d’adresse & d’industrie qui ont étonné dans plusieurs. Mutianus qui avoit été trois fois Consul à Rome, assuroit en avoir vu un qui connoissoit les Lettres Grecques & qui écrivoit en arrangeant des caracteres, les mots qu’on lui disoit. Un autre ayant été rudement châtié par son Maître dont il ne pouvoit retenir les leçons, passa toute la nuit dans une attitude rêveuse, & exécuta parfaitement le lendemain ce qu’il n’avoit pu faire la veille.

Il y en avoit de si doux qu’un enfant de douze à treize ans les montoit, les conduisoit aisément, & leur faisoit faire tout ce qu’il vouloit . Arien le moins fabuliste de tous les Anciens, dit en avoir vu un qui avoit deux cymbales aux jambes sur lesquelles il jouoit avec sa trompe un air regulier pendant que plusieurs autres dansoient en cadence autour de lui.

Il est honteux pour l’homme que cet Animal lui fasse des leçons de modestie. L’instinct lui inspire une horreur particuliere pour l’adultere & l’on raconte plusieurs traits qui le font bien connoître. Un Indien dégoûté de sa femme à qui les années avoient ôté le don de plaire, résolut de la faire mourir pour en épouser une autre qu’il aimoit passionnément. Il l’égorgea, & alla l’enterrer en secret dans l’étable de son Éléphant. Peu de jours après l’Animal voyant une nouvelle épouse, la prit avec sa trompe & l’amena à la sépulture de celle qui l’avoit précédée. Il ouvrit lui-même la fosse, & découvrit à sa nouvelle maîtresse le cadavre de la premiere. Il le lui fit regarder avec attention, & lui montra par ce trait de cruauté & de barbarie quel étoit le caractere de celui qu’elle avoit choisi pour son époux.

Un autre dans le même Royaume ayant apperçu la femme de son Maître commettre un adultere, alla sur elle & la perça de ses défenses avec son complice, pour faire connoître au mari son zéle & sa fidélité. On vit la même chose à Rome sous l’Empereur Titus, avec cette différence que l’Éléphant jetta une couverture sur les deux adulteres, afin de dérober, s’il étoit possible, la connoissance de leur faute. Cet Animal est seize ou dix-huit mois dans le ventre de sa mere, après lesquels il naît de la grosseur d’un veau. Il n’est dans sa force qu’à l’âge de cinquante ou soixante ans. Sur son dos, il a la peau comme un treillis épais, ou plutôt une barde d’armure qu’on ne sçauroit presque entamer ; mais sous le ventre elle est beaucoup plus tendre ; ce qui inspira à Eleazar de se mettre sous celui qu’il croyoit porter Antiochus, & de lui enfoncer son épée dans le corps, quoiqu’il prévît bien qu’il seroit écrasé par sa chute. Tout le monde sçait qu’il ne se couche pas pour dormir. Sa nourriture ordinaire est l’herbe & le bled ; mais il aime extrêmement les douceurs, comme le sucre d’orge, dont on lui donne pour l’apprivoiser. On fait boire du vin du Pays, c’est-à-dire, de la bierre, à ceux que l’on destine pour l’Armée. Les autres qui sont plus foibles & qui servent pour le labourage, ne boivent que de l’eau, qu’ils aiment mieux quand elle est trouble. Ils sont exposés à différentes maladies dont les Indiens connoissent les remedes, ce qui fait vivre cet Animal deux ou trois cens ans.

Le Roi de Camboye dans le Mogol a environ cinquante Éléphans, & plusieurs entr’autres qu’on a dressés à lui faire révérence tous les matins, bardés & enharnachés fort richement, surtout aux jours de cérémonie ; ils ont une écurie toute peinte & tenue avec une grande propreté. On leur sert à manger dans des grands plats d’argent. Ils ont des Gouverneurs qui les traitent avec un air respectueux sans user jamais d’aucun ton rude, comme pour les gronder. On diroit que rien ne manque à ces Animaux que la parole, tant ils font paroître de raison, & comprennent promptement tout ce que leurs Maîtres leur apprennent .

Le Roi de Pegu dans les Indes a quatre Éléphans blancs, ces Animaux sont d’une force prodigieuse. Ce Prince se plaît fort à se faire traîner par ces Éléphans sur un Telanzin, qui est une espece de litiere couverte à quatre roues. Je le vis un jour, dit Vincent le Blanc en ses Voyages, qu’il fit appeller son Nangis, ou Cocher, pour lui faire venir son Telanzin, voulant aller à la promenade. Et comme il avoit auprès de lui deux de ses Éléphans, qu’il faisoit voir au Prince de Souac, & vantoit leur force, il y en eut un d’eux qui partit aussi-tôt, & alla prendre cette litiere avec tout son attirail, & rouage, la porta devant le Roi avec ses dents, la posa tout doucement à terre, comme si c’eût été une chose de peu de poids, quoiqu’elle pesât environ cinquante quintaux. Cette action plut tant au Roi, qu’il commanda dès-lors qu’avec sa portion ordinaire, on lui donnât tous les jours dix livres de sucre de plus. Le principal manger de cet Animal est du Ris, cuit avec du lait, mis par pelottes, & chacun en a cinquante livres pour sa portion.

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