IV Ce que dit la quatrième souris lorsqu’elle prit la parole avant la troisième

Je me suis tout d’abord rendue dans la capitale d’un vaste pays, pensant que dans une grande ville je trouverais plus facilement des renseignements utiles. Comme je n’ai pas la mémoire des noms, j’ai oublié celui de cette ville. J’avais fait le voyage dans la charrette d’un contrebandier ; elle fut saisie et conduite au palais de justice. Je me glissai en bas et me faufilai dans la loge du portier. Je l’entendis causer d’un homme qu’on venait d’amener en prison pour quelques propos inconsidérés contre l’autorité.

– Il n’y a pas là de quoi fouetter un chat, dit le portier. C’est de l’eau claire comme la soupe à la brochette : mais cela peut lui coûter la tête. À ces mots je dressai les oreilles ; je me dis que j’étais peut-être sur la bonne piste pour apprendre la recette. Du reste, le pauvre prisonnier m’inspirait de l’intérêt, et je me mis en quête de sa cellule. Je la trouvai et j’y pénétrai par un trou. Le prisonnier était pâle ; avait une longue barbe et de grands yeux brillants. Le prisonnier gravait des vers et des dessins ; il avait l’air de bien s’ennuyer, et je fus la bienvenue auprès de lui. Il me jeta des miettes de pain, me donna de douces paroles et sifflota pour me faire approcher ; mes gentillesses le distrayaient ; je pris peu à peu entière confiance en lui, et nous devînmes une paire d’amis. Il partageait son pain avec moi, et de son fromage il me donnait mieux que la croûte ; nous avions aussi quelquefois du saucisson : bref, je faisais bombance. Mais ce n’était pas tout cela qui me faisait plaisir ; j’étais fière et heureuse de l’attachement de cet excellent homme. Il me caressait et me choyait ; il avait une vraie affection pour moi, et je le lui rendais bien. J’en oubliai le but de mon grand voyage ; je ne fis plus attention à ma brochette qui, un beau jour, glissa dans la fente du plancher, où elle est encore. Je restai donc, me disant que, moi partie, le pauvre prisonnier n’aurait plus personne avec qui partager son pain et son fromage, ce qui paraissait lui faire tant de plaisir. Ce fut lui qui s’en alla. La dernière fois que je le vis, tout triste qu’il avait l’air, il me cajola avec tendresse et me donna toute une tranche de pain et la plus grosse moitié de son fromage. En sortant de sa cellule, il regarda en arrière et m’envoya un baiser de la main. Il ne revint plus ; je n’ai jamais su ce qu’il est devenu. » Soupe à la brochette », disait le concierge quand il était question de lui. Ces mots me rappelèrent l’objet de mon voyage, et je retournai dans la loge. Habituée aux bontés du prisonnier, je ne me méfiais plus assez des hommes, je me montrais imprudemment. Le concierge m’attrapa, me caressa aussi, mais pour ensuite me fourrer dans une cage. Quelle horrible prison ! On a beau courir, courir, on ne fait que tourner sans avancer, et l’on rit de vous aux éclats. Le vilain portier m’avait enfermée pour servir d’amusement à sa petite fille. Un jour, me voyant toute désolée et essoufflée après une galopade désespérée que j’avais faite dans la roue de ma cage : « Pauvre petite créature », dit-elle, et, tirant le verrou, elle me laissa sortir. J’attendis que la nuit fût devenue bien sombre ; alors, par les toits du palais de justice, je gagnai une vieille tour qui y était attenante ; elle n’était habitée que par un veilleur de nuit et un hibou. Le hibou valait mieux que sa mine ; il était vieux, il avait beaucoup d’expérience et d’entregent. Il croyait descendre du fameux hibou, oiseau favori de Minerve, la déesse de la sagesse ; le fait est qu’il connaissait l’envers et l’endroit des choses. Quand ses petits émettaient quelque opinion inconsidérée : « Allons donc ! disait-il ; ne faites donc pas de soupe à la brochette. » Quand ils entendaient cela, les jeunes savaient qu’ils avaient dit une sottise. Le hibou me donna la bienvenue et me promit de me protéger contre tous les animaux malfaisants ; mais il me prévint que, si l’hiver était dur, il me croquerait. Comme je vous ai dit, c’était un animal très avisé, et rien ne lui en imposait.

– Tenez, me dit-il une fois, le veilleur de nuit s’imagine être un personnage parce que, quand il y a un incendie, il réveille toute la ville avec les fanfares qu’il tire de son cor ; mais il ne sait absolument rien faire au monde que de sonner de la trompe. Tout cela, c’est de la soupe à la brochette. Je l’interrompis pour le prier de me donner la recette de ce mets :

– Comment ! dit-il, vous ne savez pas que c’est une façon de parler inventer par les hommes ? Chacun la prend plus ou moins dans son sens ; mais au fond ce n’est que l’équivalent de rien du tout.

– Bien ! m’écriai-je frappée de cette explication. Ce que vous dites là anéantit toutes mes illusions sur cette fameuse soupe ; mais après tout, c’est bien la vérité, et la vérité est ce qu’il y a de plus précieux au monde. Et je quittai la tour et je me hâtai de revenir parmi vous, vous apportant non pas la soupe, mais quelque chose de bien plus estimable, la vérité. Les souris, me disais-je, passent avec raison pour une race éclairée ; et notre roi, renommé pour son esprit, sera enchanté de posséder la vérité, et il me fera reine.

– Ta vérité n’est que mensonge ! s’écria la troisième souris qui n’avait pas eu son tour de parole. Je sais préparer la soupe, vous allez le voir de vos yeux.

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