Episcopo et Cie

Vous voulez donc savoir… Que voulez-vous savoir, monsieur ? Que faut-il vous dire ? Quoi ?… Tout !… Eh bien ! je vais vous raconter tout, depuis le commencement.

Tout, depuis le commencement ! Comment faire ? Je ne sais plus rien ; je vous assure que je ne me souviens de rien. Comment faire, monsieur ? Comment faire ?

Ah ! mon Dieu ! Voici… Attendez, s’il vous plaît. Un peu de patience ; ayez, je vous prie, un peu de patience, parce que je ne sais pas parler. Quand même je me rappellerais quelque chose, je ne saurais pas vous le dire. Au temps où je vivais parmi les hommes, j’étais taciturne ; j’étais taciturne même après avoir bu, toujours.

Non, non, pas toujours. Avec lui je parlais, mais avec lui seulement. Certains soirs d’été, dans le faubourg, ou encore sur les places, dans les jardins publics… Il mettait son bras sous le mien, son pauvre bras maigre, si frêle que je le sentais à peine. Et nous nous promenions ensemble en raisonnant.

Onze ans, – pensez, monsieur, – il n’avait que onze ans ; et il raisonnait comme un homme, il était triste comme un homme. On aurait dit qu’il savait déjà la vie, toute la vie, et qu’il souffrait toutes les souffrances. Déjà sa bouche connaissait les mots amers, ceux qui font tant de mal et qui ne s’oublient pas !

Mais y a-t-il des gens qui oublient jamais quelque chose ? Y en a-t-il ?

Je vous disais : je ne sais plus rien, je ne me souviens plus de rien… Oh ! cela n’est pas vrai.

Je me souviens de tout, de tout, de tout ! Vous entendez ? Je me rappelle ses paroles, ses gestes, ses regards, ses larmes, ses soupirs, ses cris, les moindres particularités de son existence, tout, depuis l’heure où il est né jusqu’à l’heure où il est mort.

Il est mort. Voilà seize jours déjà qu’il est mort. Et moi, je suis encore vivant. Mais je dois mourir ; et, plus tôt je mourrai, mieux cela vaudra. Mon enfant veut que j’aille le rejoindre. Chaque nuit il vient, s’assoit, me regarde. Il est nu-pieds, le pauvre Ciro ! et j’ai besoin de tendre l’oreille pour distinguer ses pas. Dès que la nuit tombe, je suis continuellement, continuellement aux écoutes ; et, lorsqu’il met le pied sur le seuil, c’est comme s’il le mettait sur mon cœur, mais d’une façon si douce, si douce, sans me faire mal, léger comme une plume… Pauvre âme !

Toutes les nuits, maintenant, il est nu-pieds. Mais croyez-moi ; jamais, de son vivant, jamais il n’a marché nu-pieds ; jamais, je vous le jure.

Je vais vous dire une chose. Faites bien attention. S’il vous mourait une personne chère, prenez soin qu’il ne lui manque rien dans son cercueil. Habillez-la, si vous pouvez, de vos propres mains ; habillez-la complètement, minutieusement, comme si elle devait revivre, se lever, sortir. Rien ne doit manquer à celui qui s’en va du monde. Rien, souvenez-vous-en.

Eh bien ! regardez ces petits souliers… Vous avez des enfants ?… Non. Alors, vous ne pouvez pas savoir, vous ne pouvez pas comprendre ce qu’est pour moi cette mauvaise paire de petits souliers qui ont contenu ses pieds, qui ont conservé la forme de ses pieds. Je ne saurai jamais vous le dire ; jamais aucun père ne saura vous le dire, aucun.

Au moment où ils entrèrent dans la chambre, où ils vinrent pour m’emmener, est-ce que, tousses vêtements n’étaient point là, sur la chaise, à côté du lit ? Pourquoi donc ne me préoccupai-je que des souliers ? Pourquoi les cherchai-je sous le lit, anxieusement, avec la sensation que mon cœur se fendrait si je ne les trouvais pas ? Pourquoi les cachai-je, comme s’il y était resté un peu de sa vie ? Oh ! vous ne pouvez pas comprendre.

Certains matins, en hiver, à l’heure de l’école… Le pauvre enfant souffrait des engelures. L’hiver, ses pieds n’étaient qu’une plaie, tout saignants. C’est moi qui lui mettais ses souliers, qui les lui mettais moi-même. Je savais si bien ! Puis, pour les lacer, je me baissais et je sentais s’appuyer sur mes épaules ses mains déjà tremblantes de froid ; et je m’attardais… Mais vous ne pouvez pas comprendre.

Quand il est mort, il n’en avait qu’une paire, celle que vous voyez. Et je la lui ai prise. Et sûrement on l’a enseveli tel quel, comme un petit pauvre. Est-ce que personne l’aimait, excepté son père ?

Maintenant, tous les soirs, je prends ces deux souliers et je les pose l’un près de l’autre sur le seuil, à son intention. S’il les voyait en passant ? Peut-être les voit-il, mais il n’y touche pas. Il sait peut-être que je deviendrais fou si, au matin, je ne les retrouvais plus à leur place, l’un près de l’autre…

Vous me croyez fou ? Non ? Il me semblait lire dans vos yeux… Non, monsieur, je ne suis pas fou encore. Ce que je vous raconte, c’est la vérité. Tout est vrai. Les morts reviennent.

Il revient aussi, l’autre, quelquefois. Quelle horreur ! Oh ! oh ! quelle horreur !

Vous voyez ; pendant des nuits entières j’ai tremblé comme à présent, j’ai claqué des dents sans pouvoir m’en défendre, j’ai cru que la terreur allait me disloquer les os aux jointures ; j’ai senti sur mon front, jusqu’au matin, mes cheveux pareils à des aiguilles, raides, dressés. N’ai-je pas les cheveux tout blancs ? Ils sont blancs, n’est-ce pas, monsieur ?

Merci, monsieur. Vous voyez, je ne tremble plus. Je suis malade, très malade. Combien de jours de vie me donneriez-vous encore, à en juger sur ma mine ? Vous savez, je dois mourir, et le plus tôt sera le mieux.

Mais oui, oui, je suis calme, parfaitement calme. Je vous raconterai tout, depuis l’origine, selon votre désir ; tout, par ordre. La raison ne m’a pas encore abandonné, croyez-moi.

Donc, voici l’affaire. C’était dans une maison des quartiers neufs, dans une espèce de pension bourgeoise, il y a douze ou treize ans. Nous étions une vingtaine d’employés, tant jeunes que vieux. Nous y allions dîner le soir, ensemble, à la même heure, à la même table. Nous nous connaissions tous plus ou moins, quoique nous ne fussions pas tous du même bureau. C’est là que j’ai connu Wanzer, Giulio Wanzer, il y a douze ou treize ans.

Vous… vous avez vu… le cadavre ?… Ne vous a-t-il point paru qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire dans ce visage, dans ces yeux ?… Ah ! j’oublie, les yeux étaient fermés… Pas tous les deux, cependant, pas tous les deux. Cela, je le sais bien. Il faut que je meure, ne serait-ce que pour m’ôter des doigts l’impression de cette paupière qui résistait… Je la sens, je la sens ici, toujours, comme si en cet endroit s’était attaché un peu de cette peau. Regardez ma main. N’est-ce pas une main qui a déjà commencé de mourir ? Regardez-la.

Oui, c’est vrai. Il ne faut plus y penser. Je vous demande pardon. Je vais maintenant tout droit au but. Où en étions-nous ? Le commencement allait si bien ! Et puis, tout d’un coup, je me suis perdu. C’est sans doute parce que je suis à jeun, rien autre chose ; non, rien autre chose. Depuis bientôt deux jours je n’ai pas mangé.

Je me souviens qu’autrefois, quand j’avais l’estomac vide, il me venait une espèce de délire léger, si étrange ! Il me semblait que je m’évanouissais ; je voyais des choses…

Ah ! j’y suis. Vous avez raison. Je disais donc : c’est là que j’ai fait connaissance avec Wanzer.

Il dominait tout le monde là dedans, il opprimait tout le monde, il ne souffrait pas la contradiction. Toujours le verbe haut, et, quelquefois aussi, la main haute. Une soirée ne se passait pas sans qu’il eût quelque dispute. On le haïssait et on le redoutait comme un tyran. Tout le monde parlait mal de lui, murmurait, complotait ; mais à peine paraissait-il, que les plus enragés eux-mêmes faisaient silence. Les plus timides lui souriaient, le cajolaient. Qu’est-ce qu’il avait donc, cet homme ?

Je ne sais pas, moi. À table, j’étais presque en face de lui. Involontairement, mes yeux le regardaient sans cesse. J’éprouvais une sensation bizarre que je suis incapable d’exprimer : un mélange de répulsion et d’attraction, quelque chose d’indéfinissable. Cela ressemblait à un magnétisme malfaisant, très malfaisant, que cet homme robuste, sanguin et brutal projetait sur moi, si faible dès lors, et maladif, et sans volonté, et, pour tout dire, un peu lâche.

Un soir, vers la fin du repas, une discussion s’éleva entre Wanzer et un certain Ingletti, dont la place était à côté de la mienne. Selon son habitude, Wanzer haussait le ton et s’irritait. Ingletti, à qui le vin sans doute donnait de la hardiesse, lui tenait tête. Moi, je restais presque immobile, les yeux sur mon assiette, n’osant pas les relever ; et je sentais à l’estomac une horrible contraction. Soudain Wanzer saisit un verre et le lança contre son antagoniste. Le coup faillit et le verre vint se briser sur mon front, là où vous voyez une balafre.

Dès que je sentis le sang chaud sur ma figure, je perdis connaissance. Lorsque je revins à moi, j’avais déjà la tête bandée. Wanzer était à mon côté, la mine dolente ; il m’adressa quelques mots d’excuse. Il me reconduisit à la maison avec le médecin ; il assista au second pansement ; il voulut rester dans ma chambre jusqu’à une heure avancée. Il revint la matinée d’après ; il revint souvent. Et ce fut le commencement de mon esclavage.

Il m’était impossible d’avoir à son égard une autre attitude que celle d’un chien qui a peur. Quand il entrait chez moi, il prenait des airs de maître. Il ouvrait mes tiroirs, se peignait avec mon peigne, se lavait les mains dans ma cuvette, fumait ma pipe, fouillait dans mes papiers, lisait mes lettres, emportait les objets à sa convenance. Chaque jour, son despotisme devenait plus insupportable ; et, chaque jour, mon âme s’avilissait, se rapetissait davantage. Je n’eus plus ombre de volonté ; je me soumis simplement, sans protestation. Il m’enleva tout sentiment de dignité humaine, comme ceci, d’un seul coup, avec autant de facilité qu’il m’aurait arraché un cheveu.

Et pourtant, je n’étais pas devenu stupide. Non. J’avais conscience de tout ce que je faisais, une très claire conscience de tout : de ma faiblesse, de mon abjection et, spécialement, de l’impossibilité absolue où j’étais de me soustraire à l’ascendant de cet homme.

Je ne saurais vous définir, par exemple, le sentiment profond et obscur que ma cicatrice éveillait en moi. Et je ne saurais vous expliquer le trouble extrême qui m’envahit, un jour que mon bourreau me prit la tête dans ses mains pour examiner cette cicatrice encore fraîche et enflammée. Il passa le doigt dessus à plusieurs reprises et dit :

– Elle est fermée parfaitement. Dans un mois il n’y paraîtra plus. Tu peux remercier Dieu.

Il me sembla au contraire, à partir de cette minute, que je portais au front, non pas une cicatrice, mais un sceau de servitude, une marque infamante qui sautait aux yeux et que je garderais toute ma vie.

Je le suivis partout où il voulut ; je l’attendis des heures entières dans la rue, devant une porte ; je veillai la nuit pour lui recopier les papiers de son bureau ; j’allai porter ses lettres d’un bout de Rome à l’autre ; cent fois je gravis les escaliers du Mont-de-Piété, je courus d’usurier en usurier, hors d’haleine, pour lui trouver l’argent dont il attendait son salut ; cent fois, dans un tripot, je restai derrière sa chaise jusqu’à l’aube, mourant de fatigue et de dégoût, tenu éveillé par l’explosion de ses blasphèmes et par l’âcre fumée qui me mordait la gorge ; et ma toux l’impatientait, et il m’accusait de sa déveine ; et puis, quand nous sortions, s’il avait perdu, il me traînait avec lui comme une guenille, dans les rues désertes, sous le brouillard, jurant et gesticulant, jusqu’au moment où, à un détour, surgissait une ombre qui nous offrait le petit verre d’eau-de-vie.

Ah ! monsieur, qui me dévoilera ce mystère avant que je meure ? Il y a donc sur terre des hommes qui, rencontrant d’autres hommes, peuvent en faire ce qu’ils veulent, peuvent en faire des esclaves ? Il y a donc moyen d’ôter à quelqu’un sa volonté comme on lui retirerait d’entre les doigts un fétu de paille ? Cela est donc possible, monsieur ? Mais pourquoi ?

Devant mon bourreau, je n’ai jamais pu vouloir. Et pourtant j’avais mon intelligence ; pourtant j’avais le cerveau plein de pensées ; j’avais lu beaucoup de livres, je savais beaucoup de choses, je comprenais beaucoup de choses. Il y a une chose, une surtout, que je comprenais bien : c’est que j’étais irrémissiblement perdu. Au fond de moi-même, sans trêve, j’avais un effroi, une épouvante ; et, depuis le soir de ma blessure, il m’était resté la peur du sang, la vision du sang. Les faits divers des journaux me troublaient, m’ôtaient le sommeil. Certaines nuits, lorsque, rentrant avec Wanzer, je passais par un couloir sombre, par un escalier obscur, si les allumettes tardaient à s’enflammer, je me sentais un frisson dans l’échine et mes cheveux commençaient à devenir sensibles. Mon idée fixe était qu’une nuit ou l’autre cet homme m’assassinerait.

Cela n’arriva point. Ce qui arriva, c’est au contraire ce qui ne pouvait pas arriver. Je pensais : mourir de ces mains, une nuit, atrocement, voilà mon destin, à coup sûr. Et au contraire…

Mais écoutez. Si, ce soir-là, Wanzer n’était pas venu chercher dans la chambre de Ciro, si je n’avais pas aperçu le couteau sur la table, si quelqu’un n’était pas entré en moi à l’improviste pour me donner la terrible poussée, si…

Ah ! c’est vrai. Vous avez raison. Nous n’en sommes qu’au commencement, et je vous parle de la fin. Vous ne pourriez pas comprendre si je ne vous racontais pas d’abord toute l’histoire. Et pourtant je suis déjà fatigué ; je m’embrouille. Je n’ai plus rien à vous dire, monsieur. J’ai la tête légère, légère ; on dirait une vessie pleine de vent. Je n’ai plus rien à vous dire. Amen ! amen !

Allons, c’est passé. Merci. Vous êtes bien bon ; vous avez pitié de moi. Personne sur terre n’a eu pitié de moi, jamais.

Je me sens mieux ; je puis continuer. Je vais vous parler d’elle, de Ginevra.

Après l’accident du verre, quelques-uns de nos camarades quittèrent la pension ; d’autres déclarèrent qu’ils resteraient si Giulio Wanzer était exclu. Cela fit que Wanzer reçut de la patronne une espèce de congé. Après avoir, selon son habitude, tempêté contre tout le monde, il partit. Et, lorsque je fus en état de sortir, il voulut m’emmener avec lui, il exigea que je le suivisse.

Nous errâmes longtemps de restaurant en restaurant, sans nous décider. Et il n’y avait rien de plus triste pour moi que l’heure des repas qui, pour les gens fatigués, est une heure de soulagement et quelquefois d’oubli. Je mangeais à peine, en me forçant, de plus en plus dégoûté par le bruit que faisaient les mâchoires de mes commensaux : des mâchoires de bouledogues, formidables, qui auraient broyé de l’acier. Et petit à petit commençait à s’allumer en moi la soif, cette soif qui, une fois allumée, dure jusqu’à la mort.

Mais, un soir, Wanzer me laissa libre. Et le jour d’après, il m’annonça qu’il avait découvert un endroit très agréable où il voulait me conduire immédiatement.

– J’ai trouvé. Tu vas voir. Cela te plaira.

En effet, la nouvelle pension était peut-être meilleure que l’ancienne. Les conditions me convenaient. Il y avait là quelques-uns de mes camarades de bureau ; plusieurs autres habitués ne m’étaient pas inconnus. Je restai donc. D’ailleurs, vous le savez bien, il m’aurait été impossible de ne pas rester.

Le premier soir, lorsqu’on apporta le potage sur la table, deux ou trois pensionnaires demandèrent en même temps, avec une vivacité singulière :

– Et Ginevra ? Où est Ginevra ?

On répondit que Ginevra était malade. Alors tous s’informèrent de la maladie, tous manifestèrent beaucoup d’inquiétude. Mais il ne s’agissait que d’une légère indisposition. Dans la conversation, le nom de l’absente vint sur toutes les bouches, prononcé au milieu de phrases ambiguës qui trahissaient le désir sensuel dont tous ces hommes, vieux et jeunes, étaient troublés. Moi, je tâchais de saisir les mots au vol d’un bout de la table à l’autre. Vis-à-vis de moi, un jeune libertin parla de la bouche de Ginevra, longuement, avec chaleur ; et il me regardait en parlant, parce que je l’écoutais avec une attention extraordinaire. Je me souviens qu’alors mon imagination se forma de l’absente une idée fort peu différente de la figure réelle que je vis plus tard. Je me souviens toujours du geste significatif que fit Wanzer et de la moue gourmande de ses lèvres lorsqu’il prononça en dialecte une obscénité. Je me souviens aussi que, quand je sortis, je sentais déjà sur moi la contagion d’un désir pour cette femme inconnue, et en même temps une légère inquiétude, une certaine exaltation très étrange, presque prophétique.

Nous sortîmes ensemble, moi, Wanzer et un ami de Wanzer, un nommé Doberti, celui-là précisément qui avait parlé de la bouche. Chemin faisant, ils continuèrent à causer entre eux de grossières voluptés, et ils s’arrêtaient de temps à autre pour rire à leur aise. Moi, je restais un peu en arrière. Une mélancolie pareille à un chagrin, une surabondance de choses obscures et confuses gonflait mon cœur déjà si oppressé, si humilié.

Cette soirée, après douze ans, je me la rappelle encore. Je n’en ai rien oublié, pas même les plus insignifiants détails. Et je sais maintenant, comme alors je sentis, que cette soirée décida de mon sort. Qui m’envoyait donc cet avertissement ?

Est-ce possible ? Est-ce possible ? Un simple nom de femme, trois syllabes sonores, ouvrent devant vous un abîme inévitable ; et, vous avez beau l’apercevoir, vous le savez inévitable. Est-ce possible, cela ?

Pressentiment, clairvoyance, vue intérieure… Des mots, rien que des mots ! J’ai lu dans les livres, moi. Non, non, ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Vous êtes-vous jamais regardé en dedans ? Avez-vous jamais surveillé votre âme ?

Vous souffrez, et votre souffrance nous paraît nouvelle, jamais éprouvée. Vous jouissez, et votre jouissance vous paraît nouvelle, jamais éprouvée. Erreur, illusion. Tout a été éprouvé, tout est arrivé. Votre âme se compose de mille, de cent mille fragments d’âmes qui ont vécu la vie tout entière, qui ont produit tous les phénomènes, qui ont assisté à tous les phénomènes. Comprenez-vous où je veux en venir ? Écoutez-moi bien ; car ce que je vous dis, c’est la vérité, la vérité découverte par quelqu’un qui a passé des années et des années à regarder continuellement en lui-même, seul au milieu des hommes, toujours seul. Écoutez-moi bien ; car c’est une vérité beaucoup plus importante que les faits que vous voulez connaître. Lorsque…

Une autre fois ? Demain ? Pourquoi demain ? Vous ne voulez donc pas que je vous explique ma pensée ?

Ah ! les faits, les faits, toujours les faits ! Mais les faits ne sont rien, ne signifient rien. Il y a au monde, monsieur, quelque chose qui vaut beaucoup davantage.

Eh bien ! voici encore une autre énigme. Pourquoi la vraie Ginevra ressemblait-elle presque trait pour trait à l’image qui avait flamboyé dans mon esprit ? Mais laissons cela. Après trois ou quatre jours d’absence, elle réapparut dans la salle, portant une soupière dont la vapeur lui voilait le visage.

Oui, monsieur, c’était une servante, et elle servait une table d’employés.

L’avez-vous vue ? L’avez-vous connue ? Lui avez-vous parlé ? Vous a-t-elle parlé ? Alors, il n’y a pas de doute : vous avez, vous aussi, ressenti un trouble subit et inexplicable, s’il lui est arrivé de vous toucher la main.

Tous les hommes l’ont désirée ; tous la désirent, la convoitent ; ils la convoiteront toujours. Wanzer est mort ; mais elle aura un autre amant, elle aura cent autres amants, jusqu’à l’heure de la vieillesse, jusqu’à l’heure où les dents lui tomberont de la bouche. Quand elle passait dans la rue, le prince se retournait dans son carrosse, le loqueteux s’arrêtait pour la regarder. Dans tous les yeux j’ai surpris le même éclair, j’ai lu la même obsession.

Elle est changée maintenant, très changée. Alors elle avait vingt ans. J’ai souvent essayé, sans y réussir, de la revoir en moi-même telle qu’elle était quand je la vis pour la première fois. Il y a là un secret. N’avez-vous jamais fait cette remarque ? Un homme, un animal, une plante, un objet quelconque ne vous livre son aspect véritable qu’une seule fois, au moment fugitif de la première perception. C’est comme s’il vous donnait sa virginité. Aussitôt après, ce n’est plus cela, c’est autre chose. Votre esprit, vos nerfs lui ont fait subir une transformation, une falsification, un obscurcissement. Et au diable la vérité !

Eh bien ! j’ai toujours porté envie à l’homme qui pour la première fois voyait cette créature. Me comprenez-vous ? Non, sans doute, vous ne me comprenez pas. Vous croyez que je radote, que je m’embrouille, que je me contredis. Cela ne fait rien. Passons ; revenons aux faits.

… Une chambre éclairée au gaz, surchauffée, d’une chaleur aride qui dessèche la peau ; une odeur et une fumée de viandes ; un bruit confus de voix, et, par-dessus toutes les autres voix, la voix âpre de Wanzer, qui donne à chaque mot un accent brutal. Puis, de temps en temps, une interruption, un silence qui me semble effroyable. Et une main m’effleure, enlève l’assiette devant moi, en pose une autre, me communique le frisson que me donnerait une caresse. Ce frisson, chacun autour de la table l’éprouve à son tour ; cela est visible. Et la chaleur devient étouffante, les oreilles s’échauffent, les yeux luisent. Une expression basse, presque bestiale, apparaît sur les visages de ces hommes qui ont bu et mangé, qui ont atteint le but unique de leur existence journalière. L’étalage de leur impureté me donne un coup si cruel que je me sens près de défaillir. Je me ramasse sur ma chaise, je ramène mes coudes pour élargir l’intervalle entre mes voisins et moi. Une voix crie dans le vacarme :

– Episcopo a la colique !

Une autre :

– Non ! Episcopo fait du sentiment. N’avez-vous pas vu la mine qu’il prend lorsque Ginevra lui change son assiette ?

J’essaye de rire. Je lève les yeux et je rencontre ceux de Ginevra fixés sur moi avec une expression ambiguë.

Elle sort de la salle. Alors Filippo Doberti fait une proposition bouffonne :

– Mes amis, il n’y a pas d’autre solution. Il faut qu’un de nous l’épouse… pour le compte des autres.

Ce ne sont pas exactement les termes qu’il emploie. Il prononce le mot cru ; il nomme la chose et le rôle que les autres joueront.

– Aux votes ! Aux votes ! Il faut élire le mari.

Wanzer clame :

– Episcopo !

– Maison Episcopo et Cie !

Le vacarme augmente. Retour de Ginevra, qui peut-être a tout entendu. Et elle sourit, d’un sourire calme et tranquille qui la fait paraître intangible.

Wanzer clame :

– Episcopo, fais ta demande !

Deux pensionnaires, avec une gravité feinte, s’avancent pour demander en mon nom la main de Ginevra.

Elle répond avec son sourire habituel :

– J’y penserai.

Et de nouveau je rencontre son regard. Et j’ignore vraiment si c’est de moi qu’il s’agit, si c’est de moi qu’on parle, si je suis cet Episcopo qu’on bafoue. Et je ne parviens pas à imaginer la physionomie que j’ai en ce moment-là…

Un rêve, un rêve. Toute cette période de ma vie ressemble à un rêve. Vous ne pourrez jamais comprendre ou imaginer quel sentiment j’avais alors de mon être, quelle conscience j’avais de mes actes en voie d’exécution. Je revivais en rêve une phase de vie déjà vécue : j’assistais à la répétition inévitable d’une série d’événements déjà arrivés. Quand ? Nul ne le sait. Au surplus, je n’étais pas bien sûr d’être moi-même. Souvent il me semblait que j’avais perdu ma personnalité ; parfois, que j’en avais une artificielle. Quel mystère que les nerfs de l’homme !

J’abrège. Un soir, Ginevra prit congé de nous. Elle annonça qu’elle ne voulait plus servir et qu’elle nous quittait ; elle dit qu’elle ne se sentait pas bien, qu’elle s’en allait à Tivoli, qu’elle y resterait quelques mois chez sa sœur. À l’instant des adieux, tout le monde lui tendit la main. Et, souriante, elle répétait à tout le monde :

– Au revoir, au revoir !

À moi, elle me dit en riant :

– Nous sommes promis, monsieur Episcopo. Ne l’oubliez pas.

Ce fut la première fois que je la touchai, la première fois que je la regardai dans les yeux avec l’intention de pénétrer son cœur. Mais elle resta pour moi une énigme.

Le soir suivant, le souper fut presque lugubre. Tout le monde avait l’air déçu.

Wanzer dit :

– Pourtant, l’idée de Doberti n’était pas mauvaise.

Sur quoi, quelques pensionnaires se tournèrent de mon côté et prolongèrent stupidement les railleries.

La société de ces imbéciles me devenait insupportable ; pourtant je ne cherchai pas à m’éloigner. Je continuai à fréquenter cette maison où, parmi les bavardages et les rires, je trouvais un aliment pour mes obscures et douces imaginations. Durant des semaines et des semaines, malgré les pires embarras matériels, malgré les humiliations, les inquiétudes et les terreurs de ma vie d’esclave, je goûtai tout ce qu’il y a de plus délicat et de plus violent dans les angoisses d’amour. À vingt-huit ans s’épanouissait dans mon âme une espèce d’adolescence inopinée et tardive, avec toutes les langueurs, avec toutes les tendresses, avec toutes les larmes de l’adolescence…

Ah ! monsieur, figurez-vous ce miracle dans un être tel que moi, déjà vieilli, flétri, desséché jusqu’au fond. Figurez-vous une fleur qui poindrait, imprévue, au sommet d’une branche morte.

Un autre événement, extraordinaire, inattendu, vint me stupéfier et me bouleverser. Depuis plusieurs jours déjà Wanzer me faisait l’effet d’être plus dur, plus irritable que d’habitude. Il avait passé les cinq ou six dernières nuits dans un tripot. Un matin, il était monté dans ma chambre, livide comme un cadavre, s’était jeté sur une chaise, avait à deux ou trois reprises fait celui qui va parler ; puis, renonçant brusquement à rien dire, il était sorti sans m’adresser un seul mot, sans me répondre, sans me regarder.

Je ne le revis plus ce jour-là. Je ne le revis pas au dîner. Je ne le revis pas le jour suivant.

Comme nous étions à table. Questori entra. C’était un collègue de Wanzer.

– Vous savez, dit-il, la nouvelle ? Wanzer est en fuite.

D’abord je ne compris pas bien, ou plutôt je fus incrédule ; mais le cœur me sauta à la gorge.

Des voix demandèrent :

– Que dis-tu ? Qui est en fuite ?

– Wanzer, Giulio Wanzer.

Je ne sais vraiment pas ce que j’éprouvai ; mais ce qui est sûr, c’est que ma première émotion fut surtout de la joie. Je fis un effort pour la contenir. Et alors j’entendis l’éclat de tous les ressentiments, de toutes les rancunes, de toutes les haines accumulées contre cet homme qui avait été mon maître.

– Et toi ? me cria l’un des plus acharnés. Tu ne dis rien, toi ? Wanzer n’avait-il point fait de toi son domestique ? C’est toi, sans doute, qui lui as porté ses valises à la gare ?

Un autre me dit :

– Tu as été marqué au front par un voleur. Tu feras du chemin.

Et un autre :

– Au service de qui te mets-tu maintenant ? Tu entres à la Questure ?

Voilà comme ils m’insultaient, pour le plaisir de me faire du mal, parce qu’ils me savaient poltron.

Je me levai, je sortis. J’allai par les rues, vagabondant à l’aventure. Libre, libre ! J’étais libre enfin !

C’était une nuit de mars, toute sereine, presque tiède. Je montai par les Quatre-Fontaines, je tournai vers le Quirinal. Je cherchais les larges espaces ; je voulais boire d’un trait une immensité d’air, contempler les étoiles, écouter le murmure de l’eau, faire quelque chose de poétique, rêver à l’avenir. Je me répétais sans cesse à moi-même : « Libre, libre ! Je suis un homme libre !… » J’étais pris d’une sorte d’ivresse. Je ne pouvais pas encore réfléchir, recueillir mes pensées, examiner ma situation. Il me venait des envies puériles. J’aurais voulu accomplir mille actions à la fois, pour constater ma liberté. En passant devant un café, je reçus une bouffée de musique qui me remua profondément. J’entrai la tête haute. Il me semblait que j’avais l’air brave. Je commandai un cognac ; je fis laisser la bouteille sur la table, j’en bus deux ou trois petits verres.

On étouffait dans ce café. Le geste que je fis pour ôter mon chapeau me rappela ma cicatrice, réveilla dans ma mémoire la phrase cruelle : « Tu as été marqué au front par un voleur. » Comme je m’imaginais que tout le monde me regardait au front et remarquait ma balafre, je pensai : « Que vont-ils croire ? Ils croiront peut-être que c’est une blessure reçue en duel ? » Et moi, qui n’aurais jamais eu le courage de me battre, je me complus dans cette pensée. Si quelqu’un était venu s’asseoir auprès de moi et avait engagé la conversation, j’aurais certainement trouvé un moyen de lui raconter mon duel. Mais personne ne vint. Un peu plus tard, il entra un monsieur qui prit une chaise placée en face de moi, de l’autre côté de la table. Il ne me regarda point, il ne me demanda point la permission, il ne prit point garde si j’y posais les pieds. Ce fut une impolitesse, n’est-ce pas ?

Je partis, je me remis à marcher dans les rues, à l’aventure. Mon ivresse tomba tout d’un coup. Je me sentis infiniment malheureux, sans trop savoir pourquoi. Petit à petit une vague inquiétude émergea de mon étourdissement ; et cette inquiétude grandit, devint poignante, me suggéra une pensée : « S’il était encore à Rome en cachette ? S’il parcourait les rues sous un travestissement ? S’il m’attendait devant ma porte, pour me parler ? S’il m’attendait dans les ténèbres de mon escalier ? » J’eus peur ; je me retournai deux ou trois fois pour m’assurer que je n’étais pas suivi ; je rentrai dans un autre café comme dans un refuge.

Tard, très tard, je me décidai à reprendre le chemin de mon domicile. Toutes les apparences, tous les bruits me faisaient tressaillir d’effroi. Un homme étendu sur le trottoir, dans l’ombre, me donna une vision de cadavre. « Oh ! pourquoi ne s’est-il pas suicidé ? pensai-je. Pourquoi n’a-t-il pas eu le courage de se suicider ? C’était cependant la seule chose qu’il eût à faire. » Et alors je m’aperçus que la nouvelle de sa mort m’aurait mieux tranquillisé que celle de sa fuite.

Je dormis peu et d’un sommeil agité. Mais, au matin, dès que les croisées furent ouvertes, une sensation de soulagement commença de nouveau à se répandre par tout mon être : une sensation singulière que vous ne pouvez pas comprendre, parce que vous n’avez jamais été esclave.

Au bureau, j’eus des informations détaillées sur la fuite de Wanzer. Il s’agissait d’irrégularités très graves et d’une soustraction de valeurs à la Trésorerie centrale, où il était employé depuis un an environ. Un mandat d’arrêt avait été lancé contre lui, mais sans résultat. Quelques-uns croyaient savoir qu’il avait déjà réussi à se mettre en lieu sûr.

Dès lors, certain d’être libre, je ne vécus plus que pour mon amour, pour mon secret. Il me semblait que j’étais comme en convalescence ; j’avais de mon propre corps une sensation plus légère, moins déplaisante ; je pleurais avec autant de facilité qu’un enfant. Les derniers jours de mars, les premiers jours d’avril eurent pour moi des douceurs et des tristesses dont le souvenir, maintenant que je meurs, me console d’être né.

Ce seul souvenir, monsieur, suffit pour que je pardonne à la mère de Ciro, à la femme qui m’a fait tant de mal. Vous, monsieur, vous ne pouvez pas comprendre ce que c’est, pour un homme endurci et perverti par la souffrance et par l’injustice, que la révélation de sa propre bonté latente, la découverte d’une source de tendresse dans l’intimité de sa propre nature. Vous ne pouvez pas comprendre, peut-être même ne pouvez-vous pas croire ce que je dis. Eh bien, je le dis quand même. Il y a des moments où, Dieu me pardonne ! je sens en moi quelque chose de Jésus. J’ai été le plus vil et j’ai été le meilleur des hommes.

Allons, laissez-moi pleurer un peu. Vous voyez comment mes larmes coulent ? Tant d’années de martyre m’ont appris à pleurer ainsi, sans sanglots, sans soupirs, pour n’être pas entendu, pour ne pas affliger l’être qui m’aimait, pour ne pas ennuyer l’être qui me faisait souffrir. Peu de gens au monde savent pleurer comme je pleure. Eh bien ! monsieur, cela du moins est une chose dont je vous prie de vous souvenir et de me tenir compte. Après ma mort, vous direz que toute sa vie le pauvre Giovanni Episcopo sut du moins pleurer en silence.

Comment se fit-il qu’un dimanche – le dimanche des Rameaux – je me trouvai en tramway sur la route de Tivoli ? En vérité, je n’en ai qu’un confus souvenir. Fut-ce un accès de démence ? Fut-ce un acte de somnambulisme ? En vérité, je ne sais pas.

J’allais vers l’inconnu, je me laissais attirer par l’inconnu. Encore une fois, j’avais perdu le sens du réel. Il me semblait que j’étais enveloppé d’une sorte d’atmosphère étrange qui m’isolait du monde extérieur. Cette sensation, je ne l’avais pas seulement dans les yeux, je l’avais aussi sur la peau. Je ne sais comment m’expliquer. La campagne, par exemple, cette campagne que je traversais, me paraissait indéfiniment lointaine, séparée de moi par un intervalle incalculable…

Comment pourriez-vous concevoir un état mental aussi extraordinaire ? Tout ce que je vous décris doit nécessairement vous paraître absurde, inadmissible, contraire à la nature. Eh bien ! songez que jusqu’à ce jour ma vie s’est passée dans ce désordre, dans ce désarroi, dans ces anomalies, presque sans interruption. Paresthésies, dysesthésies… On m’a bien dit le nom de mes maux, mais personne n’a su les guérir. Pendant toute ma vie je suis resté au bord de la démence, conscient de mon état, pareil à un homme qui, penché sur un abîme, attendrait d’une minute à l’autre le vertige suprême, la grande obscurité.

Que vous en semble ? Perdrai-je la raison avant de fermer les yeux ? Y en a-t-il des symptômes sur mon visage, dans mes paroles ? Répondez-moi sincèrement, cher monsieur ; répondez-moi.

Et si je ne devais pas mourir ? Si je devais survivre longtemps encore, perdu d’esprit, dans un asile d’aliénés ?

Non, je vous le confesse, telle n’est pas ma crainte véritable. Vous savez… qu’ils reviennent tous deux, la nuit. Une nuit, c’est sûr, Ciro se rencontrera avec l’autre ; je le sais, je le prévois. Et… et alors ? L’explosion de la fureur, la folie furieuse dans les ténèbres… Mon Dieu, mon Dieu ! Est-ce ainsi que je dois finir ?

Hallucinations, oui ; pas autre chose. Vous dites bien. Oh ! oui, oui, vous dites bien. Il suffira d’allumer une bougie pour que je reste tranquille, pour que je dorme profondément. Oui, oui, une bougie, une simple bougie. Merci, cher monsieur.

Où en étions-nous ? Ah ! oui, à Tivoli.

… Une puanteur pénétrante d’eau sulfureuse ; et puis, tout a l’entour, des oliviers, des oliviers, des bois d’oliviers ; et, en moi-même, l’étrange sensation primitive, qui se dissipe peu à peu comme dans le vent du trajet. Je descends. Les gens sont dans les rues ; les rameaux luisent au soleil ; les cloches carillonnent. Je sais que je la rencontrerai.

 Ah ! monsieur Episcopo ! Vous ici ?

C’est la voix de Ginevra ; c’est Ginevra devant moi, les mains tendues ; et j’en suis bouleversé.

Elle me regarde et elle sourit, en attendant que je réussisse à dire quelque chose. Est-ce la même femme qui tournait autour de la table, dans la salle pleine de fumée, sous la lumière du gaz ? Est-il possible que ce soit elle ?

Je finis par balbutier une phrase.

Elle insiste :

– Mais comment êtes-vous ici ? Quelle surprise !

– Je viens pour vous voir.

– Vous vous souvenez donc que nous sommes promis ?

Elle ajoute en riant :

– Voici ma sœur. Accompagnez-nous à l’église. Vous passerez la journée avec nous, n’est-ce pas ? Vous jouerez votre rôle de fiancé. Dites oui.

Elle est gaie, causeuse, pleine de grâces imprévues, pleine de séductions que je ne lui connaissais pas. Elle porte un vêtement simple, sans prétention mais non sans grâce, presque avec élégance. Elle me demande des nouvelles des camarades.

– Et ce Wanzer ?

Un journal, par hasard, lui a tout appris.

– Vous étiez grands amis, n’est-ce pas ? Non ?

Je ne réponds rien. Il y a un court intervalle de silence, et elle paraît songeuse. Nous entrons dans l’église toute fleurie de rameaux bénits. Elle s’agenouille à côté de sa sœur et ouvre un livre de prières. Moi, debout derrière elle, je lui regarde le cou, et la découverte d’un petit signe brun me donne un indicible frisson. Au même instant, elle se retourne un peu et, du coin de l’œil, m’envoie une étincelle.

La mémoire du passé s’abolit, l’inquiétude de l’avenir s’endort. Il n’y a plus que l’heure présente ; sur terre, il n’y a plus pour moi que cette femme. Sans elle, il ne me resterait qu’à mourir.

À la sortie, sans rien dire, elle m’offre un rameau. Et moi, sans rien dire, je la regarde ; et il me semble que ce regard lui a tout fait comprendre. Nous nous acheminons chez la sœur. On m’invite à monter, Ginevra s’approche du balcon en me disant :

– Venez un peu ; venez prendre un air de soleil.

Nous voici sur le balcon, l’un près de l’autre. Le soleil nous inonde ; le bourdonnement des cloches passe sur nos têtes. Elle dit, tout bas, comme en se parlant à elle-même :

– Qui l’aurait jamais pensé ?

Mon cœur se gonfle d’une tendresse sans limites. Je ne me soutiens plus. Je lui demande d’une voix méconnaissable :

– Nous sommes donc promis ?

Pendant une seconde, elle se tait. Puis, tout bas, avec une imperceptible rougeur, en baissant les yeux, elle répond :

– Vous voulez ? Eh bien, oui, soit !

On nous rappelle de l’intérieur. C’est le beau-frère, ce sont d’autres parents, ce sont les fillettes. Et je prends au sérieux mon rôle de fiancé ! À table, je suis placé près de Ginevra. Un moment, nous nous serrons la main sous la nappe ; et je crois que je vais défaillir, tant cette volupté me semble poignante. De temps à autre, le beau-frère, la sœur, les parents me regardent avec une curiosité mêlée de stupeur.

– Mais comment se peut-il que personne n’en ait rien su ?

– Mais comment ne nous en avais-tu point parlé, Ginevra ?

Nous sourions, embarrassés, confus, stupéfaits tout les premiers de l’événement qui s’accomplit avec la facilité et l’absurdité d’un rêve.

Oui, absurde, incroyable, ridicule ; ridicule, surtout. Et pourtant cela s’est accompli en ce monde, entre moi Giovanni Episcopo et la nommée Ginevra Canale, comme je vous le dis, exactement comme je vous le conte.

Ah ! monsieur, vous pouvez rire, si vous voulez. Je ne m’en offenserai pas.

La farce tragique… Où donc ai-je lu ce mot-là ? C’est bien vrai : il n’y a rien de plus ridicule, rien de plus ignoble et rien de plus atroce.

J’allai faire visite à la mère, dans une vieille maison de la rue Montanara ; je grimpai un escalier étroit, humide, glissant comme celui d’une citerne, et où s’infiltrait par une lucarne une lumière douteuse, verdâtre, presque sépulcrale : quelque chose qu’on n’oublie pas. J’ai tout dans la mémoire !

En montant, je m’arrêtais presque à chaque marche, parce qu’il me semblait toujours que je perdais l’équilibre, comme si j’eusse posé le pied sur une glace mouvante. Plus je montais et plus l’escalier, dans cette lumière, me faisait l’effet d’être fantastique, plein de mystère, plein d’un silence profond où venaient mourir des voix très lointaines, incompréhensibles. Tout à coup, sur le palier supérieur, j’entendis une porte s’ouvrir avec violence, et une explosion d’injures hurlées par une voix de femme retentit dans l’escalier ; puis la porte se referma par une poussée brusque, qui fit trembler la maison du haut en bas. Je tremblai aussi de frayeur, et je restai sur place, ne sachant que faire. Un homme descendait, lentement, lentement ; on aurait dit qu’il glissait le long du mur comme une chose flasque. Il grognait et geignait, sous un chapeau blanchâtre aux larges bords. Mais, en se heurtant à moi, il releva la tête. Et j’entrevis une paire de lunettes sombres, de celles qu’entoure un treillis, des lunettes énormes qui faisaient saillie sur une face rougeâtre comme un morceau de viande crue.

L’homme, me prenant pour quelqu’un de sa connaissance, s’écria :

– Pietro !

Et il me saisit le bras en m’envoyant au visage son haleine vineuse. Mais il s’aperçut de sa méprise et recommença de descendre. Alors je me remis à monter, machinalement ; et, sans savoir pourquoi, j’étais sur d’avoir rencontré quelqu’un de la famille. Je me trouvai devant une porte où je lus : « Emilia Canale, courtière au Mont-de-Piété, avec autorisation de la Questure Royale. » Pour mettre fin au malaise de l’incertitude, je fis un effort et tirai le cordon de la sonnette ; mais, sans le vouloir, je tirai si fort que la sonnette se mit à sonner avec furie. Une voix irritée répondit de l’intérieur, la même voix qui avait proféré les injures ; la porte s’ouvrit ; et moi, en proie à une sorte de panique, sans rien voir, sans rien attendre, hors d’haleine, je dis en mangeant les mots :

– Je suis Episcopo, Giovanni Episcopo, l’employé… Je suis venu, vous savez… pour votre fille… vous savez… Pardon, pardon. J’ai tiré trop fort.

J’étais devant la mère de Ginevra, une femme encore belle et fleurie, devant la courtière parée d’un collier d’or, de deux grosses boucles d’or, d’anneaux d’or à tous les doigts. Et je faisais timidement une demande en mariage, – vous vous souvenez ? – la fameuse demande proposée par Filippo Doberti !

Ah ! monsieur, vous pouvez rire, si vous voulez. Je ne m’en offenserai pas.

– Dois-je vous conter tout, minutieusement, jour par jour, heure par heure ? Voulez-vous toutes les petites scènes, tous les menus faits, toute ma vie de ce temps – là, si bizarre, si extravagante, si comique et si misérable, tout, jusqu’au grand événement ? Voulez-vous rire ? Voulez-vous pleurer ? Rien de plus facile que de vous dire tout. Je lis dans mon passé comme dans un livre ouvert. C’est une grande clarté qui vient à ceux dont la fin est proche. Mais je suis las, je suis faible. Et vous aussi, vous devez être un peu fatigué. Il vaut mieux que j’abrège.

J’abrège. J’obtins sans peine le consentement. La courtière paraissait déjà renseignée sur mon emploi, sur mes appointements, sur ma situation. Elle avait la voix sonore, le geste décidé, un regard méchant et presque rapace qui par instants se faisait enjôleur et presque lascif, un peu semblable à celui de Ginevra. Quand elle me parlait debout, elle m’approchait de trop près, elle me touchait sans cesse ; tantôt elle me donnait une petite bourrade, tantôt elle me tirait par un bouton de mon habit, tantôt elle secouait de mon épaule un grain de poussière, tantôt elle m’ôtait du vêtement un fil, un cheveu. Et c’était pour moi une inquiétude de tous les nerfs, une torture, l’incessante mainmise de cette femme que j’avais vu plus d’une fois lever le poing au visage de son mari.

Le mari, c’était justement l’homme de l’escalier, l’homme aux lunettes vertes, un pauvre idiot.

Il avait été typographe. Mais, maintenant, une maladie des yeux l’empêchait de travailler. Et il vivait à la charge de sa femme, de son fils et de sa belle-fille, maltraité par tout le monde, martyrisé, regardé comme un intrus. Il avait le vice de la boisson, l’habitude de l’ivresse, la soif, la terrible soif. Personne, chez lui, ne lui donnait un sou pour boire ; mais certainement, afin de gagner un peu de monnaie, il devait faire en cachette, dans on ne sait quelle rue, dans on ne sait quelle boutique, pour on ne sait quelles gens, un ignoble petit métier, une besogne basse et facile, au jour le jour. Quand l’occasion s’en présentait, il agrippait à la maison ce qui lui tombait sous la main et courait le vendre pour boire, pour se procurer le moyen de satisfaire son indomptable passion ; la peur des injures et des coups était impuissante à le retenir. Une fois au moins par semaine, sa femme le chassait sans pitié. Pendant deux ou trois jours, il n’avait pas le courage de revenir, de frapper à la porte. Où allait-il ? Où dormait-il ? Comment vivait-il ?

Dès le premier jour, dès le jour où je fis sa connaissance, je lui plus. Tandis que j’étais assis et que j’endurais le bavardage de ma future belle-mère, il se tournait vers moi en souriant d’un sourire continuel qui faisait trembler sa lèvre inférieure un peu pendante, mais qui ne transparaissait pas sous les espèces de cages où ses pauvres yeux malades étaient emprisonnés. Lorsque je me levai pour partir, il me dit à voix basse, avec une crainte manifeste :

– Je sors aussi.

Nous sortîmes ensemble. Il était mal d’aplomb sur ses jambes. En descendant l’escalier, je vis qu’il hésitait, qu’il chancelait ; et je lui dis :

– Voulez-vous vous appuyer ?

Il accepta, s’appuya. Quand nous fûmes dans la rue, il ne retira point son bras de dessous le mien, malgré le mouvement que je fis pour me dégager. D’abord il se tut ; mais, de temps à autre, il se tournait vers moi et rapprochait si près son visage qu’il me touchait du rebord de son chapeau. Il continuait de sourire, et, pour rompre le silence, il accompagnait ce sourire d’un bruit guttural singulier.

Je me souviens : c’était à la brune, par une soirée très douce. Les gens étaient dans la rue. Deux musiciens, flûte et guitare, jouaient un air de Norma à la terrasse d’un café. Je me souviens : une voiture passa, qui emportait un blessé escorté de deux sergents de ville.

Il finit par dire, en me serrant le bras :

– Je suis content, tu sais. Vrai, je suis content. Quel bon fils tu dois être ! J’ai déjà de la sympathie pour toi, tu sais.

Il dit cela presque convulsivement, absorbé par une idée unique, par un désir unique, mais qu’il avait honte d’exprimer. Et il se mit à rire comme un hébété. Le silence recommença. Puis il répéta encore :

– Je suis content.

Il se remit à rire, mais d’un rire spasmodique. Je m’aperçus qu’une crise nerveuse l’agitait, le faisait souffrir. Lorsque nous arrivâmes devant un vitrage garni de rideaux rouges que faisait flamboyer une lumière intérieure, il dit à l’improviste, d’une voix rapide :

– Buvons-nous un verre ensemble ?

Et il s’arrêta, me retint devant la porte, dans le reflet rougeâtre qui tachait le dallage. Je sentis qu’il tremblait, et la lumière me permit d’apercevoir à travers les lunettes ses pauvres yeux enflammés.

Je répondis :

– Entrons.

Nous entrâmes dans le cabaret. Le peu de buveurs qui s’y trouvaient, réunis en groupe, jouaient aux cartes. Nous prîmes place dans un coin. Canale commanda :

– Un litre, rouge.

On aurait dit qu’il avait été pris d’un enrouement subit. Il versa le vin dans les verres, d’une main qui tremblait comme celle d’un paralytique ; il but d’un trait, et, pendant qu’il se passait la langue sur les lèvres, il se versa un second verre. Puis, posant la bouteille sur la table, il se mit à rire et déclara naïvement :

– Voilà trois jours que je n’avais pas bu.

– Trois jours ?

– Oui, trois jours. Je n’ai pas le sou, moi. À la maison, personne ne me donne un sou. Tu comprends ? Tu comprends ? Et je ne puis plus travailler, avec ces yeux-là. Regarde, mon fils.

Il souleva ses lunettes ; et ce fut comme s’il avait soulevé un masque, tant l’expression de son visage changea. Les paupières étaient ulcérées, bouffies, sans cils, chargées de pus, horribles ; et, sur ce fond rouge, dans ce bouffissement, s’ouvraient avec peine deux yeux larmoyants, infiniment tristes, de cette tristesse profonde et incompréhensible qu’ont les regards des bêtes qui souffrent. Devant cette révélation, une répugnance mêlée de pitié m’émut. Je demandai :

– Cela vous fait mal ? Beaucoup de mal ?

– Oh ! mon fils, figure-toi ! Des aiguilles, des aiguilles, des échardes de bois, des morceaux de verre, des épines venimeuses… Si on me piquait tout cela dans les yeux, mon fils, ce ne serait rien en comparaison.

Peut-être exagéra-t-il sa souffrance parce qu’il se voyait l’objet de ma pitié, de la pitié d’une créature humaine, après si longtemps ! Depuis si longtemps, il ne lui avait pas été donné d’entendre une voix compatissante ! Il exagéra peut-être pour accroître ma commisération, pour entendre une fois au moins les consolations d’un homme.

– Cela vous fait tant de mal ?

– Oui, tant de mal !

Il passa sur ses paupières, doucement, doucement, une espèce de chiffon qui n’avait plus ni forme ni couleur. Puis il rabaissa ses lunettes et vida le second verre, d’un trait. Je bus aussi. Il toucha la bouteille et dit :

– Mon fils, il n’y a que cela au monde.

Je l’observais. Véritablement, rien en lui ne rappelait Ginevra : pas une ligne, pas une expression, pas un geste, rien. Je pensai :

– Ce n’est pas lui le père.

Il but encore ; il commanda un autre litre ; puis il recommença à dire, sur un ton de fausset :

– Je suis content que tu épouses Ginevra. Et tu peux être content, toi aussi… Une honnête famille, les Canale ! Si nous n’avions pas été honnêtes… à l’heure qu’il est…

Et, en levant son verre, il eut un sourire ambigu qui m’inquiéta. Il reprit :

– Eh ! Ginevra… Ginevra aurait pu faire notre fortune, si nous avions voulu. Tu comprends ? Ce sont des choses qu’on peut te dire, à toi. Non pas une, ni deux, mais dix, mais vingt propositions… Et quelles propositions, mon fils !

Je me sentais devenir vert.

– Le prince Altini, par exemple… Depuis une éternité, il me persécute. De guerre lasse, il m’a fait venir dans son palais, un soir, l’autre mois, avant le départ de Ginevra pour Tivoli. Tu comprends ? Il donnait trois mille francs comptant, il lui ouvrait une boutique, etc., etc. Mais non, non. Emilia l’a toujours répété : « Ce n’est pas ce qu’il nous faut ; ce n’est pas ce qu’il nous faut. Nous avons marié l’aînée ; nous marierons aussi la cadette. Un employé, avec un bel avenir, avec des appointements fixes… Nous le trouverons. » Et tu vois, tu vois ! C’est toi qui es venu. Tu t’appelles Episcopo, n’est-ce pas ? Quel nom ! Madame Episcopo, alors ; madame Episcopo…

Il était devenu loquace. Il se mit à rire.

– Où l’as-tu donc vue ? Comment as-tu fait sa connaissance ? Là-bas, n’est-ce pas ? à la pension. Raconte, raconte. Je t’écoute.

En ce moment entra un homme d’aspect équivoque, répulsif, moitié valet de chambre et moitié coiffeur, pâle, avec la face semée de pustules rougeâtres. Il salua Canale.

– Bonjour, Battista !

Battista l’appela, lui offrit un verre de vin.

– Buvez à notre santé, Teodoro. Je vous présente mon futur gendre, le fiancé de Ginevra.

L’inconnu, surpris, me regarda avec des yeux blanchâtres, qui me firent, frissonner comme si j’avais senti sur ma peau un contact froid et visqueux ; et il murmura :

– Monsieur est donc…

– Oui, oui, répliqua le bavard en lui coupant la parole ; c’est monsieur Episcopo.

– Ah ! monsieur Episcopo ! Enchanté… Mes félicitations…

Je n’ouvris pas la bouche. Mais Battista riait, le menton sur la poitrine, en se donnant un air malin. L’autre ne tarda pas à prendre congé.

– Adieu, Battista. Au plaisir de vous revoir, monsieur Episcopo.

Et il me tendit la main. Et je lui donnai ma main.

Aussitôt qu’il se fut éloigné, Battista me dit tout bas :

– Tu sais qui c’est ? Teodoro… le… l’homme de confiance du marquis Aguti, ce vieux qui est propriétaire du palais d’à côté. Depuis un an, il tourne autour de moi pour Ginevra. Tu comprends ? Le vieux la veut, la veut et la veut ; il pleure, il crie, il trépigne comme un bambin, parce qu’il la veut. Le marquis Aguti, celui qui se faisait lier au fer de son lit et fouetter jusqu’au sang par ses femmes… Même nous entendions les hurlements de chez nous… Plus tard, la questure s’en est mêlée… Ah ! ah ! ah ! le pauvre Teodoro ! Quelle mine ! As-tu vu la mine qu’il a faite ? Il ne s’y attendait guère, à cette affaire-là, le pauvre Teodoro ; il ne s’y attendait guère !

Il continuait à rire stupidement, tandis que je mourais d’angoisse. Tout à coup il s’arrêta et poussa une imprécation. De dessous le treillis de ses lunettes, il lui coulait sur les joues deux ruisseaux de larmes impures.

– Oh ! ces yeux ! Quand je bois, quel supplice !

Et de nouveau il souleva les terribles lunettes vertes ; et de nouveau je vis en plein cette face difforme qui avait l’apparence d’un écorché, rouge comme le derrière de certains singes, vous savez, dans les ménageries. Et je revis ces deux yeux douloureux au milieu de ces deux plaies. Et je revis le geste dont il pressait ce chiffon sur ses paupières.

– Il faut que je parte, dis-je ; je n’ai que le temps.

– Bien, partons. Attends un peu.

Et il se mit à fouiller dans ses poches, comme pour en tirer de la monnaie, grotesquement. Je payai. Nous nous levâmes et nous sortîmes. Il mit encore son bras sous le mien. On aurait dit qu’il ne voulait plus me lâcher de toute la soirée. À chaque instant il riait comme un idiot. Et je sentis renaître en lui la crise de tout à l’heure, l’agitation, l’affolement intérieur d’un homme qui veut dire quelque chose, et qui n’ose pas, et qui a honte.

– La belle soirée ! dit-il.

Et il eut le même rire convulsif que la fois précédente.

Tout d’un coup, avec un effort pareil à celui du bègue qui demeure court, la tête basse, en se cachant sous le rebord de son chapeau, il ajouta :

– Prête-moi cinq francs. Je te les rendrai.

Nous nous arrêtâmes. Je mis les cinq francs dans sa main tremblante. Et aussitôt il se retourna, s’enfuit, se perdit dans l’ombre.

Ah ! monsieur, quelle pitié ! L’homme que dévore le vice, l’homme qui se débat dans les griffes du vice, et qui se sent dévorer, et qui se voit perdu, et qui ne veut pas, qui ne peut pas se sauver… Quelle pitié, monsieur, quelle pitié ! Connaissez-vous quelque chose de plus inconcevable, de plus fascinant, de plus obscur ? Dites, dites : entre toutes les choses humaines, y en a-t-il une plus triste que l’effarement qui saisit un homme devant l’objet de sa passion désespérée ! Y en a-t-il une plus triste que ces mains qui tremblent, ces genoux qui vacillent, ces lèvres qui se crispent, tout cet être que torture l’implacable besoin d’une sensation unique ? Dites, dites : y a-t-il rien de plus triste sur la terre ? Y a-t-il rien ?…

Eh bien ! monsieur, depuis ce soir-là, je me suis senti lié à ce misérable, je suis devenu son ami. Pourquoi ? Par quelle affinité mystérieuse ? Par quelle prévision instinctive ? Peut-être par l’attraction de son vice qui commençait à me dominer irrésistiblement, moi aussi ? Ou encore par l’attraction de son infortune, inévitable et sans espérance comme la mienne ?

Depuis ce soir-là, je le revis presque tous les soirs. Il venait me chercher n’importe où ; il m’attendait à la porte de mon bureau : il m’attendait chez moi, la nuit, dans l’escalier. Il ne me demandait rien ; il n’avait pas même la ressource de faire parler ses yeux, puisqu’ils étaient couverts. Mais il me suffisait de le regarder pour comprendre. Il souriait de son sourire habituel, de son sourire hébété et convulsif ; et il attendait, sans demander rien. Je n’avais pas la force de lui résister, de le congédier, de l’humilier, de lui montrer un visage sévère, de lui adresser une parole dure. M’étais-je donc soumis à un nouveau tyran ? Giulio Wanzer avait donc un successeur ? Souvent sa présence m’était pénible, horriblement pénible ; et pourtant je ne faisais rien pour m’en délivrer. Il avait parfois des effusions de tendresse ridicules et affligeantes qui me serraient le cœur. Un jour il me dit, en faisant la grimace que fait un bébé qui va se mettre à pleurer :

– Pourquoi ne m’appelles-tu point papa ?

Je savais qu’il n’était pas le père de Ginevra ; je savais que les enfants de sa femme n’étaient pas ses enfants. Lui-même, sans doute, ne l’ignorait pas non plus. Mais je l’appelais papa lorsque personne ne nous entendait, lorsque nous étions seuls, lorsqu’il avait besoin de consolation. Pour m’émouvoir, il lui arrivait souvent de me montrer une meurtrissure, la marque d’un coup, avec le geste des mendiants quand ils étalent leur difformité ou leur plaie pour arracher une aumône.

Le hasard me fit découvrir que, certains soirs, il se postait dans la rue aux endroits les plus obscurs et demandait l’aumône à voix basse, adroitement, sans se faire remarquer, en marchant à côté des passants un bout de chemin. À l’angle du Forum de Trajan, je me vis un soir accosté par un homme qui marmottait :

– Je suis un ouvrier sans travail. Je suis presque aveugle. J’ai cinq enfants qui n’ont pas mangé depuis quarante-huit heures. Faites-moi une petite charité pour que j’achète un morceau de pain à ces pauvres créatures du bon Dieu…

Immédiatement, je reconnus sa voix. Mais lui, qui en effet était presque aveugle, ne me reconnut pas dans l’ombre. Et je m’éloignai en hâte, je m’enfuis, par crainte d’être reconnu.

Il ne reculait devant aucune bassesse, pourvu qu’il eût de quoi satisfaire sa soif atroce. Une fois, il se trouvait dans ma chambre et ne tenait pas en place. Je venais de rentrer de mon bureau ; j’étais en train de me laver ; j’avais posé ma jaquette et mon gilet, et j’avais laissé dans le gousset du gilet ma montre, une petite montre d’argent, un souvenir de mon père, de mon père mort. Je me lavais donc derrière un paravent. Et j’entendais Battista remuer dans la chambre d’une manière insolite, comme s’il eût été inquiet. Je demandai :

– Que faites-vous ?

Il répondit, avec trop de hâte, d’une voix un peu altérée :

– Rien. Pourquoi ?

Et vite il accourut derrière le paravent, avec un empressement excessif.

Je me rhabillai. Nous sortîmes. Au bas de l’escalier, je cherchai ma montre dans mon gousset pour regarder l’heure. Je ne la trouvai pas.

– Diable ! J’ai laissé ma montre en haut dans la chambre. Il faut que je remonte. Attendez-moi ici. Je reviens dans un instant.

Je remontai ; j’allumai une bougie ; je cherchai la montre partout sans réussir à la trouver. Après quelques minutes de recherche inutile, j’entendis la voix de Battista qui demandait :

– Eh bien ! l’as-tu trouvée ?

Il m’avait suivi en haut et s’était arrêté à la porte ; il chancelait un peu.

– Non. C’est étrange. Il me semblait pourtant que je l’avais laissée dans mon gousset. Vous ne l’avez pas vue ?

– Non.

– Vraiment ?

– Non.

Déjà un soupçon m’avait frappé. Battista se tenait sur le seuil, debout, les mains dans ses poches. Je recommençai à chercher avec impatience, presque avec colère.

– Il est impossible que je l’aie perdue. Tout à l’heure, avant de me déshabiller, je l’avais ; je suis certain que je l’avais. Elle est sûrement ici ; il faut qu’elle se retrouve.

Battista avait fini par s’approcher. Je me retournai à l’improviste et je lus le péché sur son visage. Le cœur me faillit. Tout honteux, il balbutia :

– Elle est sûrement ici ; il faut qu’elle se retrouve.

Et il prit la bougie, se pencha pour chercher autour du lit, s’agenouilla en trébuchant, souleva les couvertures, regarda sous le lit. Il se tourmentait, il haletait ; et la bougie dégouttait sur sa main mal assurée.

Cette comédie m’exaspéra. Je lui criai rudement :

– Assez ! Levez-vous ; ne vous donnez pas tant de peine. Je sais bien, moi, où il faudrait chercher…

Il posa la bougie sur le parquet, resta un moment à genoux, tout courbé, craintif comme quelqu’un qui est sur le point de confesser une faute. Mais il ne confessa rien. Il se releva péniblement, sans mot dire. Pour la seconde fois je lus le péché sur son visage, et j’eus un accès de dépit. « Certainement, pensai-je, il a la montre dans sa poche. Il faut que je le contraigne à avouer, à rendre l’objet volé, à se repentir. Il faut que je le voie pleurer de repentir. » Mais le courage me manqua. Je dis :

– Partons.

Nous sortîmes. Le coupable descendait l’escalier derrière moi, lentement, lentement, appuyé à la rampe. Quelle pitié ! Quelle tristesse !

Lorsque nous fûmes dans la rue, il me demanda, d’une voix qui n’était qu’un souffle :

– Ainsi, tu crois que c’est moi qui l’ai prise ?

– Non, non, répliquai-je. N’en parlons plus.

J’ajoutai un instant après :

– Cela m’ennuie, parce que c’était un souvenir de mon père mort.

Je remarquai qu’il réprima un petit mouvement, comme s’il avait eu l’intention de tirer quelque chose de sa poche. Mais il n’en fit rien. Nous poursuivîmes notre chemin.

Un peu plus tard il me dit, presque brusquement :

– Veux-tu me fouiller ?

– Non, non. N’en parlons plus. Adieu ; je vous laisse. J’ai à faire, ce soir.

Et je lui tournai le dos, sans le regarder. Quelle tristesse !

Les jours suivants, je ne le revis point. Mais, le soir du cinquième jour, il se présenta dans ma chambre. Je fis, d’un air sérieux :

– Ah ! c’est vous ?

Et je me remis à mes écritures, sans un mot de plus. Après un silence, il osa me demander :

– L’as-tu retrouvée ?

Je feignis de rire et je continuai mes écritures.

Après un autre long silence, il dit encore :

– Ce n’est pas moi qui l’ai prise.

– Oui, oui, c’est bien. Je sais. Vous y pensez donc toujours ?

Lorsqu’il vit que je restais assis à ma table, il me dit après un troisième silence :

– Bonsoir !

– Bonsoir ! Bonsoir !

Je le laissai partir comme cela, sans le retenir. Ensuite j’en eus regret. Je voulus le rappeler, mais trop tard : il était déjà loin.

Pendant trois ou quatre jours encore, il demeura invisible. Puis, un soir, au moment de rentrer à la maison, un peu avant minuit, je le rencontrai sous un bec de gaz. Il pluvinait.

– Comment, c’est vous ? À cette heure !

Il ne tenait pas debout ; je le crus ivre. Mais, en l’examinant mieux, je m’aperçus qu’il était dans un état pitoyable : couvert de boue comme s’il se fût roulé dans une ornière, amaigri, défait, avec une figure presque violette.

– Que vous est-il arrivé ? Dites ?

Il éclata en pleurs et se rapprocha comme pour me tomber dans les bras ; et, de tout près, en sanglotant, il essayait de me conter la chose, suffoqué par les sanglots, par les larmes qui lui coulaient dans la bouche.

Ah ! monsieur, sous ce bec de gaz, sous cette pluie, quelle terrible chose ! Quelle terrible chose que les sanglots de cet homme qui n’avait pas mangé depuis trois jours !

Connaissez-vous la faim ? Avez-vous jamais regardé un homme à moitié mort de faim, qui s’assoit à une table, qui porte à sa bouche un morceau de pain, un morceau de viande, et qui mâche la première bouchée avec ses pauvres dents affaiblies et branlantes dans les gencives ? L’avez-vous jamais regardé ? Et votre cœur ne s’est-il pas fendu de tristesse et de tendresse ?

C’est vrai, je ne voulais pas vous entretenir si longtemps de ce pauvre diable. Je me suis laissé entraîner ; j’ai oublié tout le reste, je ne sais pourquoi. Mais, en vérité, ce pauvre diable a été mon unique ami et j’ai été son unique ami, au cours de notre existence. Je l’ai vu pleurer et il m’a vu pleurer plus d’une fois. Dans son vice, j’ai contemplé le reflet du mien. Nous avons aussi partagé des douleurs, nous avons souffert la même injure, nous avons porté la même honte.

Il n’était pas le père de Ginevra, non. Dans les veines de la créature qui m’a fait tant de mal, ce n’était pas son sang qui coulait.

Que de fois j’ai pensé, avec une curiosité inquiète et insatiable, au véritable père, à l’inconnu, à l’anonyme ! Qui pouvait-il être ? Non pas, assurément, un homme du peuple. Certaines finesses physiques, certaines allures d’une élégance native, certaines cruautés, certaines perfidies trop compliquées ; et puis l’instinct du luxe, le dégoût facile, une façon très particulière de blesser et de déchirer en riant ; toutes ces choses et d’autres encore révélaient quelques gouttes de sang aristocratique. Quel était donc le père ? Peut-être un vieillard obscène comme le marquis Aguti ? Peut-être un ecclésiastique, un de ces cardinaux galants qui semaient des enfants dans toutes les maisons de Rome ?

Que de fois j’y ai pensé ! Et parfois aussi mon imagination m’a représenté une figure d’homme, non pas vague et changeante mais bien déterminée, avec une physionomie spéciale, avec une expression spéciale, et qui semblait vivre d’une vie extraordinairement intense.

Sans nul doute, Ginevra devait savoir, ou du moins sentir, qu’elle n’avait aucune communauté de sang avec le mari de sa mère. Le fait est que je n’ai jamais réussi à surprendre dans ses yeux, quand ils se tournaient vers cet infortuné, un éclair d’affection ou du moins de compassion.

Au contraire, c’était l’indifférence, c’était souvent la répugnance, le mépris, l’aversion, c’était même la haine qui se montrait dans ses yeux, lorsqu’ils se tournaient vers cet infortuné.

Oh ! ces yeux ! Ils disaient tout ; ils disaient trop de choses en un moment, trop de choses différentes ; et je m’y perdais. Il leur arrivait de rencontrer les miens par hasard, et ils avaient un reflet d’acier, d’acier luisant et impénétrable. Et puis, soudain, ils se couvraient comme d’un voile pâle, ils perdaient leur dureté. Figurez-vous, monsieur, une lame ternie par une haleine.

Mais non, il m’est impossible de vous parler de mon amour. Jamais personne ne saura combien je l’ai aimée, personne. Elle-même ne l’a jamais su ; elle ne le sait pas. Mais ce que je sais bien, moi, c’est qu’elle ne m’a jamais aimé ! Pas un seul jour, pas une seule heure, pas même un seul instant.

Je le savais dès le début ; je le savais alors même qu’elle me regardait de ses yeux voilés. Je ne me faisais pas d’illusion. Jamais mes lèvres n’ont osé prononcer la question tendre, la question que répètent tous les amants : « M’aimes-tu ? » Et je me souviens que, quand j’étais à côté d’elle, quand je sentais en moi l’invasion du désir, j’ai pensé plus d’une fois : « Oh ! si je pouvais lui baiser le visage, et qu’elle ne s’aperçût point de mon baiser ! »

Non, non, je ne puis pas vous parler de mon amour. Je vais vous raconter encore des faits, de petits faits ridicules, de petites misères, de petites hontes.

Le mariage fut décidé. Ginevra demeura quelques semaines encore à Tivoli ; et moi, j’allais souvent à Tivoli en tramway, j’y passais une demi-journée, j’y passais une heure ou deux. J’étais content de la savoir loin de Rome. Ma constante appréhension était qu’un de mes collègues du bureau n’arrivât à découvrir mon secret. J’usais d’une quantité de précautions, de subterfuges, de prétextes, de menteries pour dissimuler ce que j’avais fait, ce que je faisais, ce que j’allais faire. J’avais déserté les lieux où nous nous retrouvions d’habitude ; je répondais évasivement à toutes les questions ; je me sauvais dans une boutique, sous une porte cochère, par une rue transversale, dès que je reconnaissais de loin quelqu’un de mes anciens commensaux.

Mais, un jour, je ne pus pas esquiver Filippo Doberti. Il me rattrapa, m’arrêta, ou plutôt m’empoigna.

– Hé ! comme il y a longtemps qu’on ne t’a vu, Episcopo ! Qu’as-tu donc fait ? Tu as été malade ?

Je ne parvenais point à vaincre mon agitation involontaire. Je répondis sans réfléchir :

– Oui, j’ai été malade.

– Cela se voit ; tu es vert. Mais quelle vie mènes-tu maintenant ? Où manges-tu ? Où passes-tu tes soirées ?

Je répondis par un second mensonge, en évitant de le regarder au visage.

– On causait, de toi l’autre nuit, reprit-il. C’était Efrati qui racontait t’avoir vu dans la rue Alexandrina, bras dessus bras dessous avec un ivrogne.

– Avec un ivrogne ? fis-je. Mais Efrati rêve.

Doberti éclata de rire.

– Ah ! ah ! ah ! Voici que tu rougis ! Décidément, tu recherches toujours la belle compagnie, toi. Et à propos, as-tu des nouvelles de Wanzer ?

– Non, je ne sais rien.

– Comment ? Tu ne sais pas qu’il est à Buenos-Ayres ?

« Je ne sais rien.

– Mon pauvre Episcopo ! Adieu ; je te quitte. Soigne-toi, soigne-toi, tu sais. Je te vois très bas, extrêmement bas. Adieu.

Il tourna par une autre rue, en me laissant dans une agitation que je ne parvenais pas à maîtriser. Toutes les paroles de la soirée lointaine où il avait parlé de la bouche de Ginevra me revinrent à la mémoire, toutes, précises, vibrantes. Et il me revint aussi à la mémoire d’autres paroles plus crues, plus brutales. Et je revis, dans la salle éclairée au gaz, la longue table autour de laquelle étaient assis ces hommes repus, allumés par le vin, un peu engourdis, de connivence dans une même préoccupation obscène. Et j’entendis encore les rires, le vacarme, mon nom crié par Wanzer, acclamé par les autres ; et enfin le mot atroce : « Maison Episcopo et Cie ». Et je pensai que cette horrible chose aurait pu devenir une réalité !

Une réalité, une réalité ! Mais une pareille ignominie est donc possible ? Mais il est donc possible qu’un homme qui, du moins en apparence, n’est ni un fou, ni un idiot, ni un insensé, se laisse entraîner à une pareille ignominie ?

Ginevra revint à Rome. Le jour du mariage fut fixé.

Dans un fiacre, avec la courtière, nous fîmes le tour de Rome pour chercher un petit appartement, pour acheter le lit nuptial, pour acheter divers meubles indispensables, pour faire en un mot tous les préparatifs ordinaires. J’avais retiré un dépôt d’une quinzaine de mille francs, qui constituait toute ma fortune d’orphelin.

Donc, dans un fiacre, nous fîmes triomphalement le tour de Rome : moi anéanti sur le strapontin, et les deux femmes assises en face de moi, les genoux contre mes genoux. Qui ne rencontrâmes-nous point ? Tout le monde nous reconnut. Vingt fois, malgré ma tête baissée, j’aperçus du coin de l’œil quelqu’un qui, sur le trottoir, faisait des gestes vers nous. Ginevra s’égayait, se penchait, se retournait, disait chaque fois :

– Regarde Questori ! Regarde Micheli ! Regarde Palumbo avec Doberti !

Ce fiacre était un pilori pour moi.

Et la nouvelle courut. Et ce fut, pour mes collègues du bureau, pour mes anciens commensaux, pour toutes mes connaissances, un sujet d’allégresse sans fin. Je lisais dans tous les regards l’ironie, la dérision, l’hilarité maligne, parfois aussi une sorte de compassion insultante. Personne ne m’épargnait son offense ; et moi, pour faire quelque chose, je souriais à chaque offense, avec une contraction toujours pareille, comme un impeccable automate. Avais-je autre chose à faire ? Devais-je me fâcher ? me mettre en colère ? devenir menaçant ? me livrer à la violence ? donner un soufflet ? lancer un encrier ? brandir une chaise ? me battre en duel ? Mais tout cela, monsieur, n’aurait-il pas encore été ridicule ?

Un jour, au bureau, deux « garçons d’esprit » contrefirent un interrogatoire. Le dialogue s’engageait entre un juge et Giovanni Episcopo. À la question du juge : « Votre profession ? » Giovanni Episcopo répondait : « Homme à qui on manque de respect. »

Un autre jour, mon oreille surprit ces mots :

– Il n’a pas de sang dans les veines, pas une goutte de sang. Le peu qu’il en avait, Giulio Wanzer le lui a tiré par le front. Positivement, il est visible qu’il ne lui en reste plus une goutte…

C’était la vérité, c’était la vérité.

Comment advint-il que, tout d’un coup, je pris la résolution d’écrire à Ginevra pour me dégager de ma promesse ? Oui, j’écrivis à Ginevra pour rompre le mariage ; j’écrivis moi-même, de la main que voici. Je portai moi-même la lettre à la poste.

C’était le soir ; je m’en souviens. Je passai et repassai devant la poste, ému comme un homme qui est sur le point de se résoudre au suicide. Enfin je m’arrêtai et je mis la lettre à l’ouverture de la boîte ; mais il me sembla que mes doigts ne pouvaient point s’ouvrir. Combien de temps restai-je dans cette attitude ? Je l’ignore. Un sergent de ville me demanda en me touchant l’épaule :

– Que faites-vous ?

J’écartai les doigts, je laissai tomber la lettre. Et peu s’en fallut que je ne défaillisse dans les bras du sergent de ville.

– Dites, balbutiai-je avec des larmes dans la voix, que faut-il faire pour la ravoir ?

Et la nuit, les angoisses de la nuit ! Et, le matin d’après, la visite au nouvel appartement, à l’appartement conjugal déjà préparé pour recevoir les époux et devenu subitement inutile, devenu un appartement mort ! Oh ! ce soleil, ces raies tranchantes de soleil sur tout ce mobilier neuf, luisant, intact, qui exhalait une odeur de magasin, une odeur intolérable !…

L’après-midi, vers les cinq heures, en sortant du bureau, je rencontrai dans la rue Battista qui me dit :

– On te demande à la maison, tout de suite.

Nous nous acheminâmes. Je tremblais comme un malfaiteur capturé. À un moment, pour me préparer, je demandai à Battista :

– Que peut-on me vouloir ?

Battista ne savait rien. Il haussa les épaules. Lorsque nous fûmes arrivés à la porte, il me quitta. Je montai l’escalier, très lentement, avec le regret d’avoir obéi, en songeant aux mains de la courtière, à ces terribles mains qui me donnaient une peur folle. Et, quand je levai les yeux vers le palier, quand je vis la porte ouverte et, sur le seuil, la courtière prête à bondir, je dis en hâte :

– C’était une plaisanterie, une simple plaisanterie.

Et la semaine suivante, on célébra le mariage. Mes témoins furent Enrico Efrati et Filippo Doberti. Ginevra et sa mère voulurent qu’on invitât au dîner le plus grand nombre possible de mes collègues, pour éblouir la canaille de la rue Montanara et des environs. Aucun de mes commensaux de la pension, je crois, ne manquait.

J’ai un souvenir brouillé, vague et interrompu de la cérémonie, de la noce, de cette foule, de ces voix, de ces rumeurs. À un certain moment, il me sembla qu’il passait sur la table quelque chose d’analogue au souffle ardent et impur qui jadis passait sur l’autre table. Ginevra avait la figure en feu et les yeux d’un éclat extraordinaire. Autour d’elle luisaient beaucoup d’autres yeux et beaucoup d’autres sourires.

J’ai le souvenir d’une sorte de tristesse lourde qui s’abattit sur moi, m’envahit, m’obscurcit la conscience. Et je vois encore, là-bas, au bout de la table, tout au bout, dans un incroyable éloignement, ce pauvre Battista qui buvait, buvait, buvait…

Une semaine au moins ! Je ne dis pas un an, un mois. Mais au moins une semaine, au moins la première semaine. – Non, rien ; sans miséricorde. Elle n’attendit pas seulement un jour ; tout de suite, la nuit même des noces, elle commença son œuvre de bourreau.

Quand je vivrais un siècle, je ne pourrais pas oublier cet éclat de rire imprévu qui, dans l’obscurité de la chambre, me glaça et humilia ma timidité et ma balourdise. Dans les ténèbres, je ne voyais point son visage ; mais pour la première fois je sentis toute sa méchanceté dans ce rire mordant, railleur, impudique, jamais entendu, non reconnaissable. Je sentis qu’une créature venimeuse respirait à mon côté.

Oh ! monsieur, elle avait le rire dans les dents comme les vipères y ont le venin.

Rien, rien n’eut le pouvoir de l’apitoyer : ni ma muette soumission, ni ma muette adoration, ni ma douleur, ni mes larmes ; rien. J’essayai tout pour lui toucher le cœur ; inutilement. Quelquefois elle m’écoutait, sérieuse, avec des yeux graves, comme si elle eût été sur le point de comprendre ; et puis, tout d’un coup, elle se mettait à rire, de ce rire épouvantable, de ce rire inhumain qui luisait plus à ses dents qu’à ses yeux. Et moi, je restais anéanti.

Non, non, je ne puis pas. Permettez-moi, monsieur, de ne rien dire ; permettez-moi de passer outre. Je ne puis pas vous parler d’elle. C’est comme si vous me forciez à mâcher une chose amère, d’une amertume intolérable et mortelle. Ne voyez-vous pas comme ma bouche se tord pendant que je parle ?

Un soir, deux mois environ après le mariage, elle eut en ma présence un trouble, une espèce de défaillance… Vous savez, la scène ordinaire… Et moi qui, tremblant d’espoir, attendais en secret cette révélation, cet indice, cet accomplissement de mon vœu suprême, cette immense joie dans ma détresse, je tombai à genoux comme devant un miracle. « Était-ce vrai ? Était-ce vrai ? » Oui ; elle me le déclara, me le confirma. Elle portait en elle une seconde vie.

Vous ne pouvez pas comprendre. Même si vous étiez père, vous ne pourriez pas comprendre l’émotion extraordinaire qui s’empara de toute mon âme. Figurez-vous, monsieur, figurez-vous un homme qui a souffert tout ce qu’il est possible de souffrir sous le ciel, un homme sur qui s’est acharnée sans une minute de répit toute la férocité des autres hommes, un homme qui n’a jamais été aimé de personne et qui a pourtant au fond de son être des trésors de tendresse et de bonté, des trésors à répandre, inépuisables ; figurez-vous, monsieur, l’espérance de cet homme qui attend une créature de son sang, un fils, un petit être délicat et doux, oh ! d’une douceur infinie, dont il pourra se faire aimer… se faire aimer… comprenez-vous ?… se faire aimer !

C’était en septembre ; je me le rappelle. C’était une de ces journées calmes, dorées, un peu mélancoliques… vous savez bien, quand l’été se meurt. Toujours, toujours je rêvais de lui, de Ciro, ineffablement.

Un dimanche, au Pincio, nous rencontrâmes Doberti et Questori. Tous deux firent grande fête à Ginevra et se joignirent à nous pour la promenade, Ginevra et Doberti prirent les devants ; Questori et moi, nous restâmes en arrière. Mais on aurait dit que chaque pas du couple qui nous précédait me piétinait le cœur. Ils parlaient avec animation, ils riaient ensemble ; et les gens se retournaient pour les regarder. Leurs paroles m’arrivaient indistinctes parmi les flots de la musique, quoique je tendisse l’oreille pour en saisir au vol quelques-unes. Mon chagrin était si visible que Questori les rappela en disant :

– Pas si vite, pas si vite ! Ne vous éloignez pas tant. Episcopo va crever de jalousie.

Ils plaisantèrent, se moquèrent de moi. Doberti et Ginevra continuèrent de marcher en avant, de rire et de causer, au milieu du fracas de la musique qui peut-être les exaltait et les enivrait ; et moi, je me sentais si malheureux que, passant le long du parapet, j’eus la pensée folle de me précipiter en bas, d’un élan brusque, pour couper court instantanément à cette souffrance. Il y eut un moment où Questori lui-même se tut ; et je m’aperçus que ses regards attentifs suivaient la silhouette de Ginevra, que le désir le troublait. D’autres hommes qui venaient à notre rencontre se retournèrent deux ou trois fois pour la regarder, et ils avaient dans les yeux le même éclair. C’était toujours, toujours la même chose, quand elle passait à travers la foule comme en un sillon d’impureté. Il me sembla qu’autour de nous cette impureté souillait toute l’atmosphère ; il me sembla que tout le monde convoitait cette femme, et jugeait facile de l’obtenir, et avait la même image obscène fichée dans le cerveau. La musique élargissait ses ondes dans une lumière intense ; toutes les feuilles des arbres miroitaient ; les roues des voitures faisaient à mes oreilles un bruit assourdissant. Et, au milieu de cette lumière, de ce brouhaha, de cette foule, au milieu de ce spectacle confus, à l’aspect de cette femme qui, en ma présence, se laissait enjôler petit à petit par cet homme, envahi par la sensation que l’impureté m’enveloppait de toutes parts, je pensai avec une terrible crise d’angoisse, avec une convulsion de tout ce que j’avais de fibres tendres, je pensai à la petite créature qui commençait à vivre, au petit être informe qui pâtissait peut-être en ce moment des émotions de cette chair où il commençait à vivre…

Mon Dieu, mon Dieu, comme cette pensée me fit souffrir ! Que de fois cette pensée me tortura avant sa naissance ! Comprenez-vous ? La pensée de la souillure… Comprenez-vous ? L’infidélité, la faute m’affligeaient moins pour moi-même que pour le fils qui n’était pas né encore. Il me semblait que quelque chose de cette honte, de cette vilenie, devait s’attacher à lui, devait le salir. Comprenez-vous mon horreur ?

Et, un jour, j’eus un courage inouï. Un jour que mes soupçons me tourmentaient plus cruellement, j’eus le courage de parler.

Ginevra était à la fenêtre. Je me rappelle, c’était le jour de la Toussaint ; les cloches tintaient ; le soleil frappait sur l’appui. En vérité, le soleil est la plus triste chose qu’il y ait au monde. N’est-ce pas votre avis ? Le soleil m’a toujours mis de la souffrance au cœur. Dans tous mes souvenirs les plus douloureux, il y a un peu de soleil, une raie jaune, comme autour des draps mortuaires. Lorsque j’étais enfant, on me laissa seul quelques minutes dans la chambre où gisait le cadavre d’une sœur à moi, exposé sur un lit parmi les couronnes de fleurs. Il me semble que je le vois encore, ce pauvre visage blême tout creusé d’ombres bleuâtres, auquel devait plus tard, dans les derniers moments, ressembler si fort le visage de Ciro…

Ah ! où en étais-je ? Ma sœur, oui, ma sœur gisait sur le lit parmi les couronnes. Bien, c’est cela que je disais. Mais où voulais-je en venir ? Laissez-moi réfléchir un peu… Voici. Je m’approchai de la fenêtre, saisi d’effroi ; c’était une petite fenêtre qui s’ouvrait sur une cour. La maison d’en face semblait inhabitée ; on n’y entendait aucune voix humaine ; le calme était complet. Mais, sur le toit, des multitudes de moineaux faisaient un ramage navrant, continu, sans fin ; et, sous le toit, sous la gouttière, sur le mur gris, dans l’ombre grise, une bande de soleil, une raie jaune, rigide, aveuglante, rayonnait sinistrement avec une incroyable intensité. Je n’osais plus me retourner ; je regardais fixement la raie jaune, comme pris de fascination ; et, derrière moi, je sentais, comprenez-vous ? tandis que mes oreilles étaient pleines de l’immense ramage, je sentais derrière moi le silence épouvantable de la chambre, ce silence glacé qui règne autour des cadavres…

Ah ! monsieur, combien de fois j’ai revu dans ma vie la tragique bande de soleil ! Combien de fois !

Mais de quoi s’agissait-il ? Je disais donc que Ginevra était à la fenêtre ; les cloches tintaient ; le soleil entrait dans la chambre. Il y avait aussi sur une chaise une couronne d’immortelles garnie d’un ruban noir, que Ginevra et sa mère devaient porter au Campo Verano sur la tombe d’un parent. – Quelle mémoire ! pensez-vous. – Oui, maintenant j’ai une mémoire terrible.

Écoutez. Elle mangeait un fruit, avec cette sensualité provocante qu’elle mettait dans tous ses actes. Elle ne faisait nulle attention à moi, ne s’apercevait ni que j’étais là ni que je la regardais. Jamais sa profonde insouciance ne m’avait affligé comme en ce jour ; jamais je n’avais compris avec autant de clarté qu’elle ne m’appartenait point, qu’elle était à la disposition des premiers venus, qu’inévitablement elle se donnerait aux premiers venus, et que jamais, moi, je ne saurais faire valoir ni le droit de l’amour ni le droit de la force. Et je la regardais, je la regardais.

Ne vous arrive-t-il point, en regardant longuement une femme, de perdre soudain toute notion de son humanité, de son état social, des liens de cœur qui vous attachent à elle, et de voir, avec une évidence qui vous atterre, la bête, la femelle, la brutalité nue du sexe ?

C’est ce que je vis en la regardant ; et je compris qu’elle n’était apte qu’à une œuvre charnelle, à une ignoble fonction. Et une autre vérité hideuse se présenta encore à mon esprit : le fond de l’existence humaine, le fond de toutes les préoccupations humaines, c’est une laideur. Hideuse, hideuse vérité !

Dites, que pouvais-je y faire ? Rien. Mais cette femme portait dans ses entrailles une autre vie ; elle nourrissait de son sang la créature mystérieuse où s’incarnait mon rêve continuel, ma suprême espérance, mon adoration…

Oui, oui, avant qu’il ait vu la lumière, je l’ai adoré, j’ai pleuré pour lui de tendresse, je lui ai dit dans mon cœur des paroles indicibles. Pensez, monsieur, pensez à ce martyre ; ne pouvoir séparer d’une image ignoble une image innocente ; savoir que l’objet de votre adoration idéale est lié à un être dont vous redoutez les infamies. Qu’éprouverait un dévot, s’il était forcé de voir sur l’autel le sacrement couvert d’une loque immonde ? Qu’éprouverait-il, s’il lui était interdit de baiser la substance divine autrement qu’à travers un voile souillé ?

Je ne sais pas m’exprimer. Nos paroles, nos actes restent toujours vulgaires, stupides, insignifiants, quelle que soit la grandeur des sentiments qui les inspirent. Ce jour-là, je portais en moi-même une immensité de choses douloureuses, comprimées, qui se confondaient ; et le tout n’aboutit qu’à un petit dialogue cynique, à une scène ridicule, à une lâcheté. Voulez-vous le fait ? Voulez-vous le dialogue ? Les voici.

Elle était donc à la fenêtre, et je m’approchai d’elle. Je restai un instant silencieux. Puis, avec un énorme effort, je lui saisis la main et lui demandai :

– Ginevra, m’as-tu déjà trompé ?

Elle me regarda, stupéfaite, et répondit :

– Trompé ? Que veux-tu dire ?

Je lui demandai :

– As-tu déjà pris un amant ? Peut-être… Doberti ?

Elle me regarda encore, parce que je tremblais horriblement de tous mes membres.

– Mais quelle scène me fais-tu là ? Qu’est-ce qui te prend, à cette heure ? Es-tu fou ?

– Réponds, Ginevra !

– Es-tu fou ?

Et, tandis que je cherchais à lui ressaisir la main, elle me cria en se dérobant :

– Ne m’ennuie plus. En voilà assez !

Mais moi, comme un homme en démence, je me jetai à genoux, je la retins par le bord de sa robe.

– Je t’en prie, je t’en supplie, Ginevra ! Aie pitié, aie un peu de pitié ! Attends du moins la naissance… de la pauvre créature, de mon pauvre enfant !… C’est mon enfant, n’est-ce pas ? Attends sa naissance. Après, tu feras tout ce que tu voudras ; je me tairai, je supporterai tout. Quand ils viendront, tes amants, je m’en irai. Si tu me le commandes, je me mettrai à cirer leurs chaussures dans l’autre chambre… Je serai ton domestique ; je serai leur domestique ; je supporterai tout. Mais attends, attends ! Donne-moi d’abord mon fils ! Aie pitié !…

Rien, rien. Dans son regard, il n’y avait qu’une curiosité presque gaie. Elle répétait en reculant :

– Es-tu fou ?

Puis, comme je poursuivais mes supplications, elle me tourna les épaules, sortit, ferma la porte derrière elle, me laissa là, agenouillé sur le plancher.

Sur le plancher, il y avait du soleil ; et sur la chaise, il y avait cette couronne mortuaire ; et mes sanglots ne changeaient rien à la fatalité des choses…

Mais pouvons-nous jamais changer rien aux choses ? Quel poids pèsent nos larmes ? Chaque homme n’est qu’un homme quelconque, à qui il arrive une chose quelconque. Voilà tout, et il n’y a rien de plus. Amen !

Nous sommes las, mon cher monsieur, moi de raconter et vous d’écouter. En somme, j’ai divagué un peu. J’ai divagué un peu trop, peut-être ; car, vous le savez bien, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Le point est ailleurs. Pour arriver au point, il y a dix ans à passer : dix ans, dix siècles de douleurs, de misères, d’ignominies.

Et cependant le mal n’était pas encore sans remède. La nuit où j’entendis les hurlements de cette femme en couches, hurlements qui n’avaient rien d’humain, hurlements de bête à l’abattoir, je pensai avec une convulsion de tout mon être : « Si elle mourait, oh ! si elle mourait en me laissant mon fils vivant ! » Elle hurlait d’une manière si effroyable que je pensai : « Quand on hurle comme cela, on ne peut pas ne point mourir. » Oui, j’eus cette pensée, j’eus cette espérance. Mais elle ne mourut pas ; elle survécut, pour la damnation de mon fils et la mienne.

Mon fils, c’était vraiment mon fils, le fils de mon sang. Il avait sur l’épaule gauche le même signe particulier que je porte depuis ma naissance ; et je bénis Dieu pour ce signe qui m’a permis de reconnaître mon fils.

Vous raconterai-je maintenant notre martyre de dix années ? Vous dirai-je encore tout ? Non, cela est impossible. Je ne parviendrais jamais à finir. Et puis, peut-être ne me croiriez-vous pas ; car ce que nous avons souffert est incroyable.

En peu de mots, voici les faits. Ma maison devint un mauvais lieu. Quelquefois je me rencontrais sur ma porte avec des hommes inconnus. Je n’en arrivai pas à faire ce que j’avais dit ; je ne cirai pas leurs chaussures dans la chambre voisine ; mais, en ma propre maison, je ne fus bientôt plus qu’une espèce de domestique inférieur. Battista lui-même était moins malheureux que moi, moins humilié. Aucune humiliation ne sera jamais rien en comparaison de la mienne. Jésus aurait pleuré sur moi toutes ses larmes ; car, entre tous les hommes, je suis celui qui a touché le fond, le dernier fond de l’humiliation. Vous entendez ? Battista, le misérable Battista, pouvait me prendre en pitié.

Et dans les premières années, tant que Ciro ne comprit pas encore, ce ne fut rien. Mais, lorsque je m’aperçus que son intelligence s’éveillait, lorsque je m’aperçus qu’en cet être débile et frêle l’intelligence se développait avec une prodigieuse rapidité, lorsque j’entendis sortir de ses lèvres la première question cruelle, oh ! alors, je me vis perdu.

Comment faire ? Comment lui cacher la vérité ? Quelle ressource dans cette détresse ? Je me vis perdu.

Sa mère n’avait aucun soin de lui ; elle l’oubliait durant des jours entiers ; elle le laissait parfois manquer du nécessaire ; parfois même elle le battait. Et moi, j’étais contraint de m’absenter pendant de longues heures ; je ne pouvais l’entourer continuellement de ma tendresse protectrice ; je ne pouvais lui rendre la vie aussi douce que je l’avais rêvé, que je l’aurais voulu. La pauvre créature passait presque tout son temps dans la cuisine, en compagnie d’une servante.

Je le mis à l’école. Le matin, c’était moi qui le conduisais ; l’après-midi, sur les cinq heures, j’allais le reprendre ; et ensuite je ne le quittais plus, tant qu’il n’était pas endormi. Très vite il sut lire, écrire ; il distança tous ses camarades ; il fit des progrès étonnants. L’intelligence brillait dans ses yeux. Quand il me regardait de ses grands yeux noirs qui lui illuminaient le visage, des yeux profonds et mélancoliques, j’éprouvais quelquefois une sorte d’inquiétude intérieure et je ne pouvais pas soutenir longtemps son regard. Oh ! quelquefois, le soir, à table, quand la mère était là et que le silence s’appesantissait sur nous… Toute mon angoisse muette se reflétait dans ces yeux purs.

Mais les jours vraiment terribles étaient encore à venir. Ma honte était trop publique ; le scandale était trop grave ; madame Episcopo était trop perdue de réputation. D’autre part, je négligeais mon travail de bureau ; je commettais de fréquentes erreurs dans les pièces ; certains jours, le poignet me tremblait si fort que je ne pouvais pas écrire. Mes collègues et mes supérieurs me tenaient pour un homme déshonoré, dégradé, abruti, abêti, ignoble. On me donna deux, ou trois avertissements ; puis on me suspendit de mes fonctions ; et finalement on me destitua, au nom de la morale outragée.

Jusqu’alors, j’avais du moins représenté la valeur de mes appointements. Mais, depuis ce jour, je ne valus pas même une guenille, pas même une pelure jetée dans la rue. Rien ne peut vous donner l’idée de la férocité, de l’acharnement que ma femme et ma belle-mère mirent à me torturer. Et pourtant elles m’avaient pris les quelques milliers de francs que j’avais de reste, et la courtière avait ouvert à mes dépens une boutique de mercerie, et ce petit commerce faisait encore vivre la famille.

On me considéra comme un odieux mange-pain et on me mit au même niveau que Battista. À mon tour il m’arriva la nuit de trouver porte close ; à mon tour j’endurai la faim. Je me pliai à tous les métiers, à toutes les fatigues, aux plus humbles et aux plus méprisables besognes. Je me démenai du matin au soir pour attraper un sou ; je fis le copiste, je fis le saute-ruisseau, je fis le souffleur dans une troupe d’opérette, je fis l’huissier au bureau d’un journal, je fis le commis dans une agence matrimoniale, je fis tout ce dont le hasard m’offrit l’occasion, je me frottai à toutes sortes de gens, je récoltai toutes sortes d’avanies, je courbai le cou sous tous les jougs.

Et maintenant, dites-moi. Après les interminables journées d’un pareil labeur, ne méritais-je pas bien un peu de repos, un peu d’oubli ? Le soir, quand je pouvais, dès que Ciro avait fermé les yeux, je sortais de chez moi. Battista m’attendait dans la rue, et nous allions ensemble boire au cabaret.

Du repos ? De l’oubli ? Qui a jamais compris le sens de l’expression : « Noyer sa tristesse dans le vin ? » Ah ! monsieur, si j’ai toujours bu, c’est parce que j’ai toujours senti se rallumer en moi la soif inextinguible ; mais le vin ne m’a jamais procuré une seconde de jouissance. Nous nous asseyions l’un en face de l’autre, et nous n’avions pas envie de parler. D’ailleurs, là dedans, personne ne disait rien. Êtes-vous jamais entré dans un de ces cabarets silencieux ? Les buveurs s’isolent ; ils ont la figure lasse ; ils soutiennent leur tempe avec la paume de la main ; devant eux il y a un verre, et leurs yeux fixent le verre, mais peut-être ne le voient pas. Est-ce du vin ? Est-ce du sang ? Oui, monsieur, c’est l’un et l’autre.

Battista était devenu presque aveugle. Une nuit que nous cheminions ensemble, il s’arrêta sous un bec de gaz et me dit en se palpant le ventre :

– Vois-tu comme il est enflé ?

Puis, me prenant la main pour me faire tâter la dureté de l’enflure, il ajouta, d’une voix que la peur altérait :

– Qu’est-ce que cela peut être ?

Depuis plusieurs semaines il était dans cet état, et il n’avait révélé son mal à personne. Quelques jours après, je le conduisis à l’hôpital pour la visite du médecin. C’était une tumeur ou plutôt un groupe de tumeurs qui grossissaient rapidement. On pouvait tenter une opération ; mais Battista n’y consentit pas, bien qu’il ne fût nullement résigné à mourir.

Il traîna son mal pendant un mois ou deux encore ; puis il fut contraint de se mettre au lit, et il ne se releva plus.

Quelle lente, quelle atroce mort ! La courtière avait relégué le malheureux dans une sorte de débarras, dans une niche obscure et étouffante, à l’écart, pour ne pas entendre les gémissements. J’y allais tous les jours ; et Ciro voulait m’accompagner, voulait m’aider… Ah ! si vous l’aviez vu, le pauvre enfant ! Comme il était courageux, dans cette œuvre de charité accomplie à côté de son père !

Pour y voir un peu mieux, j’allumais un bout de bougie et Ciro m’éclairait. Et nous découvrions ce grand corps déformé et geignant, qui ne voulait pas mourir. Non, ce n’était point un homme atteint de maladie ; c’était plutôt, comment dire ? c’était plutôt… les mots me manquent… c’était une maladie personnifiée, une chose hors nature, un être monstrueux vivant de sa vie propre et auquel étaient soudés deux lamentables bras humains et deux lamentables jambes humaines avec une petite tête décharnée, rougeâtre, répugnante. Quelle horreur ! Quelle horreur ! Et Ciro m’éclairait ; et, sous cette peau tendue, luisante comme un marbre jaunâtre, j’injectais la morphine avec une seringue rouillée.

Mais assez, assez. Paix soit à cette pauvre âme ! Il s’agit maintenant d’arriver au point et de ne plus divaguer.

La Fatalité ! – Il s’était passé dix ans, dix ans de vie désespérée, dix siècles d’enfer. Et, un soir, à table, en présence de Ciro, Ginevra me dit inopinément :

– Tu sais, Wanzer est de retour.

Je ne pâlis point, cela est sûr. Car, voyez-vous, depuis longtemps mon visage a pris une couleur invariable, que la mort même ne changera pas et que j’emporterai telle quelle sous la terre. Mais je me rappelle que ma langue immobile se refusa à prononcer une seule parole.

Elle me fixait de ce regard aigu, tranchant, qui m’inspirait toujours la même appréhension que donne à un poltron la vue d’une arme affilée. Je m’aperçus qu’elle regardait mon front, ma cicatrice ; et elle souriait d’un sourire exaspérant, intolérable. Elle me dit en désignant la balafre, avec la conscience de me faire mal :

– Tu l’as donc oublié, Wanzer ? Pourtant il t’a laissé sur le front un joli souvenir.

Alors les yeux de Ciro se fixèrent à leur tour sur ma cicatrice, et je lus dans ses yeux les questions qu’il aurait voulu m’adresser. Il aurait voulu me dire :

– Comment ? Ne m’as-tu point conté autrefois que tu t’étais blessé en tombant ? Pourquoi ce mensonge ? Et quel est cet homme qui t’a balafré ?

Mais il baissa les yeux et se tut.

Ginevra reprit :

– Je l’ai rencontré ce matin. Il m’a reconnue immédiatement. Moi, d’abord, je ne le reconnaissais pas, parce qu’il a laissé pousser toute sa barbe. Il ne savait rien sur notre compte. Il m’a dit qu’il te cherche depuis deux ou trois jours. Il veut te revoir, le cher ami. Sans doute il a fait fortune en Amérique, du moins à en juger par sa tenue…

En parlant, elle continuait de tenir les yeux sur moi, et elle avait toujours son sourire inexplicable. De temps à autre, Ciro me jetait un regard ; et je sentais qu’il me sentait souffrir.

Après une pause, Ginevra ajouta :

– Il va venir ce soir, tout à l’heure.

Dehors, la pluie tombait à flots. Et il me sembla que ce bruit continu et monotone se produisait, non pas au dehors, mais en moi-même, comme si j’avais avalé une forte dose de quinine. Et soudain je perdis le sens du réel, je fus enveloppé de cette atmosphère isolante dont je vous ai déjà parlé, j’eus à nouveau la sensation très profonde de l’antériorité de l’événement actuel et de l’événement futur. Me comprenez-vous ? Il me semblait que j’assistais à l’inévitable répétition d’une série de faits déjà arrivés. Était-ce nouveau, ce que disait Ginevra ? Était-ce nouveau, cette anxiété de l’attente ? Était-ce nouveau, ce malaise que me donnaient les yeux de mon fils qui, par un mouvement sans doute involontaire, se tournaient trop souvent vers mon front, vers cette maudite cicatrice ? Non, rien de tout cela n’était nouveau.

Tous trois, autour de la table, nous gardions le silence. Le visage de Ciro exprimait une inquiétude insolite. Ce silence avait en soi quelque chose d’extraordinaire : une signification profonde et très obscure, que mon ami ne parvenait pas à pénétrer.

Tout à coup, la sonnette sonna.

Mes regards et ceux de mon fils se croisèrent. Ginevra me dit :

– C’est Wanzer. Va donc ouvrir.

J’allai ouvrir. Mes membres accomplissaient l’acte, mais la volonté de l’acte n’était point en moi.

Wanzer entra.

Est-il besoin de vous décrire la scène, de vous répéter ses paroles ? Mais, dans ce qu’il dit et dans ce qu’il fit, dans ce que nous dîmes et dans ce que nous fîmes, il n’y eut rien d’extraordinaire. Deux vieux amis se revoient, s’embrassent, échangent les questions d’usage, et les réponses d’usage. Ce fut tout, en apparence.

Il portait un grand manteau imperméable avec un capuchon, tout humide de pluie, luisant. Il paraissait plus grand, plus gros, plus impérieux. Il avait trois ou quatre bagues aux doigts, une épingle à la cravate, une chaîne d’or. Il parlait sans embarras, comme un homme sur de lui-même. Était-ce bien là le voleur revenu dans son pays sous le couvert de la prescription ?

Entre autres choses, il me dit en m’examinant :

– Tu as beaucoup vieilli. Madame Ginevra, au contraire, est plus fraîche que jamais…

Et il examina Ginevra en clignant un peu des paupières, avec un sourire sensuel. Déjà il la désirait, et il était certain de la posséder.

– Parle franchement, ajouta-t-il. N’est-ce pas moi qui ai arrangé ton mariage ? C’est moi, positivement. Tu te rappelles ? Ah ! ah ! ah ! Tu te rappelles ?

Il se mit à rire ; Ginevra aussi se mit à rire ; et, moi aussi, j’essayai de rire. J’étais parfaitement entré dans le rôle de Battis ta, à ce qu’il paraît. Le pauvre Battista (que Dieu ait son âme !) m’avait laissé en héritage cette façon de rire convulsive et stupide. Que Dieu ait son âme !

Cependant Ciro regardait sans cesse sa mère, l’étranger et moi. Et, lorsque son regard se posait sur Wanzer, il prenait une expression de dureté que je ne lui avais jamais vue.

– Cet enfant te ressemble beaucoup, continua-t-il. Il te ressemble plus qu’à sa mère.

Et il étendit la main pour lui caresser les cheveux. Mais Ciro fit un bond et évita cette main par un écart de tête si violent et si farouche que Wanzer en demeura interdit.

– Tiens ! cria la mère. Tiens, mal élevé !

Et elle lui appliqua un soufflet retentissant.

– Emmène-le ! Vite, emmène-le ! m’ordonna-t-elle, pâle de colère.

Je me levai, j’obéis. Ciro tenait le menton sur la poitrine, mais il ne pleurait pas. À peine, à peine entendis-je que ses dents serrées grinçaient.

Quand nous fûmes dans notre chambre, je lui relevai la tête du geste le plus caressant que je pus trouver ; et je vis sur sa pauvre joue maigre l’empreinte des doigts, la tache rouge du soufflet. Les larmes m’aveuglèrent.

– Cela te fait mal ? Dis, cela te fait très mal ? Ciro, Ciro, réponds-moi. Cela te fait beaucoup de mal ? demandai-je, en me penchant avec un désespoir de tendresse sur cette pauvre joue outragée, que j’aurais voulu baigner, non pas de mes larmes, mais de je ne sais quel baume précieux.

Il ne répondait pas, il ne pleurait pas. Jamais, jamais je ne lui avais vu cette physionomie dure, hostile, presque sauvage, ce front plissé, cette bouche menaçante, ce teint livide.

– Ciro, Ciro, réponds, mon enfant !

Il ne répondait pas. Il s’écarta de moi, s’approcha de son lit, commença à se déshabiller en silence. Je me mis à l’aider avec des gestes presque timides, presque suppliants ; et je me sentais mourir à la pensée qu’il avait aussi quelque chose contre moi. Je m’agenouillai devant lui pour délacer ses chaussures, et je m’attardai longtemps dans cette attitude, prosterné à ses pieds sur le plancher, mettant à ses pieds l’offrande de mon cœur, d’un cœur lourd comme une masse de plomb et qu’il me semblait impossible de relever jamais.

– Papa, papa ! éclata-t-il à l’improviste en me saisissant aux tempes.

Et il avait aux lèvres l’angoissante question.

– Mais parle ! Mais parle donc ! suppliai-je, toujours agenouillé à ses pieds.

Il s’arrêta, ne dit plus rien, monta sur son lit, se glissa sous les couvertures, enfonça la tête dans l’oreiller. Et, un instant après, il commença à claquer des dents, comme il faisait certains matins d’hiver lorsqu’il gelait. Mes caresses ne le calmaient pas, mes paroles ne lui faisaient aucun bien.

Ah ! monsieur, il a mérité le ciel, celui qui a éprouvé ce que j’éprouvai pendant cette heure-là.

Ne se passa-t-il qu’une heure ? – À la fin, il me sembla que Ciro se tranquillisait. Il ferma les yeux comme pour dormir ; son visage se recomposa petit à petit ; son tremblement cessa. Je restai à côté du lit, immobile.

Dehors, la pluie tombait toujours. Par intervalles, une rafale plus impétueuse secouait les vitres ; et Ciro ouvrait les yeux tout grands, puis les refermait.

Je lui répétais chaque fois :

– Dors, dors. Je suis là. Dors, mon cher enfant !

Mais moi, j’avais peur ; j’étais incapable de réprimer ma peur. Autour de moi, sur moi, je sentais une menace terrible. Et je répétais chaque fois :

– Dors ! dors !

Un cri aigu, perçant, éclata sur nos têtes. Et Ciro se dressa d’un bond sur son lit, se cramponna à mon bras, haletant, terrifié.

– Papa, papa, tu as entendu ?

Et tous deux, serrés l’un contre l’autre, oppressés par la même épouvante, nous écoutâmes, nous attendîmes.

Un autre cri, plus long, comme d’une personne assassinée, nous parvint à travers le plafond ; et ensuite un autre cri, plus long, plus déchirant encore, un cri que je reconnus, que j’avais entendu déjà en une nuit lointaine…

– Calme-toi, calme-toi. N’aie pas peur. C’est une femme qui accouche, à l’étage d’en haut ; tu sais, madame Bedetti… Calme-toi, Ciro. Ce n’est rien.

Mais les hurlements continuaient, traversaient le mur, nous transperçaient le tympan, de plus en plus brutaux. C’était comme l’agonie d’une bête mal égorgée par le boucher. J’eus la vision du sang.

Alors, par instinct, nous nous bouchâmes tous deux les oreilles avec les mains, en attendant le terme de cette agonie.

Les hurlements cessèrent ; la rafale de pluie recommença. Ciro se blottit sous les couvertures, ferma de nouveau les yeux. Je répétai :

– Dors, dors. Je ne bougerai pas.

Il s’écoula un temps que je ne saurais préciser. J’étais en la puissance de mon destin, comme un vaincu est en la puissance d’un vainqueur inexorable. Désormais j’étais perdu, inexorablement perdu.

– Viens, Giovanni. Wanzer s’en va.

La voix de Ginevra ! J’eus un sursaut ; je remarquai que Ciro aussi avait tressailli, mais sans remuer les paupières. Il ne dormait donc pas ?

Avant d’obéir, j’eus une hésitation. Ginevra ouvrit la porte de la chambre et répéta :

– Viens, Wanzer s’en va.

Je me levai ; je sortis de la chambre, tout doucement, avec l’espérance que Ciro ne s’en apercevrait pas.

Lorsque je reparus en présence de cet homme, je lus clairement dans ses yeux l’impression que je lui fis. Je dus lui faire l’effet d’un mourant qu’une force surnaturelle maintiendrait encore sur ses jambes. Mais il n’eut point pitié de moi.

Il me regardait, il me parlait de la même façon que jadis. C’était un maître qui avait retrouvé son esclave. Moi, je pensai : « Pendant leur entretien, qu’auront-ils dit, qu’auront-ils fait, qu’auront-ils comploté ? » J’observai un changement chez l’un et chez l’autre. La voix de Ginevra, quand elle lui adressait la parole, n’avait plus le même accent qu’auparavant. Quand l’œil de Ginevra se posait sur lui, il se couvrait d’un voile, de ce voile…

 Il pleut trop fort, dit-elle. Tu devrais aller chercher une voiture.

Vous comprenez ? C’était un ordre qu’elle me donnait. Wanzer ne protesta pas. Il lui semblait tout naturel que j’allasse lui chercher une voiture. Ne venait-il pas de me reprendre à son service ?… Et c’est à peine, à peine si je tenais sur mes pieds. Et certainement ils voyaient bien tous les deux que j’avais grand’peine à me soutenir.

Cruauté inconcevable ! Mais que faire ? Refuser ? Choisir justement cette minute-là pour me révolter ? J’aurais pu dire : « Je me sens malade. » Mais je me tus, je pris mon chapeau et mon parapluie, je sortis.

L’escalier avait déjà ses becs de gaz éteints. Mais, dans les ténèbres, je voyais une multitude de lueurs ; et, dans mon cerveau, se succédaient avec une rapidité d’éclairs des pensées étranges, absurdes, incohérentes. Je m’arrêtai un instant sur le palier, parce que, à travers les ténèbres, je croyais sentir l’approche de la folie. Mais ce ne fut rien. J’entendis distinctement le rire de Ginevra : j’entendis le bruit que faisaient les locataires d’en haut. J’allumai une allumette, je descendis.

Au moment où j’allais sortir dans la rue, j’entendis la voix de Ciro qui m’appelait. Comme pour le rire, comme pour les bruits, j’eus vraiment une sensation réelle. Je retournai en arrière, je remontai l’escalier rapidement, avec une facilité inexplicable.

– Déjà revenu ? s’écria Ginevra en me voyant reparaître.

Le grand essoufflement m’empêchait de parler. Je balbutiai enfin avec désespoir :

– Impossible… Il faut que j’aille dans ma chambre… Je me sens malade.

Et je courus auprès de mon fils.

– Tu m’as appelé ? lui demandai-je bien vite en ouvrant la porte.

Il était assis sur son lit et semblait aux écoutes. Il répondit :

– Non, je ne t’ai pas appelé.

Mais je crois qu’il ne dit point la vérité.

– Peut-être m’as-tu appelé en rêve ? Est-ce que tu ne dormais pas, tout à l’heure ?

– Non, je ne dormais pas.

Il me regardait, inquiet, soupçonneux.

– Mais qu’as-tu toi-même ? me demanda-t-il à son tour. Pourquoi es-tu essoufflé ? Qu’as-tu fait ?

– Sois donc tranquille, Ciro ! suppliai-je, en évitant de répondre et en le couvrant de caresses. Me voici près de toi ; je ne bouge plus. Dors, maintenant ; dors.

Il se laissa retomber sur l’oreiller avec un soupir. Puis, pour me faire plaisir, il ferma les yeux et fit semblant de dormir. Mais, au bout de quelques minutes, il les rouvrit, me les fixa grands ouverts au visage, et dit avec un indéfinissable accent :

– Il n’est pas encore parti.

Depuis cette nuit-là, le pressentiment tragique ne me quitta plus. C’était une espèce d’horreur vague, très mystérieuse, qui se condensait au plus profond de mon être, là où la lumière de la conscience ne pouvait pas pénétrer. Parmi tant d’abîmes que j’avais découverts en moi, celui-ci demeurait inexplorable et apparaissait effrayant entre tous. Sans cesse j’avais l’œil sur lui, j’en sondais la profondeur avec une effroyable angoisse, avec l’espérance qu’un éclair subit l’illuminerait, me le révélerait tout entier. Parfois il me semblait que, petit à petit, je sentais monter l’objet inconnaissable, que je le sentais s’approcher des régions de la conscience, les toucher presque, les affleurer ; puis, tout d’un coup, il se précipitait au fond et replongeait dans l’ombre, en me laissant un trouble extraordinaire et jamais éprouvé. Me comprenez-vous ? Pour me comprendre, imaginez, monsieur, imaginez que vous êtes au bord d’un puits dont vous ne pouvez mesurer la profondeur. Ce puits est éclairé jusqu’à un certain niveau par la lumière naturelle ; mais vous savez que, plus bas, dans les ténèbres, il se cache une chose inconnue et terrible. Vous ne la voyez pas, mais vous avez la sensation qu’elle se meut confusément. Et, petit à petit, cette chose monte : et elle arrive aux limites de la pénombre, où vous ne parvenez pas encore à la distinguer. Encore un peu, encore un peu, et vous allez la voir. Mais la chose s’arrête, se recule, se dérobe, et elle vous laisse anxieux, déçu, atterré…

Non, non… Des enfantillages, des enfantillages… Vous ne pouvez pas comprendre.

Les faits, les voici. Quelques jours plus tard, Wanzer avait pris possession de mon appartement, s’était logé chez moi, s’y était installé comme pensionnaire… Et moi, par conséquent, je continuais à être esclave et à trembler. Est-il besoin, dès lors, de vous exposer la suite des faits ? Est-il besoin de vous les expliquer ? Vous paraît-il qu’il y ait là quelque chose d’étrange ? Dois-je aussi vous raconter les souffrances de Ciro, ses colères muettes et rentrées, ses mots amers auxquels j’aurais préféré n’importe quel poison, ses cris et ses sanglots qui éclataient inopinément dans la nuit et me faisaient dresser les cheveux, et les effrayantes immobilités cadavériques que son corps avait dans le lit, et ses larmes, ses larmes, des larmes qui parfois se mettaient à couler sans cause, une à une, d’yeux qui restaient ouverts et purs, qui ne s’enflammaient pas, qui ne rougissaient pas… Ah ! monsieur, il faut avoir vu cet enfant pleurer pour savoir comment l’âme pleure.

Nous avons mérité le ciel. Ô Jésus ! Jésus ! n’avons-nous pas mérité ton ciel ?

Merci, monsieur, merci. Je puis continuer. Laissez-moi continuer tout de suite ; autrement, je n’arriverai jamais à vous dire la fin.

Nous en approchons, vous savez. Nous en approchons ; nous y sommes. Quel jour est-ce, aujourd’hui ? Le 26 juillet ? Eh bien ! ce fut le 9 juillet, le 9 de ce mois. On dirait qu’il y a un siècle ; on dirait que ce fut hier.

Je me trouvais dans l’arrière-boutique d’une droguerie, courbé à mon pupitre sur un travail de comptabilité, épuisé de lassitude et de chaleur, dévoré par les mouches, écœuré par l’odeur des drogues. Il pouvait être trois heures de l’après-midi. Souvent j’interrompais mon travail pour penser à Ciro qui, depuis quelques jours, allait plus mal qu’à l’ordinaire. Je contemplais en mon cœur sa figure amaigrie par la souffrance, allongée, pâle comme un cierge.

Notez, monsieur, une circonstance. D’un vasistas percé dans la muraille à laquelle je tournais le dos, par conséquent au-dessus de ma tête, il tombait cette raie de soleil.

Notez encore, monsieur, ces autres circonstances. Un garçon, un jeune homme corpulent, dormait couché sur des sacs, inerte, et des milliers de mouches bourdonnaient sur lui comme sur une charogne. Le patron, le droguiste, entra et se dirigea vers un angle où était une cuvette. Il saignait du nez, et, comme il marchait en se penchant pour ne pas tacher sa chemise, le sang dégouttait par terre.

Quelques minutes s’écoulèrent dans un silence si profond que la vie semblait suspendue. Aucun client n’entrait ; aucune voiture ne passait ; le garçon ne ronflait plus.

Tout à coup, j’entendis la voix de Ciro :

– Où est papa ?

Et je le vis apparaître, – dans cette salle basse, parmi ces sacs, ces barils, ces tas de savon, lui si fin, presque diaphane, avec l’apparence d’un esprit ! – je le vis apparaître devant moi comme en une hallucination. Son front ruisselait de sueur, ses lèvres tremblaient ; mais il me semblait animé d’une énergie sauvage.

– Toi ici, à cette heure ? m’écriai-je. Qu’est-il arrivé ?

– Viens, papa ; viens.

– Mais qu’est-il arrivé ?

– Viens, viens avec moi.

Il avait la voix sourde, mais résolue.

Je quittai tout en disant :

– Je reviens à la minute.

Et je sortis avec lui, bouleversé ? vacillant sur mes jambes fléchissantes.

Nous étions dans la rue du Triton. Nous prîmes par en haut, vers la place Barberini, un vrai lac de feu chauffé à blanc, déserte. Était-elle déserte ? Je ne sais pas, mais je ne vis que le feu. Ciro me saisit la main.

– Eh bien ! tu ne parles pas ? Qu’est-il arrivé ? lui demandai-je pour la troisième fois, malgré la peur que j’avais de ce qu’il allait dire.

– Viens, viens avec moi. Wanzer l’a battue… il l’a battue…

La fureur lui étranglait la voix dans la gorge. Il paraissait être incapable d’en dire davantage. Il hâtait le pas, m’entraînait.

– Je l’ai vu, vu de mes yeux, reprit-il. De ma chambre, j’ai entendu qu’ils criaient : j’ai entendu les paroles… Wanzer la couvrait d’injures, l’appelait de tous les noms… Oh ! de tous les noms… Tu comprends ? Et je l’ai vu, quand il s’est jeté sur elle, les poings levés, en hurlant : « Attrape, attrape, attrape ! » Sur la figure, sur la poitrine, sur les épaules, partout, et si fort, si fort !… « Attrape, attrape ! » Et il l’appelait de tous les noms… Oh ! tu sais bien lesquels.

Méconnaissable, cette voix : enrouée, aigre, sifflante, coupée par des suffocations de haine si furieuses que je pensai avec terreur : « Mais il va tomber ! Mais, de rage, il va s’abattre sur le pavé ! »

Il ne tomba pas ; il continua de précipiter sa marche, de m’entraîner sous ce soleil cruel.

– Crois-tu que je me sois caché ? Crois-tu que je sois resté dans mon coin ? Crois-tu que j’aie eu peur ? Non, non, je n’ai pas eu peur. J’ai avancé sur lui, moi ; je me suis mis à crier contre lui ; je l’ai empoigné par les jambes, je l’ai mordu à la main… Je n’ai pas eu la force de faire autre chose… Il m’a renversé par terre : puis il s’est de nouveau jeté sur maman, l’a prise par les cheveux… Oh ! le lâche, le lâche !

La suffocation l’interrompit.

– Le lâche ! Il l’a prise par les cheveux, il l’a traînée vers la fenêtre… Il voulait la jeter en bas… Enfin il l’a lâchée : « Je me sauve ; sans quoi, je te tuerais. » Ce sont ses propres paroles. Et il s’est sauvé, il s’est évadé de la maison… Ah ! si j’avais eu un couteau !

La suffocation l’interrompit encore. Nous étions dans la rue San Basilio, déserte. Par crainte de le voir tomber, de tomber moi-même, je suppliai :

– Arrête, arrête-toi une minute, Ciro ! Arrêtons-nous une minute ici, à l’ombre. Je n’en puis plus.

– Non, il faut faire vite, il faut arriver à temps… Si Wanzer revenait à la maison pour la tuer ?… Elle avait peur, maman ; elle avait peur de le voir revenir et d’être tuée. J’ai entendu qu’elle disait à Marie de prendre la valise et d’y mettre ses affaires, pour quitter Rome tout de suite… pour aller, je crois, à Tivoli… chez tante Amalia. Il faut arriver à temps. La laisseras-tu partir, toi ?

Il s’arrêta, mais seulement pour me regarder bien en face et pour attendre ma réponse. Je balbutiai :

– Non… non…

– Et lui, le laisseras-tu rentrer à la maison ? Ne lui diras-tu rien ? Ne lui feras-tu rien ?

Je ne répondis pas. Et lui, il ne s’aperçut pas que j’étais sur le point de mourir de honte et de douleur. Il ne s’en aperçut pas, puisque, après un intervalle de silence, il me cria à l’improviste, d’une voix qui n’était plus celle de tout à l’heure, d’une voix que rendait tremblante une émotion profonde :

– Papa, papa, tu n’as pas peur… tu n’as pas peur de lui, n’est-ce pas ?

Je balbutiai :

– Non… non…

Et nous reprîmes notre marche sous le grand soleil, à travers les terrains dévastés de la villa Ludovisi, parmi les arbres abattus, les monceaux de briques, les fosses à chaux qui m’éblouissaient et m’attiraient. « Plutôt, plutôt mourir brûlé vif dans une de ces fosses, pensais-je, que d’affronter l’événement inconnu. » Mais Ciro m’avait repris par la main et m’entraînait aveuglément vers la Destinée.

Nous arrivâmes, nous montâmes.

– Tu as la clef ? demanda Ciro.

Je l’avais. J’ouvris la porte. Ciro entra le premier ; il appela :

– Maman, maman !

Point de réponse.

– Marie !

Point de réponse. La maison était vide, pleine de lumière et d’un silence suspect.

– Déjà partie ! dit Ciro. Que vas-tu faire ?

Il entra dans la salle. Il dit :

– Voici l’endroit.

Il y avait encore une chaise renversée. J’aperçus sur le parquet une épingle tordue et un nœud rouge. Ciro, dont les regards suivaient mes regards, se baissa, ramassa quelques cheveux très longs, me les tendit :

– Vois-tu ?

Ses doigts et ses lèvres frémissaient ; mais son énergie était tombée, ses forces défaillaient. Je le vis chanceler, je le vis s’évanouir dans mes bras. Je l’appelai :

– Ciro, Ciro, mon cher fils !

Il était inerte. Je ne sais comment je fis pour vaincre la faiblesse qui allait me prendre à mon tour. Une pensée me frappa : « Si en ce moment Wanzer entrait ? » Je ne sais comment je fis pour soutenir la pauvre créature, pour la porter jusqu’à son lit.

Il reprit connaissance. Je lui dis :

– Il faut te reposer. Veux-tu que je te déshabille ? Tu as la fièvre. Je ferai venir le médecin. Veux-tu que je te déshabille, tout doucement ? Veux-tu ?

Ces mots, je les prononçais, ces actes, je les accomplissais comme s’il ne devait rien arriver de plus, comme si les banalités de la vie quotidienne, comme si les soins que je donnais à mon enfant devaient pour ce jour-là être ma seule affaire. Mais je sentais, mais je savais, mais j’étais sûr que les choses iraient autrement, qu’elles ne pouvaient pas ne pas aller autrement ; mais une pensée, une pensée unique me martelait le cerveau ; mais une attente unique, une attente angoissée me tordait vraiment les entrailles. L’horreur lentement accumulée au fond de mon être se propageait maintenant dans toute ma substance, faisait vivre mes cheveux depuis la racine jusqu’à la pointe.

Je répétai :

– Laisse que je te déshabille et que je te mette au lit.

Il répliqua :

– Non. Je veux rester vêtu.

Ni la nouveauté de son accent, ni la singularité de ses paroles, qui pourtant étaient graves, n’interrompirent en moi l’incessante répétition de cette question simple et terrible : « Que vas-tu faire ? »

« Que vas-tu faire ? Que vas-tu faire ? »

Pour moi, toute action était inconcevable.

Il m’était impossible d’arrêter un projet, d’imaginer une solution, de préméditer une attaque ou une défense. Le temps passait ; rien n’arrivait. – J’aurais dû aller chercher le médecin pour Ciro. Mais Ciro aurait-il consenti à me laisser sortir ? À supposer qu’il eut consenti, il serait demeuré seul. Et puis, j’aurais pu rencontrer Wanzer dans l’escalier. Et alors ? Où bien Wanzer aurait pu rentrer en mon absence. Et alors ?

Selon les prescriptions de Ciro, je ne devais pas permettre à Wanzer de rentrer ; je devais lui dire, je devais lui faire quelque chose. Eh bien ! j’avais la ressource de fermer la porte en dedans avec le verrou, et Wanzer n’aurait pas pu ouvrir avec la clef. Mais il aurait tiré la sonnette, il aurait frappé, il aurait fait un furieux tapage. Et alors ?

Nous attendîmes.

Ciro était couché sur son lit. Moi, j’étais assis à côté de lui et je tenais une de ses mains en lui tâtant le pouls. Les pulsations s’accéléraient avec une rapidité vertigineuse.

Nous ne parlions pas. Nous croyions entendre mille bruits, et nous n’entendions que le bruit de nos artères. Dans le vide de la fenêtre, il y avait un fond d’azur ; les hirondelles volaient en rasant, comme pour entrer : on aurait dit qu’une respiration gonflait les rideaux ; sur le carrelage, le soleil dessinait exactement le rectangle de la fenêtre, et les ombres des hirondelles s’y jouaient. Mais, pour moi, toutes ces choses n’avaient plus de réalité, semblaient n’être que des apparences ; ce n’était plus la vie, c’était le simulacre de la vie. Mon angoisse même était devenue fantastique. Combien s’écoula-t-il de temps ?

Ciro dit :

– J’ai si soif ! Donne-moi un peu d’eau.

Je me levai pour lui donner à boire. Mais, sur la table, la carafe était vide. Je la pris et je dis :

– Je vais la remplir à la cuisine.

Je sortis de la chambre, j’allai à la cuisine, je mis la carafe sous le robinet.

La cuisine était contiguë à l’antichambre. Mon oreille perçut distinctement le bruit d’une clef qui tournait dans la serrure. Je restai pétrifié, dans l’impossibilité absolue de me mouvoir. Ensuite j’entendis qu’on ouvrait la porte, et je reconnus le pas de Wanzer.

Wanzer appela :

– Ginevra !

Silence.

Il fit quelques pas en avant ; il appela encore :

– Ginevra !

Silence.

Nouveaux pas. Évidemment, il la cherchait dans les chambres. Impossibilité absolue de me mouvoir.

Soudain, j’entendis un cri de mon fils, un cri sauvage qui dénoua instantanément mes membres rigides. Mes yeux coururent à un long couteau qui luisait sur le buffet, et aussitôt ma main le saisit. Et une force prodigieuse m’envahit le bras ; et je me sentis transporté comme par un tourbillon sur le seuil de la chambre de mon fils ; et je vis mon fils cramponné avec une furie féline au grand corps de Wanzer ; et je vis sur mon fils les mains de Wanzer…

Deux, trois, quatre fois je lui plongeai le couteau dans l’échine, jusqu’au manche.

Ah ! monsieur, par charité, ne me quittez pas, ne me laissez pas seul ! Avant ce soir, je mourrai ; je vous promets de mourir. Alors vous vous en irez ; vous me fermerez les yeux et vous vous en irez. Mais non ; je ne vous demande pas même cela ; c’est moi, moi-même qui, avant d’expirer, fermerai mes yeux.

Voyez ma main. Elle a touché les paupières de cet homme, et elle en a jauni… Ces paupières, je voulais les baisser, parce que Ciro se dressait à tout instant sur sa couche et criait :

– Papa, papa, il me regarde !

Comment pouvait-il le regarder, puisqu’il était recouvert ? C’est donc que les morts regardent à travers les draps ?

Et la paupière gauche résistait, froide, froide…

Que de sang ! Est-il possible qu’un homme contienne une mer de sang ! C’est à peine si les veines se voient ; elles sont si fines qu’on les distingue à peine, à peine. Et pourtant… Je ne savais où mettre le pied ; mes chaussures se trempaient comme deux éponges – est-ce bizarre, eh ! – comme deux éponges.

L’un, tant de sang ; et l’autre, pas une goutte : – un lis…

Oh ! mon Dieu, un lis ! Il y a donc encore des choses blanches au monde ?

Des lis ! Que de lis !

Mais voyez, voyez, monsieur !… Qu’est-ce qui me prend ? Quel est ce bien que j’éprouve ?

Avant ce soir, oh ! avant ce soir…

Une hirondelle entra…

Laissez… laissez entrer l’hirondelle.

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